17 décembre 2007
Changement de titre pour moi-aussi. J’avais annoncé que je poursuivrai sur la « motérialité », et l’exploration du terme m’a amené au « juste mi-dieu ».(RSI, 21 janvier 1975)
Sur France Culture, deux auteurs débattent. L’un, Louis Pinto, est sociologue. Il vient d’écrire La vocation et le métier de philosophe : pour une sociologie de la philosophie contemporaine (au Seuil). L’autre, Mathieu Potte-Bonneville est philosophe, et publie, avec Philippe Artières, D’après Foucault : gestes, lutte, programme (éditions Les Prairies ordinaires). Le premier livre une étude statistique des conditions de production de la pensée qui rendrait compte – je caricature – des orientations philosophiques contemporaines ; le second lui oppose le raisonnement philosophique lui-même sur les conditions de la sociologie. J’imagine qu’un psychologue neuroscientifique aurait cherché à les départager en proposant une étude des capacités cognitives requises pour réaliser les opérations nécessaires à la pensée (philosophique) et au calcul (sociologique) – IRM à l’appui. Ainsi présenté, cela ressemble à une querelle de « points de vue » : quel point de vue, du sociologique, du philosophique, et du neuropsychologique, s’imposerait sur les autres pour ordonner l’ensemble des énoncés ? Or, quand bien même un accord se réaliserait sur l’existence d’un tel point de vue qu’il n’échapperait pas à la question de ce qui le fonde en légitimité. Gödel a déjà répondu sur ce « point » – Pierre Bruno l’a rappelé – : pas de point de vue (de postulat, d’axiome, de prédicat, de principe, de présupposé, etc.), qui ne relève d’un coup de force du savant. Pas de science sans un savant qui la fabrique. Et ce savant parle avec des mots : le sujet n’est pas à chercher ailleurs.
Il me semble que c’est ce que Lacan lui-même admet dans son champ quand il écrit après avoir posé la question de ce qui fait qu’une psychanalyse est freudienne : « Y répondre conduit jusqu’où la cohérence d’un procédé dont on connaît la caractéristique générale sous le nom d’association libre (mais qui ne se livre pas pour autant), impose de présupposés sur lesquels l’intervention, et nommément celle en cause : l’intervention du psychanalyste est sans prise » (« De la psychanalyse dans ses rapports à la réalité », Scilicet, n° 1, 1968, p. 51). Autour des présupposés de la psychanalyse, Lacan semble répartir la division du sujet entre l’analysant et le psychanalyste… Sokal et Bricmon, dans un pamphlet célèbre ont tenté de disqualifier les sciences humaines, parmi lesquelles ils comptent la psychanalyse, au motif qu’elles ne comprennent rien aux mathématiques : selon nos deux compères, la présentation lacanienne du théorème de Gödel est incompréhensible et inutilisable en mathématique. Du coup, concluent-ils, si l’on ne peut se fier aux sciences humaines quand elles parlent du théorème de Gödel dont ils peuvent contrôler la correction, pourquoi mériteraient-elles notre crédit quand elles parlent de leurs objets spécifiques incontrôlables ? L’étonnant est de voir des savants prétendre à l’étanchéité des frontières de la science quand le théorème de Gödel énonce finalement que »si vous voulez comprendre à fond les mathématiques, comme l’écrit John D. Barrow, il faut sortir des mathématiques » (Pourquoi le monde est-il mathématique ?, Paris, Odile Jacob, 2003) !
Il existe donc des vérités acceptés et, comme telles, indémontrables : d’où angoisse du savant à l’idée que demain elles pourraient s’effondrer, entraînant dans leur chute tout ce qui en a découlé. On comprend, avant même la découverte de Gödel, que Descartes ait suspendu la science à la garantie du dieu des philosophes : Dieu est le nom non seulement de cette garantie, mais de tout ce qui est exclu du savoir de la science – le nom notamment du refoulement du coup de force du savant et de sa subjectivité pour produire des énoncés dignes de la science. Le savoir de Dieu ek-siste, avance Lacan dans RSI.
