27 novembre 2006
Lors de la dernière séance, Pierre Bruno a fait de « l’Ego » le radical du symptôme. Est-ce que nous pouvons considérer cette formule comme équivalente d’une autre qu’il a avancée dans son ouvrage La Passe, et discutée à l’époque dans notre séminaire – le symptôme est le radical de la singularité ? Je ne le pense pas. En tout cas, ces deux formules ne nous conduisent pas à renoncer au terme de symptôme au profit de celui « d’Ego ». Sans doute « l’Ego » vient-il, dans le cas de Joyce, là où le sinthome est attendu pour nouer Réel, Symbolique et Imaginaire. A dire vrai, nous ne savons pas si ce nouage par « l’Ego » est généralisable ou s’il doit être réservé à ce mode de ratage particulier, quand le réel et le symbolique, liés l’un à l’autre, laissent s’échapper l’Imaginaire (le corps). Le nouage par l’Ego serait une façon de faire sinthome. Ce qui introduirait une question inédite : où passe « l’Ego » quand il n’est pas mobilisé au lieu du sinthome ?
1 – L’autisme de l’autiste.
Thomas ferme la porte de la salle d’attente entre ses parents et nous, et me cache, dos tourné, l’activité stéréotypée que son entourage s’ingénie à empêcher : comme par hasard il s’agit d’extraire une à une les fibres d’un mouchoir en papier, tentative d’extraire dans le réel l’un de l’Autre sans parvenir à faire deux : le un ne fait pas élément (cf. P. Bruno), il se perd à peine extrait, confirmant l’absence de la fonction qui maintiendrait le lien à l’Autre. Implicitement, nous divisons le sujet entre ce qu’il est comme objet et ce qu’il est comme parlant. Volontiers nous inscririons l’autiste plutôt côté objet. Or le fait même que pour tel autiste existe une frontière (le seuil enjambé du patient de Pierre Bruno, la fermeture séparatrice de la porte, le dos intentionnellement tourné) témoigne de l’existence de l’Autre. L’existence de cet Autre, d’ailleurs souvent accompagnée de celle d’un objet (de troc dans le cas évoqué par P. Bruno) et parfois d’un autre (l’analyste), soit approximativement des trois registres S, R et I, questionne ce positionnement côté objet – pas seulement parce qu’un « pur objet humain », si vous me pardonnez l’expression, n’existerait pas, mais parce que l’autiste « incarne un primordial refus » (« Note sur l’enfant », Autres écrits, p. 374) : l’autiste est une objection redoublée d’un « non » à l’Autre (que le dos tourné au fond met en scène). C’est encore supporter la marque du signifiant que de s’y soustraire (« Radiophonie », ibidem p. 409). « Redoublé », car tout nouveau-né qui tombe dans le bain langagier est, comme réel, irréductible déjà à l’Autre avant même d’avoir à lui dire le « non » par lequel il assume ou tente d’assumer cette irréductibilité.
Des lésions organiques sont rendent à l’occasion l’organisme inhabitable par le sujet. Mais la psychanalyse réserve le terme d’autisme à un sujet qui confirme cette objection, d’abord quasi identique au réel de la science. Elle le réserve à un sujet qui, en quelque sorte, agit cette objection. Sa position d’objet, qui fait se superposer le réel de la science et le réel du sujet, la Chose qu’il est, le sujet doit en quelque sorte la conquérir – par exemple, ainsi que Lacan le relève à propos d’un cas de Maud Mannoni, en se bouchant les oreilles à la parole des autres. Isabelle Morin m’a remis en mémoire ce passage : « (…) elle est, cette Chose, ce qui du réel – entendez ici un réel que nous n’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il a affaire comme lui étant extérieur – ce qui du réel primordial, dirons-nous, pâtit du signifiant » (SVII, p. 142).
2 – Le risque de l’autisme.
