15 décembre 2012
« Lectures commentées »
Dès la première leçon du séminaire sur l’angoisse – 14 novembre 1962- Lacan se référant à l’intitulé de ce texte freudien de 1925, Inhibition symptôme angoisse, ordonne ces trois termes selon la diagonale d’une matrice « pour qu’on puisse les entendre comme une série », p. 18, c’est à dire une succession comme par exemple en mathématique avec la suite des entiers naturels. C’est à partir de ces trois termes, inhibition, symptôme, angoisse, que seront répartis les autres termes de la matrice. Ainsi, dans cette leçon, Lacan nous propose un maillage de signifiants qui va nous permettre de mieux saisir cet affect qu’est l’angoisse.
La matrice est l’un des « aide-mémoire » que Lacan inscrit au tableau, p. 12. Aide-mémoire qu’il reprendra tout au long de son séminaire. Voici ce qu’il écrit : • Que me veut-il ? Que vuoi ? • Inhibition, symptôme, angoisse • Sérieux, souci, attente et un rond au milieu • Le graphe du désir sous sa forme la plus aboutie
Commentaires au fil de la lecture :
« La structure du fantasme est la même que celle de l’angoisse. Vous verrez que la structure de l’angoisse n’en est pas loin, pour la raison que c’est bel et bien la même ». p. 11. Oui, dans la mesure où sont convoqués les mêmes éléments qui forment la structure. A ceci près que dans le fantasme l’objet a occulte le trou laissé par l’objet perdu, il masque le manque à être du sujet ; ce manque de structure qui est à la constitution même de la subjectivité. Manque que Lacan dans ce séminaire sur l’angoisse nous invitera à concevoir « comme morceau de corps », p. 158. Lors de la crise angoisse, il y a approche de la face réelle de l’objet, c’est à dire l’objet sans représentation et la jouissance que cela convoque. Jouissance liée à l’inscription du désir de l’Autre sur le sujet et qui dans le fantasme se pérennise, s’inscrit sous la forme d’une jouissance sadique. Par exemple dans le fantasme « on bat un enfant », c’est l’Autre qui jouirait de l’enfant. Que cela soit dans l’angoisse ou celle du fantasme il y a une proximité du sujet à l’objet.
La référence au cross-cap, p. 13, prend tout son sens ici dans la mesure où il représente topologiquement le fantasme. Le cross-cap a été proposé par Lacan pour la première fois dans le séminaire IX, L’identification 1961-62. Ce cross-cap n’est pas mathématique en ce qu’il comporte une lacune, alors que le cross cap en mathématique est une surface compacte, sans trou. L’opération de chirurgie topologique aurait pour équivalent dans le champ de la psychanalyse, l’acte de l’analyste qui a pour conséquence la séparation entre sujet et objet. Dans la suite du séminaire, leçon du 9 janvier 1963, Lacan reprendra la figure du cross-cap et ses transformations.
P. 13, Lacan sollicite directement les psychanalystes présents à son séminaire, sur la question de l’angoisse, il évoque le ressenti que peut éprouver un psychanalyste auprès de son patient. « Sentir ce que le sujet analysant peut supporter d’angoisse, va mettre l’analyste à tout instant à l’épreuve. Et au début de sa pratique, que l’analyste ressente celle–ci angoisse « Dieu merci », serait même plutôt bon signe. Lacan questionne : « Mais est-ce que l’angoisse du patient est la même que celle de l’analyste ? Est-ce qu’elle se communique ? Est-ce que c’est la même ? Lacan laisse la question ouverte. Dans son séminaire Le transfert 1960-61, deux ans avant le séminaire sur l’angoisse, il avait précisé le statut de l’analyste dans la synchronie de l’angoisse : « Or cette angoisse, votre angoisse, ne doit pas rentrer en ligne de compte, (p. 368), l’analyse doit être aseptique concernant votre angoisse. Que ne surgisse pas de vous, dans l’analyse, non seulement le signal mais aussi l’énergie de l’angoisse ». Ce qui aurait pour conséquence, bien sûr, de faire fuir le patient. Cependant l’angoisse est tout à fait essentielle dans un travail analytique puisqu’elle est, souligne Lacan, p. 24 : « le mode radical sous lequel est maintenu le rapport au désir ». Angoisse et désir seraient donc corrélés, cette thèse sera un des fils conducteurs de ce séminaire.
