Le désir – du physicien, du mathématicien, de l’analyste

28 janvier

Séminaire Toulouse : science et ascience

1 ) Sans sujet, il n’est pas de savoir extrait du réel. En un sens, cette considération rend caduque la question de la présence ou non du savoir – dans le réel – avant qu’on ne le sache. Lacan s’en amuse quand il imagine une caméra filmant une clairière, alors qu’une catastrophe nucléaire a effacé le vivant de la surface de la terre. L’univers existe-t-il encore, en dehors de cette évocation, sans au moins un sujet (un extra-terrestre) pour le connaître ? Et pourtant, dès que le sujet surgit comme réponse du réel à l’interrogation de l’Autre, le dit réel est perdu, le sujet divisé, et il n’y a pas d’autre univers que celui du discours qu’il habite. Dès qu’il parle, le sujet se heurte, nous le répétons sans arrêt, à l’énigme de ce qu’il est et à la matière aussi bien de la question que de la réponse : des mots. Dans ces mots il se découvre mortel, manquant, désirant, seul – bref, tout ce qui fait le « malaise dans la civilisation ». Autant dire que l’impossible lui « saute à a figure » avant même qu’il ne soit capable de le localiser au rapport sexuel (je ne suis pas sûr de ma formule). Est-il légitime de dire que, à peine le symbolique mis en action, l’impossible est la trace de ce qui en est retranché, et que par là le réel lui revient du dehors (1) ?

Quoiqu’il en soit, l’humain tente de guérir de cet impossible en inventant l’âme, Dieu, l’immortalité, etc. – bref, la civilisation. Geza Roheim suggère que l’humanité serait nécessairement passé par une telle phase psychotique, où l’homme logerait dans son délire. Mais alors, comment y aurait-elle survécu ? Comment s’en serait-elle affranchie ? A dire vrai, tout se passe comme si d’entrée de jeu – de « je » – la dite humanité avait été sensible à ce que la civilisation laissait au réel, hors de sa prise, à l’impossible à maîtriser – la mort, bien sûr, les forces de la nature, le rapport sexuel, et autres index de cet « immaîtrisable » : les attribuer à la divinité était déjà une interprétation de l’irruption du réel. Nous devons en déduire que le réel est resté plus fort que le vrai des ontologies, au point de pousser l’humain à chercher une autre explication. N’est-ce pas déjà un moment scientifique ? Est-ce que tout moment scientifique ne livre pas avant tout, avant son succès en terme de gain de savoir, la position du « savant » ?

Cette thèse que Pierre Bruno a extrait du moment scientifique lacanien, je serai donc d’abord tenté de la généraliser.

2) Si l’on interrogeait nos contemporains à brûle pourpoint sur le meilleur moyen d’appréhender le réel, nul doute que la solution plébiscitée serait la science. Et sans doute trouverions-nous, en première approximation, cette réponse convenable. Or, dans le champ de la psychanalyse, Lacan réserve le terme de « science du réel » à la logique – la seule à faire place à l’impossible dans son calcul. Certes, la logique est mobilisée par le raisonnement hypothético-déductif qui domine les disciplines scientifiques, de la physique à la psychologie. Or, Lacan, encore lui, n’en qualifie pas moins la science de fantasme, ne serait-ce qu’en raison de la visée de couverture symbolique du réel, de réduction du réel au savoir. Certains savants n’hésitent pas à prophétiser la fin idéale de la science, lorsque le réel aura été épuisé Cette visée idéologique est certes caricaturale, mais elle montre que sinon la science du moins l’idéologie scientiste va contre le moment scientifique. En quête d’une sorte de confirmation de cette intuition j’ai parcouru le dernier ouvrage que le paléoanthropologue Pascal Picq a publié avec la collaboration d’un linguiste, Laurent Sagart et d’une pédiatre, spécialiste de l’étude du langage chez les bébés, Ghislaine Dehaene, sous la forme d’entretiens avec la journaliste Cécile Lestienne : La plus belle histoire du langage (Seuil). En fait il y a un hiatus instructif dans cet ouvrage. D’une part il explicite clairement la recherche scientifique qui porte sur la découverte d’un cerveau capable de grandes performances cognitives, sur la vérification de la présence ou non des mêmes capacités chez les grands singes, par exemple, la comparaison de la multiplication linguistique avec l’extension des populations, etc. D’autre part, il ne cherche pas à masquer ce que change chez l’humain l’acquisition d’un langage complexe, l’émergence de l’envie de raconter des histoires, la nécessité du symbolique pour penser les outils avant leur réalisation, voire l’excentration sociale de l’humain comme l’écrivait Lucien Sève. Mais ils n’envisagent jamais que le sujet soit différent de son organicité, effet de cette naissance au langage dont il ne s’agit pas de critiquer les conditions d’émergence. De sorte qu’ils recherchent dans les caractéristiques biologiques (génétiques, neuroniques, physiologiques), en vain faut-il le dire, le secret de tous les avatars langagiers.

