L’é-moi

4 décembre 2006

séminaire de Toulouse « ego et moi »

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Dans Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Lacan propose une tabulation de l’angoisse, articulée à partir de la triade freudienne Inhibition, symptôme, angoisse. En somme, ce sont ces trois raisons qui font qu’on s’adresse à un psychanalyste. Dans un des commentaires qu’il fait de ce tableau, Lacan oppose terme à terme « l’embarras », qui indique qu’il y a quelque chose en trop — dont je veux me débarrasser —, et l’émoi, indice d’une chose en moins, d’un « pouvoir qui fait défaut », dit Lacan. C’est une thèse ne varietur de Lacan puisque nous la retrouvons dans la leçon du 11 juin 1974, 11 ans plus tard donc : « émoi, c’est retrait d’une puissance ».

Je ne vais pas vous faire l’injure de dire pourquoi j’ai écrit émoi avec un tiret entre deux syllabes é-moi. Je signale seulement que ce é- n’est pas de coordination, mais qu’il a une valeur privative. L’émoi est un affect — un sème dit Lacan dans ladite leçon, c’est-à-dire quelque chose qui n’advient au corps que pour autant que ce corps est animé par « lalangue ». Cette lalangue ne vient pas du corps, mais de l’Autre, de l’extérieur au corps — ce qui confirme « l’autruisme » dont vous entretient Marie-Jean SAURET —, et c’est elle qui a pour conséquence que le corps est animé par ce qu’on appelle jouissance. Cette jouissance est donc « hors corps », puisque son principe n’est pas dans le corps, mais dans la lalangue. L’émoi participe de cette jouissance, étant le signe d’un défaut de pouvoir. Vous pouvez situer ici ce qu’est l’affect (signe d’un plus ou d’un moins de pouvoir) par opposition à l’absence d’affect qui tendrait à indiquer que tout va bien, que le corps n’est plus animé par cette jouissance qui vient d’ailleurs, qu’il n’est plus parasité par lalangue, ou encore qu’il a fini par désactiver l’effet de cette lalangue. Remarquons au passage : il n’y a pas la femme, mais lalangue, soit une holophrase. D’une certaine façon, l’inhibition est une forme de paralysie qui peut donner l’illusion d’une lalangue neutralisée, mais aussi bien, à l’autre extrémité, l’illusion des éthiques de l’ataraxie dont l’idéal est de ne plus être troublé par cette jouissance dont le corps est le lieu, mais non l’origine.

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Dans cette leçon, Lacan fait cette observation, qu’il ne développe pas, que le moi, dans le schéma freudien de la deuxième topique, « vient à la place où sur un œuf […] est la place du point embryonnaire ». Le moi, dans cette deuxième topique, ce n’est pas le corps, c’est ce qui se trouve représenter le corps et le représenter dans sa relation au ça, qui serait l’inconscient en tant que silencieux. C’est la lecture de Lacan, et elle est sans doute assez cavalière. Mais je m’en saisis pour extraire de nouveau la question qui est celle de notre séminaire. Il y a les affects, il y a cet émoi qui est le signe d’un en-moins, signe que le langage en dit trop peu dans ce cas et qui se manifeste dans le corps comme jouissance. Ne faut-il pas alors, eu égard à cette variété des affects, un élément constant capable de constituer un point fixe dans ce qui serait, sinon un chaos informe de jouissance ? Quand nous évoquons telle expérience de dépersonnalisation, il semble bien que l’angoisse incontrôlable qui l’accompagne vient de ce que le sentiment d’identité disparaît et que cette disparition livre le sujet sans défense à une jouissance que je dirais volontiers rhizomatique (pour emprunter ce terme à Gilles DELEUZE), si je ne notais pas cependant que ce sentiment d’identité, s’il va jusqu’à me réduire à moi, c’est-à-dire fait l’impasse sur l’Autre, est tout aussi déclencheur d’angoisse — ou pire, conduit directement à la mort. C’est ce à quoi est conduit Narcisse, selon Les métamorphoses d’Ovide. L’angoisse, on le sait, n’est rien d’autre que le recel de la certitude du désir. Dans la dépersonnalisation comme dans l’épreuve de Narcisse, elle rappelle, sans qu’on puisse s’y tromper, que l’Autre existe. Ça veut dire que l’existence de l’Autre, soit lalangue + son locuteur autre que moi, implique le moi. Nous retrouvons l’identification primaire. J’en viens à la réponse de Lacan à la question : qu’est-ce que cet élément constant ?