Ce rapport essentiel de l’angoisse au désir, Lacan va l’illustrer, p. 14, dans l’apologue de la mante religieuse, et le résumer sous la forme d’une question : Che vuoi ? Que veux-tu ? Un des signifiants repères qu’il a inscrit au tableau. Lacan emprunte un masque au sorcier de la grotte des trois frères (grotte ornée du paléolithique supérieur qui se trouve dans les Pyrénées en Ariège). Ce masque est celui d’un bovidé cornu, au phallus en érection, portant un arc musical, nommé par les paléontologues le « petit sorcier ».
« Le petit sorcier » « Le dieu cornu »
Son hypothèse : portant ce masque, s’il rencontrait la mante religieuse (sauterelle tracée sur les parois de cette même grotte) il ne sait pas ce que verrait la mante religieuse et quelle erreur elle pourrait faire sur son identité. Si elle le prenait pour un insecte mâle, nous savons quel sort elle lui réserverait : « miam-miam ». Cet inconnu, sur ce que verrait la mante religieuse et sur le désir qu’elle éprouverait à l’égard de l’homme masqué, la situe du côté de l’Autre désirant et menaçant, éveillant l’angoisse de celui qui est désiré : « ce masque n’aurait pas été impropre à entrainer ma partenaire dans quelques erreurs sur mon identité » p. 14. Et cette situation est d’autant plus angoissante que les yeux à facettes de l’insecte ne lui renvoient aucune indication sur sa propre image : « … je ne voyais pas ma propre image dans le miroir énigmatique du globe oculaire de l’insecte. » p. 14. Ce « Che vuoi ? », ce « Que veux-tu ? » qui serait adressé à la mante religieuse, nous pourrions l’inscrire au dessus du graphe du désir.
Le graphe du désir, qualifié de poire d’angoisse, p.13, est la première illustration spatiale du sujet où la trajectoire pulsionnelle se ponctue d’une écriture de mathèmes. Dans ce séminaire, le graphe du désir apparaît sous sa forme la plus aboutie. Graphe, que Lacan avait déjà introduit dans son séminaire V, Les formations de l’inconscient 1957-58 et qu’il reprendra dans son article subversion du sujet et dialectique du désir, 1960. Ce graphe présente deux étages (de bas en haut). Entre ces deux étages il y a une « dialectique » où l’angoisse aura une fonction. L’angoisse sur le graphe se localiserait entre ces deux étages.
. Le 1er est l’étage du signifiant, des énoncés s(A) et du grand Autre, comme le lieu du signifiant, là où le sujet prélève ses signifiants avec lesquels il énonce. . Le 2e étage est celui de l’énonciation, c’est l’acte de dire du patient en cure, la jouissance passe dans le défilé des signifiants, ce qui a un effet de castration ; cependant l’être du sujet ne peut être représenté par un signifiant, et ce que Lacan écrira sous forme de mathème, S grand A barré : S (A/) La chronologie dans le temps se lit de droite à gauche mais la synchronie se lit de bas en haut et de haut en bas, c’est la pulsion. L’angoisse est l’affect éprouvé lorsque le sujet, comme nous l’avons vu dans l’apologie de la mante religieuse, est confronté au désir de l’Autre, désir qu’il suppose : il serait l’objet qui cause le désir de l’Autre. Dans son fantasme, le sujet vient prendre la place de l’objet de l’Autre. La signification phallique permet d’introduire le fantasme. Dans le mathème du fantasme $ ◊ a, le sujet $ est articulé à l’objet a par cette coupure, le poinçon <>. « Que veut-il à moi ? Comment me veut-il ? Que veut-il concernant cette place du moi ? », questionne Lacan, p. 14. Il s’agit bien de la place. La constitution du sujet dans le désir de l’Autre reste marquée d’un reste de jouissance, plus de jouir de l’Autre, mis en scène dans le fantasme. L’angoisse va donc se situer entre l’image spéculaire i (a) qui est le support de l’identification narcissique (stade du miroir) et le désir qui court sous la demande D, $ ◊ D, et que sous-tend le fantasme.
