Passage à l’acte de Freud à Lacan

26 janvier 2013

Présence de la psychanalyse Bordeaux : l’angoisse et le réel dans la cure analytique

Lecture commentée :

Passage à l’acte de Freud à Lacan

Le travail que j’ai préparé pour aujourd’hui s’est construit à partir du cas de Freud « La jeune homosexuelle » et de la leçon du 23 janvier 1963 du séminaire L’angoisse. J’ai essayé de préciser la structure du passage à l’acte tel que l’a défini Lacan se référant fréquemment à ce cas freudien. Dans un premier temps je vais présenter le cas de la jeune homosexuelle afin de suivre le travail de Freud dans son approche du passage à l’acte. Ensuite, à partir de la leçon du 23 janvier du séminaire L’angoisse, je vais tenter d’en dégager la structure définie par Lacan. J’espère que les allers retours entre les deux textes éclaireront la lecture de ces travaux. La jeune homosexuelle Il s’agit d’une jeune fille de 18 ans amenée par son père chez Freud, après une tentative de suicide. « (…) l’intention était sérieuse (…) » . Les parents voulurent rencontrer le médecin pour que celui-ci « ramène leur fille à la norme ». . Nous pouvons déjà noter que la jeune fille n’adresse aucune demande à Freud, ce que Freud lui-même relève et repère comme une difficulté majeure. Une autre difficulté est que la jeune fille n’est pas malade. Il n’y a pas de conflit névrotique à résoudre. Par contre pour Freud, il s’agit « d’éliminer une inversion génitale ou homosexualité » . « Belle et intelligente, d’une famille de rang socialement élevé » , elle est éprise d’une dame plus âgée, « une cocotte » , avec qui elle entretient des relations intimes. Non seulement elle ne cherche pas à dissimuler cet amour scandaleux dans la Vienne du début du XXe siècle, mais de plus elle le donne à voir publiquement. Elle s’exhibe avec la dame. Freud note qu’il s’agit d’une mise en scène, que la jeune homosexuelle désire être vue par son père ainsi que dans son entourage. Elle avait éveillé la défiance du père et sa sévérité. Face à ses parents, elle s’exhibait ou bien dissimulait ses comportements et s’inscrivait dans le mensonge. La suite peut se déduire, il fallait bien que son père les croisât, cela se passa ainsi : un jour, la jeune fille se promène avec la dame dans un lieu et à un moment où son père est susceptible de passer par là. Son père les dépasse et leur jette, à elle et à la dame qu’il connaît, un regard furibond. La jeune fille se jette alors par-dessus le parapet. L’analyse révèle qu’« Elle avait avoué à la dame que le monsieur qui les avait regardées toutes deux si méchamment était son père, lequel ne voulait absolument rien savoir de ce commerce. La dame s’était alors emportée, lui avait ordonné de la quitter immédiatement, de ne plus jamais l’attendre ni lui adresser la parole, cette histoire, dit-elle, devant maintenant, prendre fin. » . C’est là que se situe le passage à l’acte : « Dans le désespoir d’avoir ainsi perdu sa bien-aimée pour toujours, elle voulut se donner la mort. » , en se jetant par-dessus le parapet dans le fossé de la voie ferrée. « Immédiatement la jeune fille se dégagea et se précipita par-dessus le mur dans la tranchée [Graben fossé, de Grab, fosse, tombe, sépulture] toute proche du chemin de fer urbain. » . Freud, plutôt qu’à ce motif attribue la tentative de suicide à l’effet du regard « furieux » et « méchant » du père. Freud perçoit (entrevoit) la difficulté qui s’impose à lui lorsqu’il s’agit d’amour homosexuel. « Cette opération, l’élimination de l’inversion génitale ou homosexualité, n’est jamais apparue à mon expérience comme facile » . L’analyse se déroule en deux étapes. Dans la première étape, Freud situe l’enjeu du conflit, à savoir le lien de la jeune homosexuelle avec son père et sa mère. La deuxième étape devrait voir la résolution du conflit, mais va s’arrêter très rapidement à cause, pense Freud, des « résistances » de la jeune fille. Dans l’analyse que Freud fait de la situation, la jeune fille a non seulement un attrait pour la gent féminine, exigeant un amour « pur » (l’amour courtois ?) et avec une aversion pour le commerce sexuel, mais elle se positionne elle-même comme ayant des atouts masculins dans sa manière de se présenter préférant « aimer que être aimée » . Freud relève également qu’un frère naît quand elle a 5 ou 6 ans et qu’à 14 ans elle aime exagérément s’occuper d’un enfant de 3 ans, y repérant le souhait pour la jeune fille d’être mère à son tour. Cela expliquerait l’attirance pour les femmes plus âgées et la colère du père qui observe ce commerce. A 16 ans, moment où de l’avis de Freud se produit l’inversion, la mère est enceinte. Ce sont une succession de rêves qui confirment l’intuition de Freud : la dame est un substitut de la mère (Freud ajoute que les premiers objets de son penchant furent des mères ou des femmes mûres), la beauté sévère du frère s’associe à la sévérité de la dame, rejoignant un idéal d’homme en cette femme ; son objet d’amour rassemble les deux caractéristiques d’idéal souhaité et satisfait son orientation homosexuelle. Freud avance une autre hypothèse, celle du désir inconscient œdipien de la jeune fille d’avoir un enfant du père, sentiment faisant suite à la réactivation œdipienne mis en évidence par l’intérêt qu’elle portait à un enfant très jeune. Ce désir envers le père est contrarié du fait de la réaction violente du père à son égard et du fait également que c’est sa mère et non elle qui est enceinte. Pour Freud alors « (…) se produit la chose la plus extrême. Elle se transforma en homme et prit la mère, à la place du père, comme objet d’amour » . Ce qui la conduisit à rechercher un substitut maternel, la dame. De plus elle avait le désir de porter atteinte au père et se venger de lui, l’homosexualité était donc aussi un défi au père.

