le 15 janvier 2007
Je n’ai pas encore pris connaissance de l’intervention de Yamina GUELOUËT. Celle de Marie-Jean SAURET, qui n’a pas été lue par lui, mais résumée, j’ai pu la lire sur le net et elle commente, en la confirmant au moyen de lectures de Lacan, la formule que je vous avais proposée en décembre. C’est un commentaire précieux et, pour moi, encourageant, parce que ce n’est pas sans un certain tremblement que je vous l’avais, cette formule livrée.
J’ai lu, pendant les vacances de Noël, par hasard et par intérêt, De la docte ignorance,le livre majeur du cardinal allemand Nicolas DE CUSA, né au début du XVe siècle, et fondateur de la théologie dite négative. Je vous en recommande la lecture stimulante.
Il commence par l’existence nécessaire du maximum absolu, qui englobe tout, et qui est identique au minimum absolu. C’est ainsi qu’il définit le Un, et ce Un englobe l’altérité et la résorbe. DE CUSA propose une démonstration prélevée dans le champ des mathématiques.
Soit un arc de cercle auquel nous adjoignons une tangente, c’est-à-dire une ligne droite. Il suffit alors d’imaginer que le cercle auquel cet arc appartient est infini, actuellement infini, pour que l’arc de cercle se confonde avec la tangente. C.Q.F.D. : la ligne droite infinie est donc un cercle. Équivalence dont vous savez qu’elle est maintes fois reprise par Lacan.
DE CUSA ne s’en tient pas là. Par la même voie, il démontre l’équivalence de la droite infinie et du triangle. Il suffit d’imaginer un angle de triangle assez ouvert pour qu’il disparaisse comme angle — qu’il devienne ligne droite. Vous saisissez peut-être en ce point ce qui fait objection à l’égard de cette démonstration. Ce n’est qu’au prix d’effacer la discontinuité de l’angle qu’il arrive à cette équivalence entre un et trois — l’unité trine. Mais du coup, le un comme discontinuité — le un différentiel — est exclu du symbolique. Il y a d’ailleurs une autre difficulté, sur laquelle je passe. DE CUSA veut bien que le un soit trine, mais pas que le un soit quaterne, voire plus. En dépit de ces réserves, reste un point décisif : la mise en jeu de l’infini actuel défait le symbolique, il le subvertit en mettant en évidence ce qu’on pourrait appeler l’imposture de son symbolisme. Dès le début de ce séminaire, et sans que je l’aie cherché, je vous ai fait part de cette disparité entre le moi freudien, qui advient à l’existence grâce à l’amour et l’instance du moi telle que Lacan en expose la genèse grâce au stade du miroir. Cela m’a frappé, cette disparité, et je me suis d’emblée demandé si elle avait quelque chose à voir avec une disparité interne à l’enseignement de Lacan, celle du moi et de l’ego-disparité qui ne se manifeste qu’assez tardivement, dans le séminaire sur Joyce. Est-ce que cette bifidité du moi a à voir avec la bifidité du symptôme et des Noms-du-Père ?
Avec cette question, je ne pose pas une question scolastique. Je pose une question qui est celle qu’une psychanalyse finit par écrire : est-ce que je peux m’en sortir (je laisse à cette expression toute son indétermination) en m’en tenant à m’identifier à mon symptôme ? Joyce pouvait-il et devait-il faire mieux que de s’identifier à ce symptôme des paroles imposées dont on voit comment il les a, dans ses fameuses épiphanies, hypostasiées ? Qu’est-ce qui est symptôme, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Si l’on adopte comme boussole, comme je le fais, que le radical du symptôme est le marqueur de mon insubordination à la jouissance de l’Autre, c’est-à-dire le refus natif de n’être que parlé, il faut en conclure que tout symptôme est ce qui contrecarre la pulsion de mort. Celle-ci recèle en effet l’injonction à n’être que parlé, ce qui serait la jouissance — la jouissance enfin retrouvée comme le paradis de Milton. Sans doute cette lutte essentielle entre symptôme et pulsion de mort, on en trouve l’épopée dans l’opéra indépassable de Mozart, Don Juan. Repens-toi, dit le commandeur. Non, réplique Don Juan. Pourquoi « non » ? Ce « non » de Don Juan peut se lire de mille manières. On peut en faire, à juste titre, le non du caprice libertin, celui du non au féodalisme déclinant, le non annonciateur de la montée des « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) de la bourgeoisie. Don Juan est, incontestablement, un sale type, un serial killer de femmes, etc. Très précisément, il détruit les femmes, une par une, plutôt que d’en venir à assumer leur castration. Mais, qu’adviendrait-il de lui s’il acceptait de dire « oui, je me repens » à l’injonction du commandeur ? Il perdrait son âme, aussi sûrement qu’il la perd en disant non. Il aurait fallu qu’il dise oui, certes, mais pas au commandeur. Au commandeur, c’est trop tard. Je n’écoute de la musique que de façon rarissime, mais celle de Don Juan ne me laisse pas inchangé, parce qu’elle est faite de cette contradiction surmontée, par la création musicale, entre le oui et le non. Mais la contradiction résolue dans la musique n’est telle que parce qu’elle n’est pas résolue pour Don Juan. Ce n’est pas l’illustration d’une résolution, mais une résolution qui n’existe, dans la puissance du médium musical, que comme marque d’une non-résolution. Lisez, lisez dans Ou bien… Ou bien de Sören Kierkegaard ce qu’il dit de Don Juan de Mozart, au début de la partie intitulée Étapes érotiques spontanées ou L’érotisme musical. Il dit ce que je viens de vous dire mieux — et bien avant moi. Ensuite, vous pourrez lire le journal d’un séducteur, dans le même ouvrage. Or, voici ma question — plate, c’est-à-dire scientifique. Le non de Don Juan est-il du côté symptôme, et le oui du côté du Nom-du-Père. Que le non soit du côté symptôme me paraît peu contestable. Pour le oui, la question est plus difficile, infiniment plus. Prenons le moi tel que, selon Freud, il se met à exister, ou plutôt se forme — car avant, il n’est pas concevable — grâce à das Lieben, l’aimer. Cet « aimer » est un oui, et c’est ce oui qui crée, peut-on dire, la forme capable de se soustraire à la jouissance de l’Autre. Sans doute, cet « aimer » mystérieux n’est-il lui-même pensable que dans une corrélation structurale avec l’existence de l’Autre. C’est parce que l’Autre (lieu du langage et vecteur vivant de ce lieu) existe que nous pouvons parler de ce das Lieben. J’ai dit « vivant », mais je ne fais pas pour autant l’impasse sur ce que dit Lacan, évoquant sa mort prochaine : « être Autre enfin ».
