Le désir d’une mère

17 mars 2010

Séminaire Alençon : En corps, qu’est-ce qu’une mère ?

Nous allons partir aujourd’hui de la question des portes. Aussi bien celles qui apparaissent dans les rêves, que celles que l’on a peur d’ouvrir ou encore celles que l’on franchit.

En institutions il y a plein d’histoires de portes.

Les portes délimitent des espaces. Le dedans et le dehors. Le connu et l’inconnu. L’heimlich et le unheimlich. La sécurité et le danger. Le perdu et le désiré. Autant elles peuvent indiquer un symbole comme un seuil avec le choix de le franchir ou non, autant elles peuvent aussi être, dans le réel, compliquées ou nécessaires à franchir et parfois à refranchir.

On ne voit pas ce qu’il y a derrière une porte sauf à l’ouvrir. On peut souhaiter qu’il s’y trouve quelqu’un ou quelque chose d’attendu, de désiré. Aujourd’hui je vais plus particulièrement parler des fois où il se trouve derrière quelque chose d’effrayant qui fait qu’on ne veut pas être seul. Ne pas être seul face à ce quelque chose dont on ne sait pas bien ce que ça veut. Imaginarisé, ce quelque chose se présente sous différents traits. Mais avec des points communs : ça ne bouge pas, ça semble attendre. C’est muet et ça regarde, ça fixe. C’est dans ce temps là que le sujet peut fermer la porte ou ne pas l’ouvrir. Parfois le sujet ne s’imagine rien et est tout de même la proie d’une angoisse. Il ressent juste quelque chose de présent. Il s’imagine alors pouvoir la fuir réellement en passant (seul, espère t il) de l’autre coté.

Un jeune ado me parle de ses angoisses. Il sent souvent quelque chose derrière lui. Il se retourne et il ne voit rien. A la maison il pete des câbles. Il ne sait pas pourquoi. Il jette et casse les objets. Il insulte ses parents. Il sait que ce n’est pas bien mais il ne peut pas s’en empêcher. Il n’était pas comme ça quand son frère était encore à la maison. Maintenant il est seul, « presque seul » ajoute t il. Dormir ailleurs que chez lui ne lui pose pas de problème. Chez ses cousins, il n’a pas peur. Chez lui, il a peur. C’est dans ce lieu familier que se trouve la source de l’angoisse. Ce qui lui fait peur est là à coté de lui. Il ne sait pas ce que c’est. Un jour il dira qu’il sait que ce qui lui fait peur est « un monsieur, non pas un monsieur » dit il. « tu voies, avec un nez rouge. Je sens qu’il est là. Il doit être derrière la porte d’entrée. » La semaine qui suivit la mise à la porte de cette chose, il me dit qu’il ne pete plus de câble à la maison. Il a toujours peur mais le monsieur qui n’est pas un monsieur et qui a un nez rouge reste dehors. Il a pu alors parler d’autres angoisses. Celles quand il est dans la rue et qu’une voiture, dont il ne voit pas à l’intérieur à cause des vitres noires, arrive par derrière lui. Ceux qui sont à l’intérieur pourraient vouloir l’enlever. Nous pouvons noter là toute une progression, une élaboration petit à petit qui tend à mettre à distance le risque de sa possible disparition ou pour le dire en d’autres termes de mettre un frein à cet aller sur le chemin de la jouissance qui va à la mort. D’abord angoisse avec ce sentiment que la menace (indéfinie) est derrière lui. Il ne voit rien. Puis il l’imaginarise dans un être asexué (un monsieur qui n’est pas un monsieur) qui est dehors, derrière la porte. Et enfin il construit un Autre qui voudrait jouir de lui, voudrait l’enlever.

Un autre point qui peut aider à saisir, c’est qu’à l’évocation de l’absence de son frère et de sa difficulté à dormir, alors que je lui demande qui pourrait dormir avec lui, il me répond : « pas ma mère, elle doit dormir avec mon père pas avec moi ». Le fait n’est pas si certain pour lui et cela l’angoisse. D’où son souhait et toutes ses prières à Jésus pour que son frère revienne. Ce qui le rend si peu sûr de sa tranquillité, c’est l’amour de son père pour sa mère qu’il ne voit pas. Il en parle ainsi : « J’ai un oncle qui lit dans les lignes de la main. Moi je lis dans les yeux. Je vois les gens amoureux. Quand je regarde dans les yeux de maman, je vois papa. Quand je vois dans les yeux de papa, je vois rien. Ca m’inquiète. Je sais pas si y a rien ou autre chose. Même quand je regarde dans les yeux d’un chien, je vois une femelle. »