En fonction des moments d’apparition de l’angoisse, l’analyste va pouvoir s’orienter. Et dans le rapport de l’analyste à l’angoisse, deux « ménagements » sont possibles (du côté de l’autre, l’analysant, et de celui de l’analyste). Ces deux ménagements à prendre en compte ne doivent pas être confondus. Savoir les différencier, les définir et les mener est une des visées que se donne Lacan dans ce séminaire sur l’angoisse. p. 15. Je m’arrête sur ce mot « ménagement ». Selon Le Robert, dictionnaire d’étymologie sous la direction d’Alain Rey : c’est la mesure et la réserve dont on use avec quelqu’un, ou encore la mesure et l’économie dans la gestion et le comportement. Cette précision n’évoque-t-elle pas la dynamique transférentielle où l’angoisse et sa cause sont centrales ?
Pour resserrer la question de l’angoisse, Lacan va dégager ce qui ne serait pas l’angoisse et ce qui ne la provoquerait pas, pp. 16-17-18. Se référant aux travaux du fondateur de l’existentialisme Kierkegaard, 1813-1855, Lacan va dénoncer la dégradation de cette pensée philosophique, dès lors que les philosophes « dits existentialistes » firent de l’angoisse un de leurs objets d’étude de prédilection et prétendirent mettre leur discipline philosophique en rapport avec l’histoire. Ainsi, Sartre mettra en lien l’angoisse avec la fonction de sérieux et plus particulièrement avec le sérieux de la fonction politique. Mais l’esprit de sérieux renvoie à la morale sans âme, sans subjectivité et à un matérialisme commun, et ne concerne pas l’angoisse, ni ne la provoque. Autre exemple, à partir de sa notion d’être-pour-la-mort, Heidegger va s’interroger sur l’être de l’étant. L’expérience vécue par tous sur cette question, serait le souci. Mais le souci, comme le sérieux, n’intéresse en rien l’angoisse ni ne l’induit. Pour mieux faire saisir son propos, Lacan présentera dans le même ordre d’idée l’attente qui ne ferait pas non plus surgir l’angoisse mais permettrait de s’en tenir à distance. L’angoisse ne se trouve donc pas au confluent de ces trois « réalités psychologiques ». D’où ce rond que tracera Lacan, au milieu de ces trois signifiants-repères : « Rond dans lequel nous pourrions chercher l’angoisse, écrit-il, mais si jamais elle a été là, l’oiseau s’est envolé. »p. 18. L’angoisse ne relève donc pas du souci, ni de l’attente, ni du sérieux. Lacan reviendra sur l’apport de Kierkegaard, 1813-1855, dont deux de ses ouvrages cernent le sujet : Crainte et tremblement, 1843, et un traité sur le concept d’angoisse, 1844. Selon sa thèse existentialiste, la vérité n’est pas un discours, elle est un être ou la qualité d’un être. Quant à l’angoisse dans la dernière leçon de ce séminaire, p. 385, Lacan s’y référant, dira : « Je ne sais pas si l’on se rend bien compte de l’audace qu’apporte Kierkegaard avec ce terme. Qu’est-ce que cela veut vouloir dire ? – sinon que la prise véritable sur le réel, c’est, ou bien la fonction du concept selon Hegel, c’est à dire la prise symbolique, ou bien celle que nous donne l’angoisse, seule appréhension dernière et comme telle de toute réalité – et qu’entre les deux il faut choisir. » Le choix de Lacan est sans ambiguïté. Dans la suite de la Découverte freudienne, il invite les psychanalystes à serrer le réel à partir de l’angoisse qui n’est pas un concept. L’angoisse est un affect éprouvé par un sujet.
Lacan va revenir sur l’intitulé de ce texte freudien Inhibition, symptôme, angoisse. Et il ne va pas hésiter à réordonner les termes de ce postulat. Je le cite : « Dans ce discours, non seulement on ne parlerait pas de l’angoisse mais ces trois termes ne seraient pas du même niveau. » p. 18. Lacan va alors écrire ces trois termes sur trois lignes et en décalé, c’est-à-dire en diagonale. Puis il va ordonner ces trois termes dans une matrice comptant 3×3 cases, neufs cases en tout. Les trois termes sont donc une des diagonales de la matrice.
La matrice, issue du séminaire L’angoisse de 1962-63 : la verticalité et l’horizontalité organisent l’espace, les flèches l’orientent.
