Le choix de l’amour

Le 8 décembre 2008

Séminaire toulouse : Deux, l’amour

Puisque nous sommes au début de notre enquête, il est bon de reprendre appui sur celui qui a inventé la psychanalyse. Invention à part,je le souligne en passant, parce que Freud ne semble pas avoir de prédécesseurs.

En 1926, une revue française intitulée Les cahiers contemporains , avait demandé à Freud de répondre à la question de l’”au-delà de l’amour”. A cette requête, Freud avait répondu par un court billet, que cette revue publia :

“Très honoré Monsieur,

Il m’est tout à fait impossible d’accomplir votre souhait.Vous exigez vraiment trop. Pour m’exprimer si globalement sur l’essence de l’amour j’ai jusqu’ici manqué de courage et je pense d’ailleurs que notre savoir n’y suffit pas.”

A lire cette lettre , on a l’impression que Freud n’a peut-être pas apprécié le “au-delà de” dont il ne fait d’ailleurs pas mention.Je suis moi-même intrigué par cette préposition et,n’ayant pas à ma disposition la revue en question, je reste sur ma faim.

J’ai cependant cherché, dans le tome XVIII des Oeuvres complètes qui contient ce minuscule texte, si Freud était aussi démuni qu’il le dit pour tenir un discours sur l’amour. Ce n’est pas vraiment le cas. En 1929,il publie Le malaise dans la culture et, partant de ce constat à la fois banal et difficile à contester que la réalité est, ou peut être, source de souffrance, Freud se demande quelles sont les méthodes qui peuvent permettre de réaliser cet objectif, auquel les humains aspirent, d’obtenir le bonheur et de tenir la souffrance à distance. Parmi ces méthodes, il considère que la moins illusoire est “cette orientation de la vie qui prend pour centre l’amour, attendant toute satisfaction du fait d’aimer et d’être aimé”. Et il poursuit : ”une des formes de manifestation de l’amour , l’amour sexué, nous a procuré la plus forte des expériences, celle d’une sensation de plaisir qui terrasse, et nous a ainsi fourni le modèle de notre aspiration au bonheur. Qu’y a t-il de plus naturel que de persévérer à chercher le bonheur sur la voie même où nous l’avons rencontré pour la première fois”. Ce sont des propos touchants par leur proximité avec une certaine intonation de confidence, comme si Freud nous disait : j’ai été heureux pour la première fois en faisant l’amour avec Martha. Pour autant, cette “technique de vie” a sa limite : ”jamais nous ne sommes davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et la détresse que lorsque nous avons perdu l’objet aimé ou son amour”. Vingt pages plus loin, il revient sur cette limite, qui tient à la dépendance que l’amour instaure vis-à-vis de l’objet. J’ai évoqué, lors de ma première intervention, la façon dont Catherine Millet avait voulu, en vain ,se convaincre de l’indifférence de l’objet , en mettant l’objet en position de la choisir, elle, à des fins sexuelles, pour se retrouver, dès lors qu’elle se fut prise d’amour pour un de ces objets , en proie à la torture d’une jalousie ravageante. Freud indique alors une modalité pour parer au risque de perte de l’objet , à savoir l’amour universel , tel que prôné et pratiqué ,au début du XIII° siècle, par Saint François d’Assise. Cette solution consiste,premièrement, à aimer tous les êtres humains, et non pas un être individuel, deuxièmement à dévier l’amour de son but sexuel “en transformant la pulsion en une motion inhibée quant au but”. Ce que je retiens, c’est une des deux critiques que Freud adresse à cette solution. Si Freud refuse de suivre Saint François d’Assise, ce n’est pas parce que sa solution échouerait ou serait impraticable à cause de la réalité, mais parce que “un amour qui ne choisit pas nous semble perdre une partie de sa valeur propre du fait qu’il est injuste envers l’objet”. Voilà ce qui nous interesse au plus haut point : l’amour est un choix qui rend justice à l’objet. Je suppose que cette formule rend sensible le contraste avec l’objet de la pulsion. Disons la tétine, pour prendre l’exemple d’un objet oral courant. La tétine ne fait pas vraiment l’objet d’un choix, c’est un objet relativement remplaçable par une autre tétine. Sans doute ne peut-on pas dire que c’est un objet absolument interchangeable mais, pour l’essentiel , à condition de pouvoir sucer un objet comparable, ça fait l’affaire. Ce n’est qu’en prenant une valeur dans le fantasme que l’objet devient plus difficile à remplacer. Ainsi l’objet transitionnel de Winnicott n’est déjà plus un objet anonyme.

Relativement à l’objet de la pulsion, l’objet d’amour est tout autre. Par définition il est unique, irremplaçable. Si ce n’est pas le cas,c e n’est pas de l’amour. Peut-on dire alors, de façon osée, que l’objet de la pulsion est commandé par le langage alors que l’objet d’amour commande au langage ? Oui, me semble t-il. Le langage commande l’objet de la pulsion de deux façons. D’une part, cet objet dépend de la demande à et de l’Autre, ou bien du désir à et de l’Autre. Lacan a fomenté là-dessus un quadrangle. D’autre part, le prélèvement de l’objet de la pulsion se fait au lieu de l’Autre,s ein de l’Autre, regard de l’Autre, voix de l’Autre, mais aussi excrément de l’Autre puisque c’est à lui-même mis en place d’Autre que l’enfant, s’identifiant à l’adulte, prélève l’excrément. Il se dédouble pour déféquer, ce qui se retrouve dans la propension de l’obsessionnel à se regarder faire. Ajoutons qu’il s’agit avec l’Autre d’un échange inégal : l’Autre offre le signifiant, le sujet se constitue en prélevant sur cet Autre un objet qui est tout sauf un signifiant. C’est d’ailleurs parce qu’il est tout sauf un signifiant que l’ordonnancement de ces quatre objets requiert un signifiant d’exception, un signifiant sans signifié, le phallus. C’est le B-A-BA de la structure.

