L’auto

13 novembre 2006

Séminaire Toulouse : « Ego et moi »

I

Je ne voudrais pas vous perdre en chemin. La seule boussole que je puisse vous proposer est que je ne pense pas, dans ce chemin, m’être perdu. La question du narcissisme est effectivement centrale. Marie-Jean Sauret vous a exposé la première partie du texte fondateur : « Pour introduire le narcissisme ». J’y viens à mon tour, mais pour le moment, je veux ne souligner qu’une remarque de Freud qu’on peut lire dans la première page de son article (XII, 218). Freud entend, avec cette remarque, indiquer qu’on ne peut réduire le narcissisme à une perversion, et qu’il est nécessaire à tout être humain. Je cite : « Il semblait en effet qu’un tel comportement narcissique chez eux [les névrosés] constituait l’une des limites de leur aptitude à être influencé (souligné par PB). Le narcissisme, en ce sens, ne serait pas une perversion, mais le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation dont une portion est, à juste titre, attribuée à tout être vivant. » D’abord, deux commentaires, puis je vous dirai pourquoi (mais vous aurez peut-être alors déjà deviné) j’ai prélevé cette citation.

En premier lieu, en 1914, Freud distingue les pulsions d’autoconservation et les pulsions sexuelles. Pour autant que la libido serait « l’énergie » propre aux pulsions sexuelles, il faut en déduire que le narcissisme supposerait un prélèvement de la libido des pulsions sexuelles, voire un détournement, au profit de l’autoconservation. Le narcissisme dit primaire (mais j’ai dit la dernière fois en quoi il ne l’était pas) ne serait donc pas une manifestation de l’autoconservation, mais une application de la libido (qui fera partie d’Éros) à l’autoconversation. Je ne dis pas directement au moi, puisque le moi justement ne peut être articulé comme tel que parce qu’il a été l’objet de ce que Freud, quand il parle du moi réel initial, nomme das Lieben (l’aimer). Cela nous laisse d’ailleurs avec une question : y a-t-il une équation entre libido et amour ?

D’autre part, dès cette remarque faite, Freud aborde le problème des paraphrènes (ce que nous appelons aujourd’hui « schizophrènes »). Dans leur cas, ce qui peut questionner est le fait que l’essentiel de la libido se tourne vers le moi, au point que ce surdimensionnement narcissique soit qualifié de pathologique. Il serait donc loisible de tracer deux lignes de polarisation et de figurer sur l’une le plus petit et sur l’autre le plus grand complément libidinal.

libido objet ←———————–I_________> moi

libido objet ←—-I_____________________> moi

L’intérêt de ces lignes de polarisation est qu’elles posent la question de savoir s’il existe un moi non investi libidinalement, si peu que ce soit, et un objet de même non investi. Un moi sans libido d’un côté, un objet sans libido de l’autre.

J’en viens au pourquoi du prélèvement de cette citation. Il y a quelque temps déjà, je vous ai proposé de définir le symptôme comme le point (Vtigmh) qui, dans la structure, présentifie, comme événement de corps, l’inexistence du rapport sexuel. Le rapport sexuel, c’est ce qui se traduirait par cette formule : l’Autre jouit de moi et je jouis de l’Autre en même temps que je suis joui par l’Autre et que l’Autre est joui par moi. Le symptôme donc est ce non au je suis joui par l’Autre, non à partir duquel seulement un oui est possible. C’est bien là une définition qui résonne avec « limite de l’aptitude à être influencé ». Autrement dit, pour faire court et frappant, le premier Freud s’accorderait avec le dernier Lacan pour situer le moi du côté du symptôme, et non seulement du côté de cette instance de méconnaissance imaginaire qui résulte du stade du miroir.

II Se présente alors une question dont il n’est pas simple d’appréhender l’enjeu. Voyons-la : quel rapport y a-t-il entre narcissisme et autoérotisme ? Je ne prétends pas répondre ce soir à la question, mais seulement faire quelques remarques qui visent à cerner aussi précisément que possible l’éventail des réponses envisageables.