J’ai écrit « refoulement » et non « forclusion », ayant présent à l’esprit ce passage du même séminaire, rencontré à l’occasion d’un travail sur la religion, et que je ne commenterai pas plus tant il parle de lui-même : « Que la religion soit vraie, c’est ce que j’ai dit à l’occasion déclare Lacan. Elle est sûrement plus vraie que la névrose en ceci qu’elle refoule ce fait que ce n’est pas vrai que Dieu soit seulement, si je puis dire, ce que Voltaire croyait dur comme fer. Elle dit qu’il ek-siste, qu’il est l’ek-sistence par excellence, c’est-à-dire qu’en somme il est le refoulement en personne, il est même la personne supposée au refoulement. Et c’est en ça qu’elle est vraie. Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage, il ne saurait s’établir de rapport entre sexués. Où est Dieu là-dedans ? Je n’ai jamais dit qu’il soit dans le langage. Le langage, eh bien ! justement, c’est ce sur quoi nous aurons à nous interroger cette année. D’où ça peut-il bien venir ? Je n’ai certes pas dit que ça venait pour boucher un trou, celui constitué par le non-rapport, le non-rapport constitutif du sexuel, parce que ce non-rapport, il n’est suspendu qu’à lui. Le langage n’est donc pas simplement un bouchon, il est ce dans quoi s’inscrit ce non-rapport. C’est tout ce que nous pouvons en dire. Dieu, lui, comporte l’ensemble des effets de langage, y compris les effets psychanalytiques, ce qui n’est pas peu dire ! » [1].
Soustraire, du savoir, la subjectivité du savant pour faire science, est-ce que cela ne revient pas, en effet, à refouler ce qui concerne entre autre le sexuel ? En quoi on mesure que les psychologies, par exemple, qu’elles le veuillent ou non, produisent bien la théorie du sujet recquis par le discours capitaliste – caractérisé par la forclusion de la castration et le rejet des choses de l’amour.
Le débat évoqué en commençant permet de souligner une autre conséquence. Au XIIIème siècle, sous l’impulsion de Thomas d’Aquin, les sciences avaient posé la théologie à leur sommet comme garantie de l’autorité supposée soutenir toutes les autorités : il s’agissait ainsi de garantir les maîtres que chaque discipline, respectivement, interrogeait dans son domaine. L’étonnant est que Thomas proposait un raisonnement qui conduisait à exclure la théologie de la science stricto sensu !
« Il faut noter, écrit-il, qu’il y a une science de la cause et une science de ce qui est causé. Or la science de la cause n’a pour fin qu’elle-même, tandis que la science de ce qui est causé n’existe pas par elle-même, vu que les choses causées se rapportent à la cause des causes et en dépendent. D’où vient que la théologie, qui est science de dieu, et a pour objet la science des causes, n’est ordonnée qu’à elle-même ; et qu’en conséquence le terme de science ne convient proprement qu’à la science des choses causées, tandis que celui de sagesse doit être réservé à la science de la cause des causes. C’est pourquoi Aristote a lui-même affirmé que la philosophie première, qui n’est ordonnée qu’à elle-même et traite de la cause des causes, doit être dite sagesse. Pour la même raison la doctrine de la théologie qui transcende toutes les sciences mérite bien le même titre » (Somme théologique, v. 1266). Et plus clairement pour notre propos : « Les autres sciences n’argumentent pas en vue de démontrer les principes ; mais elles argumentent à partir d’eux pour démontrer d’autres vérités comprises dans la science. Ainsi la science sacrée ne prétend pas, au moyen de l’argumentation, prouver ses propres principes, qui sont les vérités de foi, mais elle les prend comme point d’appui pour manifester quelque autre vérité, comme l’apôtre, dans la première Epitre aux Corinthiens, prend appui sur la résurrection du christ pour prouver la résurrection commune » [2].
Paradoxalement, cette position a permi l’émergence d’une science, distincte de la théologie, fondée sur l’observation et la raison, qui devait disqualifier toute autre rationalité que scientifique, réduisant la théologie elle-même, en quelque sorte, au seul nom de Dieu – inéliminable. Encore Lacan : « (…) vous savez (…) que le monde n’est pas pensable sans Dieu, je parle du monde newtonien, car comment chacune des masses saurait-elle à quelle distance elle est de toutes les autres ? Il n’y a pas d’issue ! Voltaire croyait à l’Être Suprême, je n’ai pas reçu ses confidences, je ne sais pas quelle idée il s’en faisait, mais ça pouvait guère être loin de l’idée de la toute-science, c’est à savoir que c’est lui qui faisait marcher la machine. La vieille histoire du savoir dans le Réel, on sait que c’est ce qui a (…) soutenu enfin toutes ces vieilles métaphores. Ces vieilles métaphores en fin de compte, (..) c’est l’artisan qui lui donne [à Aristote] le modèle pour toutes ses causes : sa cause finale (…), sa cause formelle, sa cause, ça cause même à tour de bras, ça cause même matérielle et ça n’en est que plus désespérant. Il est certain qu’au niveau de la cause, de la cause physique, de ce qui est inscrit par lui dans sa Physique, toute la superbe, n’est-ce pas, (…) du vous présent au monde, (…) se réduit à ce que j’ai qua¬lifié enfin d’artisanal, (…) qui fait que ça a été accueilli les bras ouverts partout où c’est la métaphore du potier qui prime et où c’est une main divine qui a fait le pot. Comment continue-t-il à tourner pourtant tout seul ? C’est bien là justement la question, et la question sur laquelle les raffinements de savoir s’il continue de s’en occuper, (à savoir de le faire tourner, ou s’il le laisse tourner tout seul après l’avoir éjecté) est véritable¬ment secondaire » (RSI 18 février 1975).
