5 mars 2007
La dernière fois, j’ai dû passer par des chicanes et des arcanes qui ont pu vous paraître partiellement obscures. C’est le prix de la recherche. Il me semble que, ce soir, d’avoir la fois dernière affronté un mur d’escalade un peu abrupt, je vais pouvoir cheminer non dans un jardin à la française, car les allées ne sont jamais déjà là, mais sur un plan moins incliné et moins accidenté.
Je vais cependant commencer par un hors-d’œuvre, qui n’est pas forcément hors sujet. Est-ce que la durée des cures chez les analystes lacaniens est due à l’absence d’interprétation du transfert ? Il y aurait beaucoup à dire sur cette réflexion, qui vient de nos collègues de l’IPA, et elle serait l’occasion de pointer deux malentendus, sémantiques, sur ce qu’on appelle interprétation et sur ce qu’on appelle transfert (le transfert, notamment, n’est pas une répétition). Je m’abstiens cependant et ne veux noter que ceci : cette réflexion est une réflexion honnête. Pour marquer pourtant que je ne la partage pas, il me suffira de poser la question : si nous sommes bien d’accord, ce qui serait à vérifier, pour dire que l’analyste est inanalysable par son analysant, au même titre que le père réel, et que la fin de la cure advient au moment où cet inanalysable se révèle, ce qui défait le sujet supposé savoir, n’est-ce pas proroger ce dernier, voire le remettre en selle, dès lors que l’analyste, en interprétant le transfert, dit à l’analysant le pourquoi de son message ou de sa conduite, rétablissant ainsi l’enclos de la suggestion ?
La fois dernière, j’ai terminé sur l’être et l’ek-sistence. Dans la discussion, j’ai évoqué, à partir d’une question de Marie-Jean Sauret sur le velle d’Empédocle, ce qui pourrait être une réponse authentique, bien que ou parce que fantasmagorique : Empédocle vit dans la lave de l’Etna, en Sicile. Dire cela, c’est marquer que la vie, ce que nous appelons vivre, n’est pas l’affaire de la biologie. La vie, au sens biologique, est seulement une condition du « vivre », comme le langage est une condition de la parole.
L’être. Je me sers depuis longtemps d’une boussole qui ne m’a jamais égaré : « Tout ce qui s’est articulé de l’être suppose qu’on puisse se refuser au prédicat et dire l’homme est par exemple sans dire quoi. Ce qu’il en est de l’être est étroitement lié à cette section du prédicat » (Encore, p. 16). L’être, c’est ce qui, comme signifiant, vient s’accoler à un mot pour signifier que ce mot est dans le symbolique. Vous pouvez poser la question : pourquoi ne pas se contenter de dire l’homme ? Dire l’homme devrait suffire à marquer que l’homme, comme mot, est dans le symbolique. Ajouter l’être est-il, à cet égard, un simple pléonasme, ou bien vient-il, dans le symbolique, manifester une question : l’homme est-il, aussi, quelque chose de réel ? Par ailleurs, être, le verbe être, est une copule : l’homme est sexué, par exemple. Par là, le prédicat est réintroduit et, du même coup, la copule vaut, topologiquement, comme la liaison directe, un à un, de deux éléments. La copule est non borroméenne.
Ces deux observations, banales, suffisent à faire émerger l’exigence, quant à la première observation, d’une ek-sistence, d’une sistence hors du symbolique, et quant à la seconde, d’une ek-sistence d’un élément par rapport à l’autre, de telle sorte qu’ils ne soient pas couplés directement.
J’ai osé, la dernière fois, cette formule : la fin d’une analyse, c’est la découverte que je ne veux pas ce que je désire. Autrement dit que la superposition exacte du vouloir et du désir tuerait l’un et l’autre. Ici, nous touchons au même point. Pensons à ce couple mythique, Diego Rivera et Frida Kahlo. Ils sont tellement proches, dans leur rapport à l’art et à la politique, que l’un est l’autre, l’autre est l’un. C’est pourquoi, à tel moment, ça ne peut qu’éclater. Il faut qu’intervienne une forme, une formalité (le mariage peut en être une) qui vienne les décopuler. Un peu plus et, avec eux, comme Tristan et Iseut, le rapport sexuel allait s’écrire.
