Je poursuis mon questionnement.
L’amour, ai-je dit en reprenant un énoncé de Lacan de 1977, est une signification qui appelle l’interprétation, c’est à dire une action qui donne sens à cette connexion entre deux savoirs, entre deux mi-dire. J’ai rappelé aussi que cette signification résulte du « ça parle de lui », mais il me faut maintenant préciser, mieux que je l’ai fait la fois dernière, qu’ une intention doit être prêtée à ce ça, autrement dit que, du ça, soit extraite la dimension de l’Autre. J’ai l’idée que c’est ce mouvement du ça à l’Autre qui est appelé Eros dans la mythologie grecque archaïque. « Archaïque », parce que la transformation du dieu Eros a été considérable par la suite. Il est d’abord , je suis les indications de Pierre Grimal, un dieu majeur, né de la scission de l’œuf primordial engendré par la nuit, les deux moitiés de cet œuf devenant la terre et le ciel, puis, avec Platon, il devient un démon , intermédiaire entre les dieux et les hommes, fils de Poros (expédient) et de Penia (pauvreté). La présence d’Eros se lit pour un homme dans le regard d’une femme, et c’est cette lecture qui transforme cette femme en bien-aimée. Je précise bien qu’il s’agit d’une lecture, et que lorsqu’ une femme aime un homme sans que cet homme en retour l’aime, cette lecture n’a pas lieu, même si l’homme peut savoir par ailleurs ne pas être indifférent à cette femme. Ceci permet de définir l’érotomanie comme une hallucination de la présence d’Eros.
Etre signifié et y déceler une intention, voilà ce qui fait de l’Autre un sujet potentiel, ce qu’il n’est pas, et qui me fait aimant de ce qui m’a fait aimé. Le mensonge , dont on crédite ou débite Eros, est ainsi de transformer en objet d’amour cet Autre qu’on fait sujet. C’est cet Autre fait sujet qui n’existe pas. L’Autre en tant que tel existe bel et bien.
La puissance d’Eros se révèle là : être signifié me fait ex-sister au delà de la vie . Je n’existe que par cette action primordialement attribuée à l’Autre, grâce à ce mensonge que j’ai relevé et qui n’empêche en rien que l’amour soit authentique. Encore une fois, cette extraction hors de la vie est bien, primordialement, une mort. Avant d’avancer, deux remarques comme balises. La scission d’Eros en amour d’un côté, désir de l’autre, est inhérente à cette action primordiale. C’est sans doute ce que Platon a fait : articuler comme désir l’ Eros en en faisant l’enfant de Pauvreté, toujours à la recherche d’un objet manquant. D’autre part, l’appel à l’interprétation est un appel au sens, sauf dans la découverte freudienne où l’interprétation, une fois le sens inconscient trouvé, produit la rencontre avec ce que Lacan appelle le vrai trou, à savoir qu’il n’y a pas de jouissance de l’Autre. On trouve ça dans la leçon du 16 décembre 1976. Dans l’intersection du rond du Réel et du rond de l’Imaginaire, Lacan écrit J (A barré) et il commente : « Ce que veut dire cet A barré, c’est qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est que rien n’est opposé au symbolique, lieu de l’Autre comme tel. Dès lors, il n’y a pas non plus de jouissance de l’Autre ». Il se trouve que j’ai passé fin février une semaine dans l’extrême nord de la Finlande, bien au delà du cercle polaire, et que j’ai pu rencontré, dans des conditions semi-touristiques, une femme du peuple samé, qui interprète les rêves de ceux qui viennent la voir au titre de guérisseuse. Je n’ai pu lui poser les questions que j’aurais voulu, car je l’avais senti se rétracter déjà un peu quand je lui ai demandé s’il existait toujours des chamanes dans son peuple. Mais je ne crois pas me tromper en disant que pour elle il y a une jouissance de l’Autre et que, d’après le peu que j’ai lu dans un musée sur ce peuple, cet Autre jouit dans le monde souterrain des morts.
Comme vous le savez, Freud a voyagé dans ce monde souterrain de l’Achéron pour questionner la jouissance de cet Autre .