L’accomplissement de souhait serait d’avoir un enfant du père, niederkommen ce qui signifie, accoucher, être délivrée, mettre bas, mais aussi tomber bas. Le sentiment de punition, d’autopunition, viendrait de la culpabilité développée par le souhait de mort à l’égard des parents : « (…) l’inconscient de tous les vivants est rempli de tels souhaits de mort, même contre des personnes par ailleurs aimées. » . L’interdiction du père rencontre l’interdiction de la dame qui précipite la jeune fille dans le désarroi. On pourrait dire : elle se jette en bas et met bas, se met bas à cause du père. Son désir, avoir un enfant du père confronté à être l’enfant du père, trouve ici une issue : elle s’identifie à l’enfant objet du désir de son père. Fixée dans ses représentations et dans l’impossibilité d’en produire une élaboration symbolique, c’est dans le réel que la réponse se précipite. « (…) l’analyse nous a apporté pour l’énigme du suicide cette explication : personne ne trouve peut-être l’énergie psychique pour se tuer si, premièrement, il ne tue pas ainsi du même coup un objet avec lequel il s’est identifié et si, deuxièmement, il ne retourne pas par-là contre soi-même un souhait de mort qui était dirigé contre une autre personne » . Voilà pour ce qu’il en est du passage à l’acte de la jeune homosexuelle interprété par Freud.