A contrario, la proximité de l’autiste avec la Chose explique sans doute que nombre d’analystes donnent l’impression de continuer à s’analyser avec lui : à commencer par Mélanie Klein que l’autiste et l’enfant psychotique accouchent sans doute des fantasmes qu’elle nous livre théorisées. Sans se trouver dans ce cas de figure, Freud lui-même notait qu’attribuer à l’invention du psychanalystes les fantasmes découverts chez l’analysant, n’en feraient pas moins les fantasmes d’un sujet – dont il conviendrait de rendre compte. Il se pourrait que la suggestion soit la réponse générale du thérapeute à ce qu’il y a d’autiste chez l’autre : l’Autruisme, soit la tentative de dissolution de l’autisme du sujet dans l’Autre.. Le fait que l’analysant parle avec l’analyste ne facilite pas forcément les choses. Lacan évoque à cet endroit le risque de l’autisme à deux : « Si un sujet analysant glisse dans son discours un néologisme, comme je viens d’en faire [un] par exemple à propos de la varité, qu’est-ce qu’on peut dire de ce néologisme ? Il y a quand même quelque chose qu’on peut en dire c’est que le néologisme apparaît quand ça s’écrit [entre vérité et variété, il n’y a qu’un a en plus]. Et c’est justement bien en quoi ça ne veut pas dire, comme ça, automatiquement, que ce soit le Réel ; ce n’est pas parce que ça s’écrit, que ça donne poids à ce que j’évoquai tout à l’heure à propos de l’au pied de la lettre. Bref, il faut quand même soulever la question de savoir si la psychanalyse – (…) je demande pardon au moins aux psychanalystes – ça n’est pas ce qu’on peut appeler un autisme à deux ? Il y a quand même une chose qui permet de forcer cet autisme, c’est justement que lalangue est une affaire commune et que c’est justement là où je suis, c’est-à-dire, capable de me faire entendre de tout le monde ici, (…) – c’est bien pour ça que j’ai mis à l’ordre du jour la transmission de la psychanalyse – c’est bien ce qui est le garant que la psychanalyse ne boite pas irréductiblement de ce que j’ai appelé tout à l’heure autisme à deux » (Séminaire L’insu que sait de l’ une-bévue s ’aile a mourre, leçon X du 19 avril 1977). Comment entendre cette référence à l’autisme ? Lacan semble dire qu’il y va d’autisme à deux lorsque la psychanalyse s’accorde cet « oubli » du réel. L’un des partenaires de la cure se prêterait au fantasme de l’autre, et réciproquement, se dissolvant littéralement l’un dans l’autre. L’autisme à deux est un Autrisme réciproque (pas un altruisme), pas forcément en progrès sur l’autisme du sujet. Contre cet Autisme, Lacan évoque la lalangue et la « transmission de la psychanalyse ».
3 – La solution par l’autisme.
Cette remarque de Lacan prend allure d’avertissement et reprend une idée avancée par lui dans une conférence peu commentée qu’il a prononcée le 19 juin 1968 – après que les évènements du mois de mai aient interrompu son séminaire sur L’acte analytique. Lacan s’y interroge entre autres sur l’interprétation : elle consisterait non pas à interpréter le monde pour ses analysants, mais à leur apporter « un petit morceau de quelque chose qui a l’air d’être quelque chose qui aurait tenu sa place sans qu’ils le sachent dans leur discours ». Lacan rapproche alors les discours de l’analysant des paroles gelées rencontrées par les héros de Rabelais que la restitution de ce quelque chose réchaufferait – et rendrait au fond à la lalangue commune. En contrepoint, il situe un personnage d‘Edgard Poe, monsieur Valdemar, côté analyste cette fois – un peu comme si l’analyste faisait le mort, mais avec le risque de découvrir, en se réveillant de son hypnose, qu’il était mort pour de vrai ! Bref, « paroles gelées » d’un côté, et valdemarisation de l’autre (ou interprétation du monde), voilà les coordonnées de l’autisme à deux ! Quel est ce que l’analyste doit restituer ? Il s’agit