L’ek-sistence. Concernant ce qu’on appelle à tort « les structures » (ce sont des formes d’assujettissement), c’est la schizophrénie qui nous donne le mieux à lire ce qu’il en est de cette odyssée incertaine du passage de l’être à l’ek-sistence. On sait que Wittgenstein, dans son Tractatus logico-philosophicus, emprunte une solution au discours russellien, qui consiste à dire : une proposition / un fait. Pour savoir si un fait (existence) correspond à une proposition (être), il faut établir la signification de la proposition. Dans un second temps cependant, d’ailleurs décelable dans le premier, il s’attache à montrer que nul ne peut, de l’intérieur du langage, faire la preuve que les règles de langage qu’il utilise sont objectivables. Pour ne donner qu’un aperçu de la chose, j’emprunte à Kripke, le grand commentateur de Wittgenstein, l’exemple qu’il développe : soit l’addition 68 + 57. L’additionneur obtient 125. Un sceptique lui objecte que la résultat est 5. À quoi l’additionneur répond qu’il n’a fait qu’appliquer la règle qu’il a toujours appliquée auparavant. Mais le sceptique a le dernier mot : la règle que vous utilisiez auparavant prévoyait que, lorsque le deuxième nombre de l’addition est 57, le résultat est toujours 5. L’additionneur ne peut rien lui opposer. La règle est sans réel.
Translatons ce problème, qui est à la base de l’argument dit du « langage privé », à la question de mon existence. Supposons de nouveau le nouveau-né, et tel nom propre, censé l’exprimer.
nom propre
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nouveau-né
Supposons, pour ne pas introduire d’ambiguïté entre vivre (au sens biologique) et exister, que ce nouveau-né est vivant. Ce nouveau-né, quand il parlera, s’il parle, pourra dire : je suis, c’est-à-dire, grâce au nom propre, je suis présent dans le langage. Mais est-ce que j’ek-siste hors du langage ? Lorsque le nom propre est supporté par la fonction Nom-du-Père, il peut répondre oui. Je laisse de côté la réponse à la question pourquoi il peut ainsi répondre oui. En revanche, si le nom propre n’est pas supporté par le Nom-du-Père, que se passe-t-il ? J’avancerai que, pour le paranoïaque, il existe une solution, liée au fait qu’il existe pour lui une image du moi. C’est cette image qui fera retour dans la mégalomanie sous la forme d’un infini potentiel – soi l’infini qui relève de l’imaginaire. Cependant, il y a certainement autre chose en jeu, et la mégalomanie ne peut être tenue pour une solution satisfaisante. Cette autre chose en jeu est appréhendable d’une façon plus pure, quand il y a absence de cette image du moi. Le passage de l’être à l’ek-sistence implique, dans la schizophrénie, mais il faudrait de même s’intéresser ici à la mélancolie, un passage par un je ne suis pas. Ce n’est que de ne pas être (dans le langage) que j’ai une chance d’ek-sister.
Je reviens un instant à Wittgenstein. Il pense que rien ne peut lever l’objection sceptique mais, dans son expérience ultime, elle signifierait qu’aucun langage n’est possible – privé ou pas. Il convient alors d’une sortie de cette conséquence, en disant que si un autre que l’additionneur, ou quelques autres, aboutissent au même résultat que lui, soit 125, c’est suffisant pour considérer que l’additionneur n’a pas changé de règle et que cette règle est la même que celle utilisée par les additionneurs qui obtiennent le même résultat. Ainsi, par convention, il intègre le discours. C’est une façon de passer du je suis au j’existe, mais au prix d’une abdication logique dont le sujet ne manque pas de se sentir coupable et qui n’est pas sans alimenter son ironie à l’encontre des humains.
Qu’en est-il quand le sujet ne s’accorde pas à cette convention ? Il a, en tout et pour tout, ce moi réel initial, ce fragile produit de « l’aimer ». Ce moi, me semble-t-il, ne relève pas de l’être, il ek-siste à l’être. Mais au moment de sa formation il ne dispose pas d’un point extérieur à lui, l’image au niveau imaginaire, et encore moins de F, pour lui signifier son existence (lui, c’est qui ?). Cela étant, on peut penser que le phallus, F, est le signe du passage du langage à la parole et que nous n’avons que deux cas : celui où le sujet accède à sa signification et celui où il n’y accède pas, ce que Lacan écrit avec le mathème F0. Ainsi, effectivement, le phallus ne se trouve pas dans l’Autre, il est le produit d’une opération sur l’Autre.
Comment donc s’effectue cette mise en place d’un point extérieur ? C’est là que la découverte de Lacan quant au stade du miroir prend toute sa portée. Ce moi réel initial trouve une image dans le miroir de l’Autre. On peut déplorer les effets de méconnaissance de cette spécularité, mais on peut aussi mesurer les effets, plutôt délétères, de l’absence d’image. Le réel du moi, alors, n’est pas noué, grâce à l’imaginaire, au symbolique. Avec la fin de la phase phallique, ce réel du moi se noue au symbolique et à l’imaginaire grâce au symptôme, c’est-à-dire grâce à cette droite infinie qui, de mon point de vue, n’équivaut pas à un cercle, contrairement à cette équivalence posée par les mathématiciens et souvent mais pas toujours par Lacan. Ce symptôme, d’où sort-il ? Il est produit par dédoublement du symbolique (dédoublement qui résulte de la fonction phallique). Est-ce à dire que le symptôme n’est pas présent avant ? Non. Mais alors il ne peut être interprété par le sujet.