Difficulté → ↓ Inhibition Empêchement Embarras Mouvement Émotion Symptôme Passage à l’acte Émoi Acting-out Angoisse
L’axe horizontal, →, concernera la difficulté qui s’amplifie progressivement. Et l’axe vertical, ↓, concernera le mouvement qui sera de plus en plus important.
Nous comprenons ainsi que l’axe vertical du mouvement va de l’immobilité vers une agitation croissante. Cependant, il faut saisir que cette agitation concerne non plus seulement le Moi mais le sujet de l’inconscient réel en tant que lieu de la poussée pulsionnelle. Nous passons de la topique freudienne au graphe du désir. Nous devons opérer un changement de paradigme topologique sinon cette matrice reste illisible. De plus pour obscurcir encore l’affaire et du coup trouver comment l’éclairer, remarquons qu’aucun des termes qui comblent les cases n’appartient au même champ épistémique ni à la même catégorie sémantique ; nous avons de surcroît l’emploi d’une langue étrangère ! Inhibition, symptôme, angoisse renvoient à la structure ; empêchement, embarras, émotion, émoi sont phénoménologiques. Empêchement, embarras, sont des états objectifs ; émotion, émoi sont des affects subjectifs. Acting-out, passage à l’acte sont dans la plupart des traités psychiatriques confondus, traduction l’un de l’autre et référés au terme freudien agieren. Ils entrent dans la catégorie sémantique du verbe agir et il fallut la subtilité clinique de Lacan pour les dissocier, ce qui explique son usage du terme anglo-saxon.
L’inhibition se définit par rapport au mouvement, l’inhibition c’est le moindre mouvement voire l’arrêt du mouvement, « mouvement, précise Lacan, qui ne se limite pas à la locomotion. » Inhibition à écrire, à jouer du piano, cas cités par Freud dans Inhibition, Symptôme, Angoisse. Cas pour lesquels l’analyse montre qu’il y a une érotisation excessive des organes impliqués : « Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’un tube (une plume) du liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït ou lorsque la marche est devenue le substitut symbolique du piétinement sur la terre mère, alors l’écriture et la marche sont toutes deux abandonnées parce qu’elles reviendraient à exécuter l’acte sexuel interdit. » En référence à la place que l’inhibition occupe dans la matrice, l’inhibition combinerait à la fois le moindre mouvement, voire l’arrêt total du mouvement et la moindre difficulté éprouvée. Il y a une mise à l’abri de l’investissement pulsionnel.
L’effet de l’inhibition sur l’axe de la difficulté c’est l’empêchement. L’empêchement est subjectivé ; l’étymologie de ce terme en clarifie le sens. Impedicare veut dire être pris au piège. Et le piège dont il s’agit, c’est la capture narcissique du sujet. Dans l’image spéculaire, il y a un élément qui reste investi de manière autoérotique, c’est à dire qui ne se spécularise pas : c’est le phallus. « La cassure qui en résulte dans l’image spéculaire », p. 19, renvoie, sur le plan symbolique, à ce que l’on appelle la castration. « L’empêchement survenu chez un sujet est lié à ce cercle qui fait que du même mouvement, quand le sujet s’avance vers la jouissance, c’est à dire vers ce qui est le plus loin de lui, il rencontre cette cassure intime, toute proche, de s’être laissé prendre en route à sa propre image, l’image spéculaire. C’est ça le piège. » p. 20. L’image spéculaire correspond à i (a) repérable sur le graphe. Le sujet qui reste captif de l’imaginaire évite la castration symbolique. Par exemple : une personne ayant obtenu son permis, ne peut conduire son véhicule se jugeant trop dangereuse pour les autres.