Un autre jour il poursuivra en ajoutant : « Mon père, c’est un homme. Il fait ce qu’il veut, je m’en fiche. Mais c’est mon père, là ça va pas. » L’amour de son père pour sa mère aurait été pour lui nécessaire. Peut on poser que si celui nommé père par lui s’occupait de sa mère, cela ferait que la Chose n’ex-siste pas ? C’est-à-dire ne serait pas présente à coté de lui. Lacan dit que la Chose, Das Ding, est ce que le sujet a de plus étranger et de plus intime en même temps. Elle est extime. Pour notre jeune sujet, elle lui est étrangère et extérieure. Là, la porte joue son rôle à partir du moment où il peut imaginairement placer cette Chose derrière la porte fermée. Il crée des espaces, un dedans et un dehors. Cet appel au père, au père comme nom, à s’occuper de la mère, à avoir une femme cause de son désir fait penser au petit Hans. Dans un article sur la phobie, Isabelle Morin relève un fait déterminant dans le choix du cheval comme objet de la phobie. Le père de Hans raconte dans un livre, que Freud pour les 3 ans de Hans lui avait offert un cheval à bascule. Je cite : « Hans n’est pas sans s’apercevoir que quelque chose de Freud, la psychanalyse, mobilise son père, éveille son désir. Le cheval est alors une métonymie du désir du père. Bien sûr ce qui devrait animer son père, ce serait le désir pour la femme qu’il a choisie. C’est sans doute en quoi la position désirante du père rend la partie plus difficile pour Hans ».

Notre jeune adolescent ne trouve rien dans le regard de son père. Il ne trouve rien qui lui permettrait de se défendre de ce qui l’angoisse par une phobie.

La mère aime le père soulignant pour le fils qu’elle attend quelque chose de lui. L’absence de désir chez le père (rien dans le regard), gomme la question du désir, ne laissant à disposition du fils que la problématique de l’amour. Lacan dit que la mère devient objet de désir pour le fils par identification du dit fils au père. Avant cela, il n’y a que la dialectique de l’amour et sans cela pas de symbolisation possible du désir de la mère. L’identification pour lui est difficile. Il est seul. Il tente de s’inscrire dans la filiation paternelle en faisant appel aux oncles. Comme eux il a des dons (comme celui de lire dans les yeux par exemple). Cependant ce savoir (à statut particulier, initiatique) qu’il essaie de s’approprier lui ait denier par ses parents qui lui disent que non. Peu importe il y croit. Sa croyance est une certitude. C’est une différence à faire même si lui utilise fréquemment le mot « croire ». A d’autre moment il s’en explique plus précisément. Il dit : « Je ne devine pas. Je le sais. Je le sais dans mes oreilles. Je le sais dans ma bouche ». Il est sûr d’avoir ces dons. D’avoir ces dons l’inscrit dans la famille paternelle. Il ne s’agit pas d’identifications imaginaires où il imiterait. Il s’agit d’inscription dans une famille. Mais pour cela, il se passe de son père, celui de la réalité. Il fait appel au père symbolique. Il tente de s’inscrire dans du coté des hommes de la famille mais sans inscription des générations. Alors voilà, la question du désir lui est étrangère. Par l’absence de désir chez son père, il n’a pas accès au désir de la mère, au féminin dans la mère. Tout n’est pour lui que jouissance de la Chose.

Essayons de suivre ce qu’il va construire.

Ce patient parle d’une figure féminine particulière pour lui : la dame blanche. Il en a parlé au début dans le registre de l’inquiétant. « J’ai vu la dame blanche et depuis j’ai peur ». La dame blanche, se retrouve dans différentes légendes anciennes ou actuelles et urbaines. C’est un personnage muet. La voir est annonce de mort.

Plus tard il parlera d’une autre dame blanche en faisant références à une histoire racontée par son père (notons au passage d’où vient cette histoire et que ce récit arrive après qu’il ait énoncé que son père aurait du être amoureux de sa mère). Voici l’histoire : Il y a une dame qui un jour s’est approchée d’un homme mort dans un accident. Elle l’a touché de sa main. Il est maintenant vivant. Puis elle a disparu. Il n’est resté qu’une chose de cette femme : sa robe blanche qui se trouverait désormais dans un musée. C’est une autre figure de cette dame blanche. Elle (re)donne la vie.

