Le forçage de l’amour

11 janvier 2010
Séminaire de Toulouse : Deux, l’amour.

« Tout est mystère dans l’amour ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance. Ce n’est pas l’usage d’un jour Que d’épuiser cette science ». La Fontaine, Fable XIV, livre XII, « L’amour et la folie »

Balbino Bautista a navigué dans l’éther. Je vais redescendre dans l’enfer. Lui et moi cependant savons que cette verticalité haut-bas est fallacieuse. Il me semble qu’il pose une question décisive en soulignant que le faire Un avec Dieu impliquait la suppression du moi, pour empêcher que cette union ne fasse deux. Du coup, l’union avec Dieu, supposons la possible, est différente de l’amour, qui fait valoir le deux, en tout cas si l’on en croit Alain Badiou. J’ai mentionné, plusieurs fois je crois, cette affaire de la supposition impossible : si Dieu, bien que je l’aime, voulait ma damnation ? C’est une conséquence logique de ce Un : si je m’unis à Dieu, je dois disparaître.

Voilà la formule de la théologie mystique : là où c’était, dois Je disparaître. A ce niveau, nous réalisons l’équation : la mort, c’est l’amour.

Je vais repartir d’une question qui a été posée dans le débat qui a suivi mon intervention du 23 novembre sur l’échange, le don, la demande. Je sais que Marie-Jean en a parlé en reprenant la question du don, telle que Mauss l’a élaborée. Je retiens de ce qu’il vous a dit une explication très précieuse, à savoir que c’est le défaut de la mère dans l’alternance symbolique, rendez-vous manqué donc, qui conditionne le prélèvement de l’objet, objet qui n’est pas de l’ordre du signifiant . Est-ce que ce prélèvement par le sujet résulte d’un don de la mère ? La mère donne le sein, mais quand l’enfant le refuse, n’est-ce pas pour manifester qu’un peu de lait ne saurait réparer le rendez-vous manqué, pas plus qu’un lapin en peluche ne saurait annuler le lapin qui vous aurait été posé ? Ainsi, le don est d’emblée inscrit dans une perspective de fausseté et ce n’est que dans l’amour, à condition de savoir qu’on donne ce qu’on n’a pas, qu’il devient honnête, sans pour autant abolir le rendez-vous manqué. Je vais reprendre la question à partir de la demande de la mère concernant l’objet fécal que son enfant est prié, plus ou moins instamment, de lui donner. En ce qui concerne le sein, la voix, le regard, on conçoit aisément que cet objet soit prélevé sur le corps de l’Autre. Avec l’excrément, nous devons faire face à une difficulté, puisque le prélèvement a lieu sur le corps du sujet. Pourtant, nous pouvons homologuer ce prélèvement de l’objet fécal avec les autres prélèvements. Ce qui en effet est prélevé, ce n’est pas directement l’objet fécal concret, c’est l’objet de la demande de l’Autre. En déféquant comme en ne déféquant pas, le sujet rend à l’Autre maternel la monnaie de sa pièce, en lui signifiant qu’il peut lui aussi déroger à l’alternance symbolique, à savoir provoquer un rendez-vous manqué. C’est parce que le sujet peut manquer un rendez-vous que l’objet, initialement présent chez l’Autre, lui est prélevé et mis côté sujet. Je dis « côté sujet » et non « à la disposition du sujet », parce que l’objet de la pulsion est devenu objet a, originairement, du fait de la division, qui n’est pas une étape mais une donnée de structure. Vous n’êtes pas d’âge, pour la plupart, à avoir connu le thermomètre à mercure. C’était un objet qui devenait follement intéressant quand il se cassait, car le mercure se transformait en billes minuscules qu’il était quasiment impossible de saisir. Ca donnait une juste idée de l’objet a. L’objet prélevé perd son statut de signifiant métonymique de la présence de l’Autre pour se muer en réel. Il serait permis, à partir de là, de déployer le procès d’assujettissement (aliénation et séparation) dont j’ai parlé dans ma première intervention. Je m’en abstiens et veux seulement préciser ce que j’entends par alternance symbolique : ce n’est rien d’autre que la répétition.

Je passe maintenant au plat principal et je l’inaugure par la citation d’une personne qui m’a explicitement donné, sur ma demande, la permission de la nommer : Takako Okada donc. Voici la citation : « Les gens ayant un nom, ils savent mentir. Ils savent terminer leur analyse en mentant. Or, ce n’est pas le cas pour moi ». J’espère que vous êtes saisis, comme je l’ai été, par la justesse énigmatique de cet énoncé. Cet énoncé ajoute quelque chose à ce que j’ai relevé au début de mon intervention, à savoir qu’il y a une fausseté dans le don, puisque celui-ci ne saurait compenser le rendez-vous manqué. Le potlach, à sa façon, rend bien compte du fait qu’un échange équitable est impossible. Quel intérêt d’ailleurs aurait un échange si, des deux côtés de l’échange, il y avait la même valeur d’échange ? Pourquoi le capitaliste achèterait-il la force de travail de quiconque s’il n’y avait la plus-value ? Certes, on peut penser qu’il y a un échange équitable entre deux valeurs d’échange identiques et deux valeurs d’usage différentes, dont le troc nous donne un exemple, mais cela n’est vrai que dans une conception comptable, qui ne fait pas intervenir le plus-de-jouir des objets échangés. L’équation au niveau comptable masque l’inéquation au niveau jouissance.