Lacan introduit le terme d’embarras, sur l’axe de la difficulté, l’axe horizontal occupe la 3e case. Embarras vient de imbaricare, fait allusion à la barre, l’embarras c’est par exemple le sujet sous la barre. L’embarras serait une forme légère d’angoisse. Il y a une imminence. La femme enceinte embarazada est sous la barre, elle a la barre, elle est toute phallique. L’embarras, c’est le moment de division du sujet entre l’agir et le non agir. C’est un moment d’instabilité qui précède une résolution d’un conflit qui peut se résoudre par un agieren, mais parfois dramatiquement par un passage à l’acte. Par exemple : Un sujet qui hésite entre sa femme et sa maîtresse. Il ne parvient pas à quitter la première, et ne peut s’engager pleinement avec l’autre. Sur l’axe vertical qui est l’axe du mouvement, Lacan inscrit l’émotion dans la première case. Du latin motio, signifie « action de mouvoir, mouvement ». Mouvement précisera Lacan en tant qu’il se désagrège, ou réaction catastrophique. Il y a une mise en mouvement dans le sens d’une émeute. Autre exemple : une personne qui s’effondre en larme, ou fulmine de colère.
La 3e case verticale, axe du mouvement, sera occupée par un mot « friandise », c’est celui d’émoi. L’émoi n’a rien à faire avec l’émotion. Ce que s’applique à démontrer Lacan, reprenant la proposition issue de l’étude étymologique de Bloch et von Wartburg. Du latin populaire exemagare signifie « priver de sa force ». L’émoi est un trouble qui engendre une chute de la puissance, c’est à dire un trouble plus profond dans la dimension du mouvement. Lacan dans son séminaire L’angoisse, p. 368, corrèle l’Émoi et l’objet a, non pas dans une rencontre qui est toujours source d’angoisse mais dans un moment de session, c’est-à-dire lorsque le sujet est amené à se séparer de son objet. Il prend comme exemple L’Homme aux loups qui, devant le spectacle d’un coït parental, cède l’objet anal, du fait de « l’Émoi anal » dit Lacan, au moment de l’exonération. Au passage, Lacan nous enseigne une propriété fondamentale de l’objet a, d’être « un objet cessible ».
Dans la matrice, Le symptôme est un point équilibre entre la difficulté et le mouvement. L’angoisse se retrouve en bas, à droite dans la matrice, elle est au point de la plus extrême difficulté conjointe à la plus grande proximité avec le mouvement de la pulsion. Quand aux deux cases laissées vierges, leur contenu fera l’objet de nos deux prochaines rencontres. Il s’agit de l’acting out et du passage à l’acte.
Lacan reprenant ce qu’avait avancé Freud dans l’article sur « Le refoulement », 1915, commenté dernièrement par Michel Mesclier, Lacan précise, p. 23 : « L’angoisse est un affect qui n’est pas refoulé. Il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le retrouve déplacé, fou, inversé, métabolisé mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent ». Je préciserai que ces signifiants sont ceux qui apparaissent dans l’association libre. Au deuxième étage sur le graphe. Si je reprends l’exemple de l’inhibition de l’acte d’écrire : l’acte d’écrire met en œuvre le symbolique ; mais cet acte de nature symbolique peut prendre un sens imaginaire qui correspond nous l’avons vu à une représentation refoulée : l’équivalent d’un coït. Donc, l’acte d’écrire prenant un sens imaginairement sexuel sera inhibé. L’inhibition porte non pas sur le contenu de l’action d’écrire mais sur l’action elle même. Alors que le refoulement portera sur la représentation d’un coït interdit. Et en référence au nœud borroméen, l’inhibition c’est l’effet du recouvrement du symbolique par l’imaginaire. Ce rapport de l’affect au signifiant, Lacan l’explicite à propos de la colère, ire. p.23 : « La colère, c’est quand les petites chevilles ne rentrent pas dans les petits trous. Cela veut dire quoi ? Quand au niveau de l’Autre, du signifiant, c’est-à-dire toujours plus ou moins de la foi, de la mauvaise foi, on ne joue pas le jeu. Et bien, c’est cela qui suscite la colère. » Cet Autre, c’est l’autre du symbolique qui peut trahir l’attente d’un sujet, sujet qui échoue dans son projet et impute cet échec à la mauvaise foi de l’Autre. Par exemple : Ne pas trouver ses clefs au moment de partir entraîne une colère ; que cela soit le fait de l’Autre de l’inconscient (acte manqué) ou d’un petit autre qui a emprunté les clefs, le sujet est en colère du fait qu’il y a un dérangement par rapport à l’ordre symbolique attendu.