Or, à cette phrase, il ajoute : « après une vie passée à vouloir l’être malgré la loi ». C’est là le point. La loi voudrait qu’il n’y ait d’Autre que mort, encarté pour ainsi dire dans le langage, « effigie » pour emprunter, avec pertinence, ce terme à Freud. Or, le fait que l’Autre, en tant que vecteur nécessaire pour le langage ne soit en lui-même qu’un lieu désert, un musée désaffecté, et doive, malgré la loi, être vivant, c’est peut-être ce qui nous éclaire sur la question : d’où vient das Lieben ? Ne vient-il pas du vivant de l’Autre, en tant que ce vivant fait objection à la mort que recèle, comme principe, la symbolisation langagière. Ce vivant, cette chose incompréhensible et énigmatique langagièrement puisqu’elle est le contraire du langage, n’est-ce pas là que nous pouvons trouver ce mystérieux das Lieben qui supplée à cette inexistence du rapport sexuel, rapport sexuel auquel tend le langage, dans sa systémie même, et sur lequel il échoue ? C’est le moment de rappeler que l’amour est lié au transcendant, et qu’effectivement le transcendant seul est en mesure, comme le recours à l’infini chez DE CUSA, de contrecarrer la tendance du langage à se faire passer pour ce qui réalise le rapport sexuel. Se faire passer pour ce qu’il n’est pas est, vraiment, le sésame du langage, je veux dire qu’il ne pourrait satisfaire à sa fonction s’il ne se faisait pas passer pour ce qu’il n’est pas. C’est pourquoi la religion est increvable, parce qu’elle sait que, lorsque l’homme est sur le point de succomber sous la chape d’ennui du virtuel, il suffit de le rappeler au transcendant. Certes, ce transcendant, elle l’a mis en conserve — mais il reste comestible. Nous tenons là une clé de la différence entre parler, qui se contente du registre virtuel, et dire, qui déborde le registre. « Infini en conserve », ai-je dit pour la religion. Je vais vous faire part d’un propos de Saint Augustin dans De la cité de Dieu (cité dans l’article infini du Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences dirigé par Dominique LECOURT) : « Il est certain que toute infinité est, d’une certaine manière, ineffable, finie pour Dieu, car elle n’est pas incompréhensible à son savoir ». Ça confirme bien le « en conserve ». Il faut que l’infini soit subsumable par Dieu, et fini pour lui ce qui est une façon de le brider, et de perpétuer une conception cosmologique du monde, un emboîtement de sphères. Or, si la sphère n’est pas trouée, comment peut-elle englober une autre sphère ? Je reviendrais là-dessus, parce que c’est la voie royale pour rendre sensible l’enjeu de la topologie, et de ne pas discréditer celle-ci en l’utilisant comme modèle.
Je reviens alors au oui censé venir du Nom-du-Père et au non qui serait du symptôme. Le Nom-du-Père, nous devons l’envisager sous deux faces, objective et subjective : le Père nomme — le Père est nommé. Les deux sont nécessaires à la fonction du père réel. Dans le cas où cette fonction agit de telle sorte qu’à la place de la signification phallique nous ayons un retour du père dans le réel sous les formes divines que, par exemple nous lui connaissons chez le Président Schreber, est-il possible d’envisager que la jouissance phallique reçoive une signification, c’est-à-dire permette la reconstruction d’une réalité qui inclut au moins un référentiel ? Pour formuler cette question plus précisément, puisque c’est à ce seuil que j’arrive, le sinthome (et non le symptôme qui relève du non) peut-il être le vecteur d’un oui susceptible de traiter la jouissance phallique de telle sorte que l’énigme qu’elle fait surgir soit déchiffrable ? Ça voudrait dire que la création (le Don Juan de Mozart ou l’Ulysse de Joyce) est un déchiffrage de la jouissance phallique. Ça me paraît tenable. Dieu aussi, qu’on y croit ou non, n’a de portée que de déchiffrage de cette jouissance. L’au moins un qui déchiffre.