Les auteurs n’envisagent pas, non plus, que l’organicité puisse être, certes, condition nécessaire, mais insuffisante à l’avènement du sujet (à preuve leur présence chez les grands singes) – quoiqu’ils soulignent combien les interactions sociales et notamment la langue des parents, influent sur les capacités cognitives. Ils font peu mention du fait que l’organicité porte la trace de la vie du sujet qu’elle conditionne. Surtout dans cette optique, on ne voit pas bien comment l’on passe de l’avènement du langage comme dernière caractéristique reconnue à l’humain (avec ce niveau de complexité), à trois chercheurs qui s’efforcent d’en rendre compte en le ramenant à l’apparition d’un certain type de cerveau et à certaines conditions de développement : s’ils réussissaient dans leur entreprise, ils se nieraient eux-mêmes derrière la chaîne de détermination reconstruite. Car à caractéristiques biologiques égales, pourquoi certains éprouvent-ils la nécessité de s’expliquer avec « l’origine du langage » et d’autres non ? Heureusement, il y a des trous explicatifs dans les théories ici rassemblées (paléoanthropologie, linguistique, histoire, neurosciences et sciences cognitives) qui requièrent la réponse des savants : de sorte que l’inconnu, le trou dans le savoir, objective la position du savant, alors même qu’il cherche, à son insu, à se débarrasser… de lui-même !

3) Il est vrai, ainsi que Pascal l’a entrevu, que la science ne saisit que ce qu’elle rend manifeste (2). C’et le sens de sa formule selon laquelle il n’y a de science que des apparences. Il devait en déduire deux sortes de vérités : celle des apparences, justement, et celle, essentielle, échappant à la prise de la science. La duplicité de la vérité est de tradition théologique, qui distinguait la révélation directe à l’homme qui la traduit (la trahit) dans un livre qu’il ne cessera ensuite d’interpréter, et la révélation naturelle directement écrite par Dieu dans la physis qui requiert le savant pour la lire. Bacon, plus lacanien, considérait le résultat scientifique à l’instar d’une interprétation : c’est que le réel ment dès qu’il s’agit de le faire parler. De la sorte, même du point de vue scientifique, le travail de la science en apprend surtout sur la position du savant, son désir, ses activités, sa raison, ses capacités cognitives, son rapport au savoir et à ses limites… Jusque là j’ai tenté de « nous » approprier le dernier paragraphe de l’intervention précédente de Pierre Bruno : « En somme, écrivait-il à partir de l’invention du cross-cap par Lacan, ce moment présentifie non l’objectivation du réel par le savant, mais l’objectivation de la position du savant par le réel, ce qui est le propre de la psychanalyse ». Cette remarque donne un relief particulier à deux affirmations de Lacan prises ensemble : à savoir que l’objet a par lequel il indexe le réel serait sa seule invention, et que le réel serait son symptôme. Cette construction du cross-cap, à quoi Pierre Bruno limite le moment scientifique lacanien, qui permet de situer la coupure qui détache le seul réel auquel le sujet ait accès : et que nous pourrions rapprocher de l’identification au symptôme.

4) La référence à « ce qui est le propre d’une analyse » suggère une autre remarque. En effet, l’irruption du réel n’est-elle pas identique à l’avènement du discours analytique ? On se souvient que Lacan postule cet avènement du discours analytique à chaque changement de discours (Séminaire XX : Encore) : c’est confronté à « un » réel venu au poste de commande, et à condition de consentir à s’expliquer avec lui, que le sujet va traiter dans un autre discours ce réel à quoi il ne pouvait faire face dans le lien social où il l’a rencontré. Cette irruption nous pouvons donc légitimement l’écrire a→$. Laissons de côté pour y revenir à l’occasion le fait que Lacan situe au même endroit, celui du changement de discours, un avènement non seulement du discours analytique, mais de l’amour.