1. Dans une remarque de 1908, faite un mercredi soir (les fameux mercredis de la psychanalyse), Freud, au cours d’une discussion sur L’Éveil du printemps de Wedekind, observe que nous ne pouvons pas parler d’autoérotisme quand la masturbation s’accompagne d’un fantasme (en tant qu’il inclut un objet). Ce n’est pas sûr que, de ce point de vue, on puisse qualifier d’autoérotisme le contenu de la définition si distrayante de Woody Allen. Nous revenons toujours au même point… d’interrogation. Peut-on parler du moi sans parler d’amour du moi ? Aimer n’est-il pas toujours transitif, même si, dans l’amour, on peut qualifier l’affect d’authentique et l’objet de trompeur ? Volontiers dirais-je que l’objet est trompeur parce qu’il est objet, autrement dit parce que l’amour ne réalise pas la fusion sujet/objet qui aurait pour conséquence de produire un sujet entier et un Autre consistant, qui seraient d’ailleurs une seule et même chose, la seule chose même, l’Unien ou « identification de l’Autre à l’Un ».

2. L’Unien, est-ce ce fameux Actus purissimus, « la simple unité où tout est inclus », l’infini actuel de Cantor ? C’est la réponse de celui-ci à Poincaré qui lui reproche d’avoir fait de l’infini actuel un genre (ce qui ferait tomber Cantor sous le coup de la critique que Russell fera à Frege en 1905). Nombre d’auteurs ont relevé cette citation, et, plus que de faire de l’Actus purissimus, ce que fait Cantor, l’éventuelle référence à dieu, j’en ferais le nom du rapport sexuel – s’il existait. Nous tournons là autour de la thèse de Lacan, Y a d’l’Un. Lacan dans « Ou pire… » par du Un comme nom du zéro, puis le met en regard de l’unien et de l’unier, en le distinguant de l’unaire. Cinq ans plus tard, dans « L’insu que sait… », il le rapproche au contraire de l’unaire, et fait valoir avant tout que Y a d’l’un et rien d’autre, c’est-à-dire pas de tous qui pourrait faire un de tous les uns. La question sous-jacente est celle-ci : le moi, tel que le distingue le fait d’être aimé, est-il le prototype du Un ? La fonction phallique serait alors ce qui permettrait d’articuler cet Un à l’Autre. Je m’explique : pour que le signifiant puisse avoir en fin de compte un effet de signification, il faut qu’il comporte une limite à sa sécabilité, à sa pulvérulence, il faut qu’il soit Vtoceiou, élément. C’est la fonction du Un et c’est cette fonction qui vient à la place de cette inexistence d’un Autre de l’Autre, tout en se faisant passer pour lui. Quand la fonction phallique opère d’une façon telle que le phallus symbolique a pour exposant zéro, la charge du Un revient au moi : mégalomanie.

3. L’amour, das Lieben (l’aimer), supplée au rapport sexuel qu’il n’y a pas. Il naît dans cette faille entre sujet barré et Autre inconsistant, faille qui, sous des formes infiniment variées, est le symptôme. Cela étant, dans son état natif, le moi réel (real Ich), ce moi initial, préalable à la distinction moi/non-moi, n’est-il pas le radical du symptôme, bien avant d’être l’idealIch, le moi idéal ? Il se trouve que, dans un colloque auquel je viens de participer, à la BNF, sur Artaud et la psychanalyse, un autre intervenant, Jakob Rogozinski, m’a offert son dernier livre, dont le fil est une critique de ce qu’il dénomme le lacan-égicide (tueur d’ego). Je n’ai pas encore d’avis arrêté sur sa thèse, n’ayant lu que la quatrième de couverture et l’introduction, mais il y a là au moins une intuition qui est peut-être un signe – des temps bien sûr, mais c’est un pléonasme. D’ores et déjà cependant, il ne me paraît pas que Lacan soit un égicide, au moins en ce sens qu’il n’a montré aucune complaisance vis-à-vis de la stigmatisation par l’IPA de la fameuse « personnalité narcissique ». Nous verrons. Revenant à ce problème je ne fais que reprendre, à un autre niveau, l’observation de Freud (relevée par Marie-Jean Sauret), à savoir qu’une « nouvelle action psychique » doit s’ajouter à l’autoérotisme pour « donner forme au narcissisme ». Nous venons de le voir, l’autoérotisme est antécédent à la forme moi, selon Freud. C’est une façon de dire que nous ne pouvons parler de narcissisme que lorsque le moi est constitué comme objet. Du coup, la polarité moi/objet est mise en question. Nous nous retrouvons avec une autre polarité : objet du côté sujet barré / objet du côté Autre inconsistant.