Au niveau de l’objet d’amour maintenant, l’objet commande au langage en ce sens que, dans ce cas, l’unicité de l’objet est ce qui met en échec, radicalement, le langage, échec fait de l’incapacité du langage à signifier autre chose que du général. Si un homme épris, pour parler de son objet d’amour, dit : ”elle est belle”, il est patent qu’il rate l’unicité de son objet. S’il dit à cet objet :”tu es la seule”, il reste pris dans le même écueil et, à juste titre, celle qu’il aime pourra se demander s’il ne dit pas la même chose à d’autres qu’elle. Même s’il s’exclame “c’est elle” en l’évoquant, ou en la montrant, cet usage du shifter, dont Hegel a montré qu’il se situait au niveau de la certitude sensible, n’est pas probant. La seule solution satisfaisante serait l’emploi d’un langage privé strictement réservé au couple, ce qui est on le sait une tentation et même une tentative. Il existe pourtant une réponse à cette aporie du silence ou bien du concept. La poésie en effet se définit justement comme ce qui commande au langage un exploit dont il n’est pas en principe capable, à savoir parler d’un objet sans le réduire à un signifié qui contredit son unicité. L’objet d’amour est unique parce qu’il est incompatible avec la symbolisation. C’est le vivant à l’état pur. C’est d’ailleurs pourquoi le fantasme de la femme morte ou de la femme artificielle, comme le montrera un article dans le numéro 14 de PSYCHANALYSE est un signe de désintrication de l’amour et du désir. Bien entendu,la poésie opère ce miracle dont je parlais avec des mots, mais la fabrication du poème implique que les mots aient été ressuscités comme objets, c’est à dire décalés de leurs doubles que constituent les signifiés. Cette opération n’est pas sans rapport avec la façon dont les objets de la pulsion ont été prélevés dans le corps de l’Autre, à ceci près que,c ette fois, l’opération porte sur des signifiants qui sont réhabilités comme objets et, de ce fait, acquièrent cette capacité de créer un sens impensable dans la langue de l’Autre. Evoquons ici la façon dont des artistes ont, dans un processus qui n’est qu’apparemmment inverse, élevé à la signifiance des objets de la pulsion :les conserves de merde pour Manzoni,l a machine appareil de digestion ,cloaca ,pour Wim Delvoye.Dans le cas de la poésie comme dans ces deux exemples, l’enjeu est de faire émerger un sens,comme raison d’un choix, en échappant à la mortification langagière. Du coup, une question se profile : l’amour n’est-il pas équivalent à la mort quand il se désintrique du désir, ou, pour le dire de façon carrée, du sexe ?

L’objet d’amour est unique,il est un, mais c’est un un qui n’est ni comptable ( un+ un + un…) ni unifiant – “unien” comme s’exprime Lacan. Dirai-je qu’il est un sans l’Autre ? Non. Ce serait en effet faire l’impasse sur ceci que l’amour est la rencontre avec le sexe comme Autre, c’est à dire avec l’impossibilité que je jouisse en tant que corps de l’Autre. Certes, même si l’amour a son départ dans le sexuel, il peut s’en éloigner,et même désactiver le sexuel,à condition de ne pas tomber dans l’amour universel de Saint François d’Assise.

Je poserais d’ailleurs volontiers à ce saint la question : ”qui préfères-tu , Dieu ou le diable ? ”C’est là en effet que se trouve l’os, et c’est là que naît l’exigence de l’amour pur, comme essai d’éviter de prendre parti dans cette question.

Cela étant,s ’il y a un choix d’amour, nous avons à en peser les conséquences, notamment sur le transfert, mais aussi, bien que le lien soit moins visible,sur le moi.

Sur le moi, j’irai vite. Marie-Jean Sauret a rappelé le das Lieben,l’aimer,qui est la racine du moi. Le moi,originairement, résulte d’un choix d’amour. D’où la question de savoir quelles sont les conséquences d’un choix initial non effectué, si c’est pensable, ou renié, et d’autre part la question de savoir si la fin d’une psychanalyse doit coïncider avec l’abolition du moi – ce que je ne crois pas.

Quant au transfert, parlons du choix qui y préside. Si x demande un rendez-vous à y pour une analyse, rien n’ira si y n’est pas choisi par x. Si l’on pousse la comparaison, y doit être unique pour x. Sans cette unicité de l’analyste,quelle serait la valeur du découplage ? Le psychanalyste Denis Vasse a écrit un livre où il promeut comme fin d’analyse, côté analysant, le un parmi d’autres. Il aurait été mieux inspiré de situer ce un parmi d’autres côté analyste. Le découplage, ça veut dire que le sujet supposé savoir dont un psychanalyste a supporté la fiction doit s’abolir dans l’analysant quand celui-ci réalise qu’il est le seul à l’incarner. L’incarnant, il en touche la limite : destitution du sujet. De là s’avère que le choix de l’amour a été le choix ,au départ, d’un qui, parmi d’autres, a été jugé en mesure de supporter cette fiction et que le crédit qui lui a été fait d’être, transitoirement, unique fait partie de la fiction nécessaire pour qu’au savoir soit supposé un sujet.L’amour, c’est la supposition impossible.