Que devient la théorie du potier ou du dieu horloger, de l’artisan, une fois les ontologies disqualifiées, devant le fait que le monde n’arrête pas de tourner malgré la faillite du mécanicien ? Est-ce que Gödel n’apporte pas la preuve, en un sens, de l’irréductibilité de sa place à toute résorbtion par la science ? Dès lors la querelle des savants illustrée en commençant (dont on trouve la trace jusque dans les manuels d’épistémologie) donne l’impression qu’il s’agit de savoir quelle discipline remplacerait aujourd’hui la théologie ! Judicieusement, John D. Brown rappelle que Gödel a démontréqu’on ne peut prouver la cohérence propre d’aucun système englobant les mathématiques. Il commente : « Admettons qu’une ‘’religion‘’ puisse se définir ainsi : ‘’système d’idées comportant des proposisitions indémontrables‘’. Eh bien, Gödel nous a appris que les mathématiques, non seulement sont une religion, mais encore la seule religion qui peut nous en donner la preuve » (op. cit., p. 68). Par cette remarque, J. D. Barrow n’est pas loin de Lacan qui qualifie la science de fantasme [3]. Pourtant, je ne partage pas absolument son point de vue sur la réduction de l’arithmétique à une religion – du fait même de l’exceptionalité qu’il relève : d’être la seule religion qui apporterait la preuve d’être une religion ne s’excepte-t-elle pas de l’ensemble des religions
A la place marquée, indexée par Dieu, survit le sujet supposé savoir le réel qui existe non seulement à la science mais à tout discours. C’est pourquoi Lacan l’identifie à la femme rendue toute, tout en affirmant le pas-tout de dieu. Et, à « (mi) dire vrai », ne peut-on pas« dire » que la science comme la psychanalyse, ont à charge, chacune à leur façon, de faire causer une face de Dieu, le comptable et le non comptable, incommensurables – petit a, « le juste mi-dieu », oblige ? Je conclu sur une vignette que j’ai déjà mentionnée ailleurs. Un analysant évoque son déficit d’amour. Je souligne la formule qui relève d’un compte quasi bancaire. Il note alors que c’est justement un déficit que l’on ne peut pas combler sur le marché (aussi bien boursier que des objets manufacturés). Il vérife, sur ce mode étrange, le rejet des choses de l’amour par le discours capitaliste : on peut acheter des partenaires, payers des prostituées ou des gigolos, voire intéresser quelqu’un au point qu’il mime son affection – mais l’amour exige précisément un type de don et d’échange qui demeure en dehors de la logique du calcul et de la consommation…
[1] Jacques Lacan, R.S.I., Orinicar ?, leçon du 17 décembre 1964, n° 2, p. 103 et p. 38 de la version ALI. Cf. Marie-Jean Sauret, « topologie, religion, psychanalyse », à paraître dans le numéro 11 de Psychanalyse.
[2] Cité par Paul Benoit, « La théologie au XIIIe siècle : une science pas comme les autres », in Michel Serres (sous la direction de), Eléments d’histoire des sciences, Paris, bordas, 1991, pp. 187 et 189.
[3] Par exemple : « Je voudrais vous faire remarquer que ce qu’on appelle « le raisonnable » est un fantasme. C’est tout à fait manifeste dans le début de la science. La géométrie euclidienne a tous les caractères du fantasme. Un fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration. L’idée de 1a ligne, de la ligne droite par exemple, c’est manifestement un fantasme. Par bonheur, on en est sorti. Je veux dire que 1a topologie a restitué ce qu’on doit appeler le tissage ». Et plus loin : « L’important est que la science elle-même n’est qu’un fantasme et que l’idée d’un réveil soit à proprement parler impensable » (Le moment de conclure, 15 novembre 1977).