Cela étant, le quelque chose qui est ici ajouté est le nom. Le nom, Lacan l’a souligné plusieurs fois, mais c’était déjà dans la logique de Stuart Mill, devient nom quand il perd son signifié. Ainsi le « Dakar » : il a lieu en Argentine, alors qu’initialement il avait été nommé ainsi parce qu’il se terminait dans la capitale sénégalaise, mais il s’appelle toujours le Dakar. Avoir un nom, c’est donc être subsumé sous un signifiant qui ne change pas, même si, par exemple, vous changez de sexe. Ou plutôt, vous pouvez certes changer de nom, mais ce nom nouveau a la même fonction que l’ancien, quoique vous fassiez, c’est à dire qu’il ne vaut comme nom qu’à renoncer à vous signifier.

Bien sûr, dans ce qu’on appelle le Nom-du-Père, il y a le père, mais ce n’est pas pour autant que « Nom-du-Père » est synonyme de patronyme. Dans le Nom-du-Père, il y a la nomination du père par le sujet, et pas seulement l’inverse. Ne pas avoir de nom, c’est donc le signe d’une volonté du sujet, qui a ses raisons, de ne pas nommer le père. La conséquence de cette volonté,, c’est, on ne peut mieux dire, que le sujet se prive, radicalement, du mensonge. On peut d’ailleurs homologuer nom et mensonge de façon plus probante encore que l’homologation du mot et du mensonge. Il suffit de penser aux proto-écritures sumériennes nées avec ce qu’on appelle les calculi. Dans les bulles-enveloppes en argile, on enfermait des calculi dont la forme différente désignait des denrées différentes, puis un peu plus tard, on a trouvé sur ces bulles un sceau, renvoyant à la personne chargée de veiller à la bonne marche de la transaction, enfin le sceau est devenu la marque du propriétaire. Entre calculi et sceau, on peut faire cette distinction mot/nom, qui n’est pas sans parenté avec la distinction objet/chose. Les calculi, selon leur forme, ont un signifié, telle ou telle denrée. Le sceau est plutôt de l’ordre d’un mot de passe, il désigne le porteur du sceau, le sceau lui-même ne désignant aucune personne identifiable, sinon par le fait de porter le sceau. Je fais une remarque : les bulles-enveloppes scellées, comprenant à l’intérieur les calculi et sur l’extérieur, gravés sur la surface, des signes correspondants aux calculi, étaient un moyen de vérification contre le mensonge justement, mais le sceau lui-même ne pouvait contrer le mensonge, puisqu’il suffisait de le porter pour assurer quoi, sinon qu’en tant que porteur j’en étais le porteur. D’où on voit comment la tautologie est le nid d’un universel du mensonge.

Ce qui nous intéresse encore plus dans l’énoncé que je vous ai cité, c’est ce qu’il dit du rapport entre mensonge et fin d’analyse. La fin d’analyse impliquerait qu’on puisse mentir… jusqu’au bout, c’est à dire qu’on s’accorde finalement avec un mensonge. Lequel ? Celui qui dirait que le nom n’est pas sans rapport avec la chose ? Cela contredirait la thèse de Lacan : nomina non sunt consequentia rerum. Les noms ne sont pas la conséquence des choses. C’est la thèse contraire de celle défendue par Jacob Böhme, dans son livre De signatura rerum, publié en 1656. Il faut donc, à moins d’opposer Takako Okada et Jacques Lacan entendre autrement la proposition « terminer /son / analyse en mentant ». Je reformule donc : consentir à ce que le nom ne donne pas la clé du réel, ou encore consentir à ce que le réel soit sans nom, sinon un nom menteur, c’est à dire qui ne soit pas la conséquence d’une chose. Je n’ai pas cité Jacob Böhme par souci d’érudition, souci que je n’ai pas, mais parce que nous trouvons, dans l’opposition entre Lacan et Böhme, voire entre Lacan et certains psychanalystes, la même opposition que celle entre deux conceptions de la lettre. Ou bien la lettre recèlerait la chose ou son souvenir, c’est la thèse de Böhme , ou bien la lettre serait un pur mensonge, ce qui éclairerait au passage la formule de Lacan à Yale : le réel ment au partenaire. Sans doute pourrait-on objecter que le nom se situe en dehors de l’opposition vérité/mensonge, mais même à accepter l’objection, il reste que le nom propre garantit le fait qu’on puisse parler, c’est à dire mentir. Je vais me risquer un peu : le signifiant, parce qu’il est menteur, convoque la vérité ; la lettre, radicalement, non. Est-ce que nous pourrions en conclure que la chose est une conséquence du nom ?

Pour formuler la question autrement : puisque la chose ne fornique pas avec le nom, le nom fornique t-il tout seul, en engendrant ainsi la chose ? Si les petits cochons ne me prennent pas pour une pomme de terre, je répondrai bientôt. Mais je ne veux pas terminer sans introduire le mot « amour » qui figure dans mon titre. L’amour serait une façon de suppléer l’impossibilité qu’il n’y ait pas mensonge, dès lors que j’ai un nom. Mais, ne serait-ce pas là un forçage ? Voyez, j’ai quand même réussi à progresser en ajoutant un point d’interrogation à mon titre. Pour anticiper sur la réponse que je donnerai à cette question, je vais simplement vous proposer une formule qui vient en contraposition à celle qui définit l’amour (donner ce qu’on n’a pas) : perdre ce que l’on n’a pas.