Dans le séminaire L’angoisse Dans la leçon du 23 janvier 1963, Lacan rappelle le schéma de la construction subjective. Il insiste sur la question du reste, de l’objet a. « C’est dans l’Autre que a prend son isolement et c’est dans le rapport du sujet à l’Autre qu’il se constitue comme reste. » . L’objet a est au cœur de la question de l’angoisse. Dans le cas de la jeune homosexuelle, Lacan précise comment entendre le niederkommen lassen , le laisser tomber, ce moment où la jeune homosexuelle, dans son passage à l’acte, se précipite et se jette par-dessus le parapet dans le fossé (sich stürzen, se jeter, se précipiter, s’élancer ; stürzen, tomber lourdement, violemment, s’effondrer, de Sturz, écroulement, chute libre, ruine). Dans le passage à l’acte, le sujet disparaît, s’effondre, tombe lourdement avec son objet, c’est-à-dire l’enfant qu’elle est pour son père et l’enfant du désir œdipien qu’elle veut de son père. L’impasse dialectique entre l’être et l’avoir conduisent la jeune fille au maximum de l’embarras et de l’émotion. « Ce laisser tomber est le corrélat essentiel du passage à l’acte vu du côté du sujet » . Lacan ajoute en rappelant la formule du fantasme : $<>a, le passage à l’acte est du côté du sujet en tant que le sujet, divisé, barré, est tout à coup trop barré, embarrassé, et disparaît alors sous la barre de sa division. Ce qui conduit le sujet installé initialement sur la scène de son fantasme où il se maintient en tant que sujet, à se précipiter hors de cette scène, il disparaît comme sujet. « Le sujet va dans la direction de s’évader de la scène ». Autrement dit, il se sent « prisonnier » de la scène dans laquelle il était, comme sujet, dans une position intenable. Dans le passage à l’acte, le névrosé rejoint l’objet réel de son fantasme (alors que le sujet psychotique se fait objet de déchet).