Je suppose que vous pressentez où je veux en venir : aimer, c’est bien, mais l’amour n’est pas une solution, ou du moins n’est pas une solution tant qu’il persiste dans un appel au sens qui accrédite qu’il y aurait une jouissance de l’Autre. Seul un sujet, vous, moi, jouit, et le lieu du symbolique ne jouit pas , pas plus que ne jouit un Autre de ce lieu du symbolique. Nous voilà revenus à ce noeud de l’amour dont nous vous avons déjà entretenus, en soulignant la conclusion à laquelle Lacan parvient dans sa leçon du 18 décembre 1973 et que je vous cite : « Faites l’essai de ceci, à savoir de ne faire que trois temps de la tresse, ce que vous obtiendrez n’est pas le nœud borroméen, c’est ça / in nœud non borroméen/. Ceci pour vous dire à quel point il est fac ile de tomber dans le moyen. Et que la face, la face équivalente de ce que j’ai situé de l’amour comme étant ce lien essentiel du Réel et du Symbolique, c’est que pris comme moyen, ça a toutes les chances d’être ce que ça est aussi du niveau de la finalité, à savoir ce qu’on appelle un pur ratage ». Je ne pense pas, dans les considérations dont je vous ai fait part la fois dernière et ce soir, avoir proposé quelque chose de différent. Dans cette leçon, la thèse de Lacan consiste à dire que l’amour ( en précisant que ce n’est pas l’amour divin) c’est l’Imaginaire en tant que moyen du rapport entre Réel et Symbolique. Le Réel, c’est le réel du dire qui fait de l’amour un événement ; ce dire s’adresse au savoir , soit le Symbolique et il s’adresse à lui par l’intermédiaire de l’Imaginaire. C’est ce processus qui rate le borroméen. Pour ma part, je vous ai dit que le moyen c’était le fait de lire dans les yeux de celle que j’allais aimer qu’elle me signifiait. Elle ne me signifiait pas quelque chose nécessairement, elle me signifiait. Ce moyen est donc bien du niveau de l’Imaginaire, c’est à dire , pour être clair, de la captation par le sujet de ce qu’il est sujet justement d’être parlé. Cet Imaginaire me fonde comme sujet, et comme sujet divisé entre l’aphanisis et l’identification à un signifiant. Vous pouvez saisir en quoi le reste s’ensuit : par un dire, le sujet s’adresse au savoir de celle qui est cette vection de signification et connecte à ce savoir son propre savoir inconscient. Ce que je voudrais cependant ajouter, c’est qu’il y a un risque de glissement, voire un glissement inévitable de celle qui est vection de la signification à l’Autre en tant que lieu du symbolique. Pour dire la chose carrément, la première est un sujet, le second non. La première peut jouir, le second non. N’est-ce pas ce quiproquo qui fait de l’amour un ratage, même si c’est un ratage sans lequel nous ne pouvons habiter le monde des parlêtres ?
Deux notations terminales maintenant.
J’ai pris l’amour dans le sens homme — femme. Qu’en est-il dans la naissance de l’amour d’une femme pour un homme. Plus précisément, est-ce que le glissement dont j’ai parlé a lieu selon la même modalité que chez l’homme ?
Deuxièmement, pourquoi accorder une prédilection au borroméen ? Le borroméen est la seule structure de nœud qui, entre Imaginaire et Réel, situe la finalité d’une psychanalyse, à savoir la jouissance de l’Autre barré. Si l’Autre n’était pas barré il jouirait comme sujet sachant. Est-ce que l’acceptation (Bejahung) de cet Autre barré, c’est à dire l’acceptation de l’inexistence de l’Autre de l’Autre, est quelque chose à quoi l’amour peut conduire ? Dans l’expérience mystique, il semble qu’on devrait répondre oui, mais le moyen dans ce cas est l’amour divin. Cela étant, nous retrouvons l’aporie de l’amour divin, que toutes les religions, monothéistes ou non, articulent comme impliquant un « sans moi », qui se réalise soit dans le devenir Brahma, soit dans la mort. Est-ce que l’extase, à distinguer de l’union avec Dieu, dont nous fait part Thérèse d’Avila, extase qui concerne le corps et non l’esprit, n’est pas une sortie de la religion ? Est-ce que la satisfaction à laquelle nous pouvons accéder à la fin d’une analyse (je ne parle pas là de la passe) ne comporte pas cette mutation du corps qui élimine l’angoisse et l’inhibition et fait passer le symptôme au sinthome ?
Il y a, incontestablement, une valeur de l’amour : sans lui, sans ce moment par lequel je touche, d’être signifié, à la grâce de l’existence, aucun plus-de- jouir n’a lieu. Dans le même temps, du fait du glissement dont j’ai parlé et qui, peut-être, interdit qu’on puisse séparer l’amour du sentiment, l’amour n’est-il pas un court-circuit ? La jouissance, au lieu de se dévaloriser en produisant une satisfaction, disjoncte , se répète et maintient l’existence dans un suspense inquiétant à bas bruit, suspense qui a le plus souvent comme figure la peur de la mort., cachée dans une religion du désir. Or, ce qui fait peur dans la mort, n’est-ce pas le pré-sentiment que nous y réaliserions l’absolu de notre désir, qui est de ne pas exister ? L’issue serait donc de s’émanciper de cet absolu et de se faire à une relativité du désir.