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Cette réponse n’est pas directement lisible. Il faut l’extraire et la corréler à la question que Lacan, ici, ne pose pas sous la forme où je la pose. Il y a donc un risque, que je prends. Quelle est cette jouissance hors du corps, venant du langage, se surajoutant au corps, sinon cette jouissance privilégiée qu’on appelle phallique ? Pas question encore d’hommes et de femmes. Cette jouissance n’est pas rhizomique, elle est d’emblée un appareillage du corps dans lequel l’organe mâle, grotesquement concède Lacan, sert de support à un signifiant qu’on peut dire d’exception. Pourquoi ? Le détour que je vais prendre pour répondre ici moi-même vous paraîtra peut-être alambiqué, mais il est partiellement imposé par Lacan. Lacan vient d’assister à un congrès de sémiotique (étude des signes linguistiques Sé/Sa). Il évoque les sèmes, c’est-à-dire le fait que nous sommes occupés par des unités sémantiques (qui ont du sens) et il en profite pour homologuer jouissance phallique et jouissance sémiotique (c’est-à-dire des signes qui permettent de faire sens). Ça n’est pas la jouissance du sens, c’est la jouissance du signe en tant qu’il peut faire sens. Cette jouissance phallique, aucun être parlant ne s’en exempte. Bien entendu, dans la psychose, on la trouvera, mais sous la forme d’une énigme indéchiffrable. Le phallus imaginaire n’étant pas négativé pour produire du un. Du côté femme, on la trouvera aussi, sous la forme grâce à laquelle Freud pense l’orgasme vaginal : un déplacement hystérique de la jouissance clitoridienne — petit phallique, si j’ose dire. On sait que Lacan trouve cette vue un peu courte ! Cela étant, quand la fonction phallique ne produit pas de signification phallique, et qu’il n’y a pas d’articulation symbolique possible du parlêtre au phallus, ça a des conséquences. L’énigme est résolue par un retour de la jouissance sur le corps où elle se fixe, selon un processus de dérivation qui n’est pas symbolisable. Quant aux femmes, je m’abstiens d’en parler pour ne pas abandonner la question d’où je suis parti.

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L’émoi – L’é-moi. L’émoi, sans tiret, est le signe d’une jouissance qui fait signe d’un défaut de la lalangue comme l’embarras fait signe d’un trop-plein de la lalangue. Dans les deux cas, le résultat est une dysharmonie qui nous renvoie à ceci — c’est là que ma petite digression sur la sémiotique va vous aider — « cette sémiosis patinante chatouille le corps [c’est la jouissance phallique] dans la mesure — et cette mesure, je vous la propose comme absolu — dans la mesure où il n’y a pas de rapport sexuel » (Lacan,ibid.). Après ça, pendant ça, rien ne vous empêche de bavarder, d’user de mots et de leur capacité représentative pour vous rassurer. Pour sortir par le haut de ce bavardage ou science médiatique, il est permis de dire, ce qui suppose la lettre. Mais là encore, je m’arrête pour ne pas quitter mon sillon. L’é-moi, avec un tiret, c’est une orthographe justement qui met en valeur un questionnement : le moi n’est-il que l’instrument du bavardage que je viens d’évoquer ? Le fait que Freud génèse sa naissance, son avènement, en faisant du fait d’être aimé ce qui le cause, tend à inscrire le moi, originairement comme ce qui, grâce à l’amour, supplée à l’inexistence du rapport sexuel et au fait que la jouissance phallique n’est que l’ensemble des manifestations de signes de cette dysharmonie. S’il en est ainsi, si avec une audace certaine, voire une certaine témérité, nous faisons du moi réel freudien le réel du symptôme, et du même coup, dans une topologie, l’élément quatrième, a lui trouve sa place comme condensateur de jouissance. a : condensateur de jouissance moi : condensateur d’amour C’est en tant que condensateur d’amour que le moi adviendrait comme symptôme, L’intervention de la suppléance par l’amour marquant l’inexistence du rapport sexuel. Peut-être alors faudrait-il envisager que, dans le dit stade du miroir, ce qui se forme du moi relève de la composition du fantasme, pour envelopper et désactiver le symptôme. Enfin, et sans doute est-ce là le point crucial pour poursuivre l’élucidation du moi : la fonction phallique serait ce qui permet de donner une signification à la jouissance phallique.