La première dame blanche est, de par sa rencontre, annonciatrice de mort. Elle n’est pas une tueuse. C’est un signe, un message. Est-ce une figuration de la Chose ? ou bien une tentative de parler de l’être pour la mort ? Ce n’est pas pareil. Je pense que la Chose, il l’a imaginarisée dans ce monsieur qui n’est pas un monsieur et qu’il a mis derrière la porte de la maison. Il y a pour lui volonté de jouissance chez ce personnage. C’est en considérant les deux figures, en même temps, que nous allons mieux saisir ce qui est en jeu.

La seconde redonne la vie au mort. Puis disparaît. Il ne reste que sa robe. Ce qui au passage lui donne un sexe, c’est une femme. D’être dans un musée, c’est une reconnaissance par l’Autre qu’elle a existé. Elle est présente sur fond d’absence. Elle est représentée dans le lieu de l’Autre par sa robe, objet métonymique de cette femme. La robe recouvre l’absence de sa mère dans le regard de son père. Cette dame blanche est maintenant le nom de la Chose mais comme objet perdu. Cela introduit l’être pour la mort. Il est possible qu’elle donne la vie car cela reporte la mort. Elle est perdue et permet de vouloir la retrouver. La vie conduit à la mort mais il y a la vie à vivre.

Arrivé à ce stade, je suis dans l’embarras. De quoi manque ce sujet ? Qu’est-ce qui peut bien être radicalement absent pour le mettre dans tous ces états là ? A quoi en appelle-t-il ? Ce qui m’étonne, c’est qu’il dise ce qui manque (sa mère dans le regard de son père). S’il peut dire ce qui manque, c’est que ca ne manque pas, sinon il ne pourrait pas le dire. De nommer de ce dont il manque dans les yeux du père, fait exister sur le plan symbolique ce dont il manque. L’appel au père, à l’homme nommé père, l’importance de la culture familiale relayée par sa mère, ces identifications familiales semblent indiquer qu’il y a du nom du père mais qu’il ne fonctionne pas pour autant. Je dirais qu’il ne manque pas du signifiant du nom du père et qu’il essaie de s’en servir. C’est autre chose qui manque.

Reprenons l’amour de la mère pour le père qu’il voit dans les yeux de sa mère. Cette femme aime son mari. A reprendre les questions de Lacan dans les formations de l’inconscient sur la demande du sujet faite à la mère, on s’aperçoit que la réponse de la mère doit en passer par le père (que Lacan appelle alors l’Autre de l’Autre maternel). C’est-à-dire que la mère adresse elle-même une demande, demande d’amour, au père. C’est ce dont il parle en disant voir son père dans les yeux de sa mère. Mais là, il n’y a rien en retour. Il n’y a pas de réponse du père à la mère. Il ne trouve pas dans le père de signifiant qui nommerait le désir de la mère. Ce signifiant est radicalement absent. Est-ce dans le père que ce signifiant doit être, je ne sais pas. Mais que le père n’ait pas de désir, lui fait rater ce signifiant. Si la mère, par la voix, peut soutenir la parole du père, il serait possible de se demander si le père par son regard ne devrait pas soutenir/viser quelque chose du désir de la mère. Reprenons en cet instant la métaphore paternelle. Le nom du père vient recouvrir le signifiant du désir de la mère. Pour ce sujet, il peut bien y avoir un signifiant du NDP, il n’a rien à recouvrir. Cette forclusion, en tant qu’absence, du signifiant du désir de la mère, provoque en effet second une forclusion du NDP. La non effectuation de la métaphore paternelle, par non symbolisation du désir de la mère, ne rend alors pas efficient le phallus symbolique. Cela implique ensuite qu’il n’y a pas de signification phallique. Ce manque de signification phallique, se retrouve dans son pendant : la création d’un savoir initiatique à travers ses dons qui lui donne un savoir sur la jouissance parant ainsi à son envahissement. Il interprète ce qu’il voit dans les yeux. Il peut aussi savoir l’état de santé d’une personne à coté de lui en interprétant ce qu’il ressent dans les différentes parties de son corps. Une thèse développée dans l’apjl énonce que dans la psychose la jouissance est phallique mais qu’il manque la signification phallique. Ce qui me semble cohérent. Depuis le début j’ai parlé de jouissance et notamment de jouissance de la Chose. Autant parler de jouissance phallique au sujet de ce qu’il ressent dans ses organes, me convient, autant en parler quand il est question de son angoisse première d’anéantissement, me pose plus de question. A partir du moment où la Chose est imaginarisée derrière la porte, il peut parler de la jouissance de l’Autre. Elle est aussi phallique. Mais avant, cela est beaucoup plus diffus. En fait il faut différencier angoisse et jouissance. L’angoisse peut être sans objet apparent ou fixée sur un objet. Elle signale une possible jouissance. Ces constructions montrent qu’il essaie de médiatiser, de rendre compte de la jouissance de l’Autre (il a peur de se faire enlever). Il prête à l’Autre une volonté de jouissance. Ces petites histoires sont comme de petits fantasmes. Il y est objet du fantasme de l’Autre. Cela introduit une distance. Il vaut mieux être objet de ce fantasme qu’objet direct de la Chose même. Ces fantasmes n’ont pas la même structure que le fantasme dans la névrose. Il ne s’agit pas du rapport du sujet avec l’objet a mais du sujet en tant qu’objet du fantasme de l’Autre dans le rapport à cet Autre. Le sujet est en place d’objet a (ce que dit Lacan dans les deux notes à J. Aubry). Dans la névrose, c’est la proximité de l’objet a que signale l’angoisse. Dans la psychose, c’est la proximité de la Chose en tant qu’il en serait l’objet. La jouissance de la Chose est elle jouissance phallique ? Si elle ne l’est pas, cela supposerait une autre jouissance plus primitive qui deviendrait jouissance phallique. Une jouissance de l’être ? Je ne le croie pas. L’infans est plongé dans le langage bien avant sa naissance. Même si le sujet ne construit pas de petits fantasmes, cela ne veut pas dire que la fonction n’est pas là. La jouissance est alors phallique dès le début. C’est le sujet qui ne s’est pas encore construit d’histoire.