4. J’ai déjà évoqué cette séquence relevée dans une séance d’analyse avec un adolescent autiste. Il ne peut partir du cabinet de son analyste en emportant un objet que s’il a préalablement apporté avec lui un objet qu’il laisse en dépôt. De façon encore plus épurée, un peu plus tard, il ne pourra franchir le seuil du cabinet que sur un seul pied – à cloche-pied. C’est remarquable. Dans ces deux fragments cliniques, on peut saisir comment le moi prend forme, dans le troc d’abord, dans la soustraction d’un pied ensuite. En ce point nous avons le passage de l’autoérotisme au narcissisme. On peut bien alors, si l’on veut, parler de narcissisme premier, mais certainement pas de narcissisme primaire au sens d’une fusion initiale entre le sujet et l’Autre.

5. Il me semble avoir dit, dans la discussion qui a suivi l’avant-dernière séance, que le terme d’auto impliquait un rapport à l’Autre. Dans l’exemple que je viens de vous proposer, j’ai repris cependant ce terme (dans autoérotisme) avec son acception freudienne. C’est parce que je ne visais pas d’autre but que de mettre en valeur que le franchissement n’était intelligible qu’avec la prise en compte de l’amour de transfert pour l’Autre, l’analyste dans ce cas. Mais la question de l’auto n’est pas pour autant résolue. Ce das Lieben dont parle Freud à propos du moi réel est-il pensable autrement que sur la base d’un échec originaire du bébé, du nourrisson à jouir de l’Autre ? Au commencement serait l’invention d’un objet que je pourrais aimer faute de pouvoir jouir de l’Autre. Le je ne veux pas être joui par l’Autre que j’ai mis au principe du symptôme (par exemple le refus du lait maternel) résulterait ainsi logiquement de cet échec inaugural à pouvoir jouir de l’Autre. Sans doute l’entrée dans la parole, grâce au Un dont j’ai fait état, soit la symbolisation primordiale de la mère, construit la fiction que je peux en jouir, par ce génial O/A, fort/da, mais cette fiction se brise dès lors que l’infans découvre que le Un désiré par la mère, ce n’est pas lui. Avant tout cela cependant, un symptôme est né.

La question, dans tous les cas, est : comment se fabrique cet auto ? C’est ce qui fait surface à la fin d’une analyse, sous la forme de l’autorisation. Pour cela, pour que cette autorisation ne soit pas une fuite en avant, ou le fait d’une hâte erronée, il faut que le sujet ($) ne soit plus aveuglé par ce qu’il est dans le savoir (S2) comme objet (a). Cela étant, ce das Lieben qui donne forme au moi relève de l’Éros. Est-ce que cet Éros est ce qui vient donner forme à un x qui fait l’épreuve qu’il ne peut réaliser le rapport sexuel ou est-ce que cet Éros serait premier, au sens où il ne serait ni plus ni moins que l’identification primordiale dont le résultat serait la production de ce moi initial ? Je ne suis pas sûr qu’il faille cependant tenir que cette question implique deux réponses alternatives. N’est-ce pas en réalité le même processus ? J’aime un bout d’Autre que je mange et ce bout est l’enforme d’un moi premier, tandis que ce moi premier, comme symptôme, me permet de dire non. Cependant, le oui devient rétroactivement premier, dès lors que, dans une psychanalyse, nous posons l’exigence d’une assertion qui consiste dans l’acceptation du non du symptôme.