du « désir de l’analyste ». Ce désir, précise alors Lacan, l’analyste le tire… de son fantasme ! « C’est du fantasme du psychanalyste, explique-t-il, à savoir de ce qu’il y a de plus opaque, de plus fermé, de plus autiste [je le souligne] dans sa parole, que vient le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole, et où vient avec insistance se multiplier cette fonction de répétition où nous pouvons lui permettre de saisir ce savoir dont il est le jouet. Ainsi se confirme que la vérité se fait savoir par l’Autre ». Vous avez bien entendu : le désir de l’analyste s’extrait de l’autisme de l’analyste. Lacan précise : « C’est justement l’erreur de l’analyste que de croire que ce où nous avons à intervenir comme analystes, c’est au niveau de la demande, ce qui ne cesse pas de se théoriser, alors que ce dont il s’agit, c’est très précisément de cet intervalle entre le sujet supposé savoir et le sujet supposé demande » : « le sujet ne sait pas ce qu’il demande. (…) il ne demande pas ce qu’il sait ». Le nom de ce plus opaque du fantasme,de ce plus autiste, c’est l’objet a dans l’algèbre de Lacan – cet objet dont on n’a même pas l’idée. Lacan en fait argument pour conclure sur la dissymétrie essentielle du rapport du sujet à l’Autre et sur non seulement l’absence mais la duperie du dialogue.
La science, enchaîne Lacan, s’origine de cette purification du sujet (sa réduction à a sans autre parole que gelée ?) pour se totaliser au niveau de l’Autre. Ce que je comprends ainsi : le réel du sujet se concentre en a dont l’exclusion de son discours conditionne la science comme telle. C’est d’ailleurs parce qu’elle y échoue que Lacan la qualifiera de fantasme. Au niveau de l’Autre, rien n’est plus vrai que la prophétie poursuit Lacan. Comment comprendre là encore ? Il me semble que nous pourrions admettre que la science se totalisant au niveau de l’Autre, elle y prend la place de Dieu, elle hérite, à côté de l’explication dont elle a la charge, de la question sur le sens. C’est elle, désormais qui dira ses volontés, annoncera d’avance, conjecturera. Elle livre le discours dans lequel le sujet cherchera à se loger : autisme, Autruisme, généralisé ? On mesure alors le poids de la dernière phrase de Lacan : « Il s’agit de savoir où peut encore au niveau du sujet résider quelque chose qui soit justement de l’ordre de la prophétie ». Le vérifier exigerait la restitution de ce qui dégèlerait la parole du sujet – pour qu’il prophétise à la place de Dieu ou de la science.
Le fait que le séminaire « Ego et moi » suive le séminaire « Divan, Divin » n’a donc rien que de très logique !
4 – Conclure.
L’analysante « évoqué par P. Bruno dans la discussion confirme cette solution par l’autisme quand elle se désigne comme une « autiste qui parlait » – c’est-à-dire une autiste qui, en parlant, annule le « non » à l’Autre qui confirmerait sa résistance de sujet. Un Autisme parlant, c’est un Autrisme – dont l’analysante s’extrait en consentant à son autisme sans parole. Du coup, l’autisme mutique, c’est sans doute l’autisme réduit aux dimensions de « l’Ego ». Nous pourrions en déduire que le sinthome, c’est l’exploitation de cet « Ego » pour loger sa singularité avec l’Autre sous un mode qui préserve et l’un et l’autre. L’autiste, celui de Kanner ou du DSM, se présente comme un objet, réduit à l’objection (non reconnue) à l’Autre – j’ajoute : que tout sujet porte avec lui. Cette objection constitue la peau du sujet, « l’Ego », déchaînant tous les faux prophètes et les savants fous. Une psychanalyse mobilise l’autisme du psychanalyste contre l’autisme à plusieurs, afin de permettre à chacun de trouver, dans son propre autisme, son Ego, l’appui de son symptôme. Sans doute se mesure ici l’enjeu de la bataille autour de l’autisme dit psychiatrique : jusqu’où résistera le sujet de notre modernité…