Quelle est alors, en ce début de la vie, la raison du symptôme ? Dans son rapport primaire à l’Autre, le sujet est joui (« ça parle de lui »). Ce à quoi il faut être très attentif, c’est au fait que le sujet – le sujet de l’inconscient, le sujet qui est celui de la psychanalyse – est un effet d’être joui. Être joui, c’est être produit comme signification. Le sujet, c’est la définition princeps (on la trouve dans « L’étourdit »), est une réponse du réel au « ça parle de lui ». Il faut alors préciser, sans quoi nul ne peut se dire lacanien, que cette réponse est une division. Cette réponse est d’une part dévoilement ou vérité de l’Autre (soit le langage + son locuteur). La vérité de l’Autre se dévoile quand « ça parle de lui », de lui, c’est-à-dire du sujet qui est supposé. Or, appliquée à ce sujet, la vérité se trouve être soustraite à l’Autre, et laisse un trou, vide autour duquel un savoir peut être produit pour border ce vide. Le sujet est ainsi divisé entre la vérité de l’Autre qui lui est appliquée et le trou dans l’Ature laissé par le prélèvement de cette vérité, trou autour duquel un savoir se construit. Or, il y a un hic, et ce hic c’est le réel du moi, ce précipité d’amour, dont on voit bien qu’il ne correspond ni à la vérité de l’Autre appliquée au sujet, ni au trou dans l’Autre.
Cela n’est pas, vous le voyez, facile à formuler, du fait que le langage est fait pour ne pas admettre ladite formulation. D’où peut-être le recours à un organon moins rétif, moins mal foutu, celui de l’écriture (c’est le legs de la logique d’Aristote). Essayons.
voir pièce jointe
Un sujet est donc cette division entre 1 et a. Mais ajoutons que a est à la fois de A et de $, ce qui impose à la structure qu’elle soit unilatère, unilatéralité qui se confirme par l’extériorisation (la coupure) de a. Nul besoin de dire que le sujet, ainsi défini $, n’est pas le moi (le moi réel initial) puisque le moi est ce précipité en plus. Mais comment entendre, comment articuler la place de l’un et de l’autre ? Le moi, tel qu’émergeant de l’« aimer », c’est-à-dire de ce qui supplée originairement au rapport sexuel impossible à écrire, n’est-ce pas l’embryon du symptôme ? Wittgenstein dit : « Si le lion parlait, nous ne le comprendrions pas. » C’est l’inverse pour le nourrisson, il ne parle pas mais nous pouvons le comprendre. Il dit par exemple : moi pas aimer lait maman. Le moi est le symptôme, ou du moins (car il est encore difficile de saisir l’enveloppe formelle qui se constitue ici par métonymie) : moi pas être sein maman. Puis le moi se différencie du symptôme. C’est ce que Freud avait bien aperçu, lui qui dans l’Introduction à la psychanalyse, consacre la leçon XXII à exposer les développements respectifs du moi et de la libido. Le moi, initialement, dit : tu ne jouiras pas de moi. Le symptôme reprend ce messagte (c’est le côté « défense ») mais y corrèle un autre message : je jouis d’être soustrait à ton jouir. Le cheval qui mord est un substitut du père réel. Au prix d’être menacé par lui, la menace de l’Autre maternel est tenue à distance. En même temps, la peur du cheval est un moyen de jouissance. Dans le symptôme, la défense offre au désir son jouir, sans lequel il n’y aurait que vanité.
Comment situer par rapport à ce schéma l’investissement libidinal ? D’un côté sur le moi, de l’autre vers l’objet ? C’est à ce niveau qu’il faut tenir compte d’un nouvel élément complexe : la libido. La libido participe à la fois de l’amour et du sexuel, c’est-à-dire de ceci que le sexuel réussit bien un rapport, mais toujours partiel, y compris dans l’amour dit génital, qui ne fait que faire prévaloir la norme mâle, et encadre et limite la perversion. Nul ne peut jouir dans le corps de l’Autre, ce que montre bien le symptôme, chez l’homme, d’éjaculation précoce.
Il y a cependant à dire sur cette polarité. Dans la mégalomanie paranoïaque, iil est patent que l’investissement libidinal privilégie le moi, mais observons que ce mouvement vers le moi résulte d’un échec à investir libidinalement les objets. Dans la mélancolie, qu’en est-il ? On pourrait dire qu’on a affaire à la jouissance du moi d’être désinvesti de toute libido, celle-ci n’allant nulle part par ailleurs. On aurait là une sorte de revanche absolue du moi, contre le fait de l’endettement subjectif.