En tout cas, le moment scientifique coïncide avec cet avènement du discours analytique : n’est-ce pas qu’ils ont « quelque chose » en commun, voir qu’ils sont identiques sur un point ? En quelque sorte, discours analytique et science constitueraient deux lectures (deux après coup ?) d’un même moment – sans doute inscriptibles sur le cross-cap : l’extraction de l’objet objectiverait le réel du sujet (la position du sujet, du savant ou de l’analyste) – qui divise ces deux lectures. A charge à ce sujet de s’expliquer soit comme « savant » avec le discours scientifique (sommes toutes, ce dernier ne fait pas lien social parce qu’il ne fait aucune place à un autre sujet, parce qu’il oublie ce qui le fait « causer » au profit de la vérité formelle, etc.), soit comme analyste (faire semblant du réel qui donnera chance à un autre sujet de son propre moment scientifique).. et soit comme analysant (sans éliminer a priori d’autres destins de cette lecture : poétique, artistique…).

Cela fait une responsabilité particulière pour les psychanalystes. Certes, comme le dit Lacan, « il y a un réel en jeu dans la formation même du psychanalyste » (Scilicet 1, p. 15) : celui-là même que la civilisation efface. « Ce qui est refusé dans le symbolique, rappelons le verdict lacanien, reparaît dans le réel. Dans le réel de la science qui destitue le sujet bien autrement dans notre époque quand seuls ses tenants les plus éminents, un Oppenheimer, s’en affolent » (p. 23). Si Lacan appelle une « critique scientifique dans notre discipline » (p. 24), n’est-ce pas pour donner chance au réel du sujet ? Si la science ne s’interroge pas sur le désir du physicien (Le séminaire XI, p. 14), celui-ci n’en est pas moins, dans son principe identique au désir de l’analyste. Lacan le confirme en un sens à propos du mathématicien : « l’interprétation du signe rend sens aux effets de signification que la batterie signifiante du langage substitue au rapport qu’il ne saurait chiffrer ». Par là la civilisation efface le réel. « Mais, poursuit Lacan, le signe en retour produit jouissance par le chiffre que permettent les signifiants » – retour du réel sous l’espèce de cette jouissance – : « ce qui fait le désir du mathématicien, de chiffrer au-delà du joui-sens » (Scilicet, n° 5, p. 10).

Même si le physicien, le mathématicien et le psychanalyste ne font pas la même chose de ce désir, même si les conditions de l’avènement de ce désir exigent de l’analyste de s’assurer de sa passe et de créer les conditions de celle de l’analysant, il n’est pas sûr que la science et la psychanalyse puisent se passer l’une de l’autre. Quoi qu’en disent et fassent idéologie et politique dominantes.

NOTES :

(1) La discussion nous a amené à nous demander si ce n’était pas là une conséquence logique du procès de subjectivation, retour dans le réel de ce qui est retranché du symbolique pour que le sujet s’effectue : « Ce que veut dire l’inconscient, c’est que le sujet refuse un certain point de savoir, c’est que le sujet se désigne de faire exprès de ne pas savoir, c’est que le sujet s’institue […] d’un signifiant rejeté, verwerfen, d’un signifiant dont on ne veut rien savoir » (Jacques Lacan, Le séminaire XII : Problèmes cruciaux de la psychanalyse, leçon du 12 mai 1965, inédit). Nous avions déjà rencontré ce passage lors de la séance du 13 décembre 2004, « Tous des Hommes aux loups ? », in Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, Une autre psychanalyse, Paris, APJL ? 2007.

(2) Cf. Pierre Mignard, Pascal : la clef du chiffre, Paris, Table Ronde, 2007 : « Prisonnier sans barreaux d’un univers infini, l’homme a perdu ses marques. Tel un condamné attendant son arrêt, il est dans le désarroi. Pourtant ses compagnons, voués au même sort, se divertissent en cherchant dans le jeu une manière d’abolir le hasard et de rouvrir espace et temps perdus. Étrange contraste. N’y aurait-il pas moyen de voir le dessous du jeu ? – Oui, répond Pascal, l’Écriture. Question alors d’herméneutique, car si la Nature est un « chiffre », l’Écriture en est un autre. Le grand livre des créatures, écrit de la main de Dieu, est-il plus lisible que la Bible inspirée par l’Éternel aux patriarches et aux prophètes ? Disposés en miroirs, les deux livres s’entrex-priment et dénouent leurs énigmes respectives, comme si l’un était la clé de l’autre. Le palimpseste des deux graphies divines se retrouve dans le rapport entre les deux Testaments, le face-à-face des deux miroirs donnant lieu à une mise en abîme qui délivre le sens caché et en développe la puissance infinie. Le génial déchiffreur des deux cryptogrammes divins laisse cependant derrière lui un livre auquel ne cessent de se heurter les interprètes. Nous en aurait-il confié la clé ? » (quatrième de couverture).