L’histoire de la dame blanche n’a pas le même statut que ces autres histoires. Ce n’est pas une imaginarisation de la Chose. C’est une symbolisation qui donne accès à la vie et la mort, supprimant une certaine éternisation ou au contraire une fin immédiate des choses.

Cette façon d’attraper l’histoire du père et de représenter la dame blanche par la robe, me fait me pencher sur d’autres signes cliniques qui le représentent dans l’institution. Il a de légers troubles aphasiques. Parfois il manque du mot dont il a besoin. Dans les séances cela s’est produit. On peut donc lire cela avec ce dernier éclairage. La structure de ces troubles aphasiques est équivalente à celle de sa construction avec la robe. Il y a « Le monsieur qui n’est pas un monsieur avec un nez rouge ». C’est un clown. Une fois il me parle d’une hallucination (point qui mériterait aussi qu’on s’y attarde). Un petit personnage qui n’est pas un enfant lui est apparu. Pour m’expliquer il me dit « tu sais, ils ont les mains comme ça » (il joint les mains comme pour une prière). « Et puis ils ont un truc au dessus de la tête » ajoute t il en faisant le signe d’un cercle au dessus de sa tête. Nous retrouvons là le même fonctionnement métonymique pour nommer les choses. Une piste peut être pour regarder de plus près certaines aphasies.

Avec tout ce chemin parcouru, je me suis éloigné des portes. Ce sera sûrement pour une prochaine fois. Quelques points cependant : Il est question d’espace, de lieu, d’ouverture et d’enfermement. Nous pouvons dire que cet adolescent, de ne pas accéder au monde du désir, vit dans le monde de l’amour. C’est le monde du Un, celui du faire Un. C’est un monde clos. L’amour est la seule façon qu’il a d’aborder l’Autre et de faire avec sa jouissance. Mais cet amour ne peut faire condescendre la jouissance au désir par manque de ce signifiant du désir de la mère. Nous ne sommes pas là comme dans la névrose. Il y a avec les portes un travail topologique d’ouverture d’un monde fermé ou au moins une tentative. Cela créé un dedans et un dehors qui peuvent être plus ou moins imaginaires, réels ou symboliques comme tel sujet disant qu’il veut être connu en dehors de chez lui pour ce qu’il fait et pas seulement par ses parents.

Dans la névrose, les portes sont plutôt la marque que l’outil d’instauration d’un dedans et d’un dehors. En général la Chose n’est pas forcément désactivée mais bien extime. Un franchissement de la porte est possible ou plutôt même un affranchissement. Les rêves notamment peuvent être explicites à ce sujet. Il en est dont le sujet se réveille avec un sentiment d’apaisement et de continuité entre le rêve et la réalité. Il ne s’agit pas de l’envahissement de la veille par l’angoisse du cauchemar ou le plaisir de la satisfaction mais du fait que le rêve n’ait plus à protéger le sommeil. Il y a continuité entre le dedans et le dehors. Il n’y a plus besoin de porte. C’est une autre topologie. C’est un éveil à la vie et pas une fuite du rêve pour retrouver la vie de tous les jours. Cela est encore confus pour moi et j’espère poursuivre un autre jour.