Lacan prend l’exemple de l’évasion, de la fugue comme fuite du monde, de la scène. Le sujet se précipite hors du monde, vers le pur réel, part à la recherche, à la rencontre, de quelque chose de rejeté, de refusé partout. Lacan met en garde contre une conclusion trop rapide sur le cas de la jeune homosexuelle : il ne s’agit pas uniquement d’avoir un enfant du père. « Il convient de mettre le rapport de l’enfant à la mère dans une position en quelque sorte latérale » . Le rapport à la mère renvoie au tout, au rond, au plein. Comment alors s’introduit le rapport du sujet à l’objet et à l’image de l’objet, entre a et i(a), c’est-à-dire d’un rapport au narcissisme ? Lacan rappelle les propos de Freud concernant le moi. Le moi est une surface et même une projection de surface, il ajoute toujours avec Freud que l’angoisse est un phénomène de bord, un signal à la limite du moi. Et Lacan poursuit : « Cet enfant, c’est bien comme autre chose qu’elle a voulu l’avoir, et aussi bien cette chose n’échappe-t-elle pas, Dieu merci, à Freud. Elle a voulu cet enfant comme phallus, (…) comme substitut, Ersatz de quelque chose qui, là tombe à plein dans notre dialectique de la coupure et du manque, du (a) comme chute, comme manquant » . Autrement dit le passage à l’acte ne peut se réduire au simple désir œdipien, mais il vient interroger la place du phallus et la réponse subjective quant au manque. Selon Freud, l’enfant construit sa sexualité comme un « pervers polymorphe » . Le sujet pervers est sous la dépendance de l’Autre maternel en se présentant comme celui qui prouve que sa mère a le phallus. La perversion apparaît dans le complexe d’Œdipe comme démenti de la castration, elle est une tentative de réponse au manque. L’enfant doit assumer sa nouvelle position de sujet. Il passe de l’objet qu’il est pour sa mère, objet manquant, au sujet désirant soutenu par le père. Dans la perversion, il se fait l’objet dont manque sa mère et du coup démontre une mère phallique. Il démontre qu’elle « l’a » tout en voilant la castration féminine. « (…) si l’homme veut La femme, il ne l’atteint qu’à échouer dans le champ de la perversion » . Dans le même temps, il est pris dans l’angoisse que cette mère phallique soit capable de dévoration, de destruction, de néantisation. Ce passage de l’objet au sujet convoque l’angoisse, la phobie y répond, l’accès à la névrose se construit, comme le montre le cas du Petit Hans dans Cinq psychanalyses . Freud indique que la perversion est une déviation sexuelle de pulsions partielles qui n’atteignent pas leur but, ce qui donne la dimension sadique à la pulsion qui peut se retourner en masochisme vers le corps propre. Dans le séminaire L’angoisse, Lacan situe l’angoisse entre jouissance et désir. L’angoisse apparaît devant l’imminence d’un réel irréductible, non traitable par le symbolique. Ce danger a toujours à voir avec le sexuel qui confronte le sujet à sa propre indétermination. Le danger qu’il représente provoque l’émotion du sujet et le plonge dans l’embarras, conditions propices au passage à l’acte. Je vais reprendre ici la suite de l’analyse de Freud sur le cas de la jeune homosexuelle. Le travail analytique entre dans sa seconde phase. Selon Freud, la patiente tient à son symptôme et le transfert n’opère pas comme il faudrait. Il précise « Elle transféra sur moi la récusation fondamentale de l’homme » , puis « une seule et unique fois apparut (…) un transfert positif ». La patiente raconte des rêves et Freud doute, soupçonne du mensonge dans le récit des rêves, l’entend comme une tromperie à son égard, identifiée dans le transfert comme tromperie à l’égard du père. Freud butte sur la difficulté du maniement du transfert ainsi que sur le champ complexe de la féminité, qu’il ne parvient pas à appréhender indépendamment du sexe anatomique. « Je rompis donc là dès que j’eus reconnu l’attitude de la jeune fille envers le père et donnai le conseil de poursuivre la tentative thérapeutique, si on lui accordait de la valeur, auprès d’un médecin femme ». Ici, c’est un passage à l’acte de Freud lui-même qui laisse tomber son analysante. Lacan relève ce passage à l’acte chez Freud : « Là se désigne je ne sais quelle pointe aveugle dans sa position » . Il renvoie la jeune homosexuelle lorsqu’il butte sur ses propres résistances, vers un médecin femme… Freud suppose du « mensonge » dans les récits de rêves de la jeune homosexuelle. « Ainsi donc l’inconscient lui aussi peut mentir ! » . Freud ne perçoit pas chez la jeune homosexuelle quelle vérité se révèle à lui dans le mensonge qu’il relève. Il en rate le symptôme à cause de sa propre émotion et son propre embarras. Il passe à l’acte en laissant tomber la jeune fille. Freud en déduit le désir chez la jeune homosexuelle de plaire à son analyste, avec son corrélat de le décevoir plus tard. Il repère très bien que « le rapport au père » est au centre, mais il ne voit pas que c’est bien de lui et de ses embarras qu’il s’agit et c’est de là que s’origine son passage à l’acte : « Le moment du passage à l’acte est le moment du plus grand embarras du sujet avec l’addition comportementale de l’émotion comme désordre du mouvement » . Pour Lacan, « le passage à l’acte de Freud se situe au point où Freud refuse de voir dans la vérité, qui est sa passion, la structure de fiction comme étant à son origine » . Il évoque le paradoxe d’Épiménide (tous les Crétois sont des menteurs, je suis Crétois, je mens). Lacan précise, ce qui ment chez la jeune homosexuelle, c’est son désir et c’est ce qui échappe à Freud. Ce qui ment à Freud, c’est ce qui lui échappe, ce qui ne parvient pas à se dire, c’est le « Que veut une femme ? », la question de la féminité. A la fin de sa leçon, Lacan revient sur le point aveugle de Freud, « Freud veut qu’elle lui dise tout, la femme » , c’est ça son point aveugle et il ajoute « La Chose freudienne, c’est ça que Freud a laissé tomber – mais elle continue après sa mort, et c’est elle encore qui emmène toute la chasse, sous la forme de nous tous »