Pour souligner l’intérêt de cette matrice, Lacan évoquera le livre II de la Rhétorique d’Aristote , qu’il comparera à « un filet » propice à saisir au mieux ce que sont les passions comme la colère, le mépris. Ainsi, les signifiants de la matrice seraient « le filet de l’angoisse », p. 24. Lacan va réaffirmé la séparation radicale entre l’approche du psychanalyste et celle du psychologue. Ce dernier tente d’objectiver la réalité irréelle qu’on appelle la psyche. En ce qui concerne la psychanalyse, la position de Lacan est précise : « Je ne vous développe pas une psycho-logie, un discours sur cette réalité irréelle que l’on appelle la psyche, mais sur une praxis qui mérite un nom : érotologie (étude de l’éros). Il s’agit du désir. » p. 24 Nous pouvons donc retenir à la fin de cette première leçon que la psychanalyse est une praxis du désir et que l’angoisse en est le signe. Lacan conclura magistralement sa leçon par cet axiome, déjà cité : « C’est sur le tranchant de l’angoisse que nous avons à nous tenir », insistant une dernière fois sur ce qui est central et décisif dans tout travail psychanalytique. Nous l’avons vu, la matrice, filet de l’angoisse, reste incomplète et ce n’est que trois mois plus tard, huit leçons après, le 23 janvier 1963, que Lacan la complètera. Entre temps, il donnera la clef de tous les affects et donc celle de l’angoisse : « Cette clef est un idéal de simplicité puisqu’il s’agit du trait unaire . » p. 31 Et justement, il en sera question dans l’exposé qui va suivre.
Remarques adressées par Michel Mesclier dans l’après coup de cette lecture commentée : Cette notation matricielle peut prêter à confusion tant sur les termes occupant les places que sur les axes mentionnés à la marge. La diagonale I-S-A est strictement freudienne, issue de l’ouvrage éponyme de 1926. C’est le terme d’inhibition qui semble le plus clairement défini par Freud comme : « L’inhibition est l’expression d’une limitation fonctionnelle du moi » (I-S-A puf 1973 p. 4). Ce n’est pas à priori un phénomène pathologique mais un mode de préservation, la limitation normale d’une fonction. Un proverbe dadaïste de Francis Picabia paru en avril 1920 dans la revue Canibale ne nous enseigne-t-il pas que « la paralysie est le commencement de la sagesse ». L’inhibition devient problématique lorsque elle contrecarre l’usage normale de la fonction moïque ; qu’elle soit alimentaire, locomotrice, sexuelle ou intellectuelle. Freud en fait alors un symptôme. L’inhibition lui apparaît dans tous les cas comme l’essentielle défense contre le développement de l’angoisse. Le choix qui écarte le plus le Moi du risque d’angoisse. D’ou les positions distales données à ces deux termes par Lacan dans sa matrice. L’inhibition concerne le Moi mais contrairement à l’angoisse, qui l’implique également, elle n’est pas un affect. L’inhibition est le degré zéro de l’affect, l’immobilité maximum des passions. Lacan ne cessera pas de nous surprendre par la pertinence de son enseignement. Cette matrice, hétéroclite, presque dadaïste sinon baroque, et en fait un tableau de bord pour qui prétend conduire des psychanalyses (oui je fais momentanément l’effort d’écrire le mot en son entièreté, raz le bol du raccourci ouvert à toutes « les prises de sang du Graal »). Chaque terme est un voyant qui, s’il clignote, doit orienter nos oreilles du bon coté, du coté de l’angoisse et du petit inconvénient nommé passage à l’acte. Ça surprend tout le monde, y compris l’acteur du passage, alors mieux vaut regarder les cadrans. Le terme qui précède : empêchement, introduit clairement la dimension de l’Autre dans l’inhibition qui rappelons-le se produit lorsque l’imaginaire empiète sur la valeur symbolique de la fonction du moi. L’empêchement n’est pas le doute qui concernerait l’embarras s’il restait cantonné aux signifiants. Le doute est une transposition idéique de l’inhibition lorsque la pensée érotisée couvre le point d’angoisse. De même l’empêchement n’a rien à voir avec la compulsion, symptôme obsessionnel qui au doute ajoute l’agir. L’empêchement témoigne de la subjectivation d’un obstacle encore localisé dans l’Autre. La porte est fermée, la clef égarée. C’est en somme un progrès de la difficulté qui peut amorcer un processus de psychanalyse, si le sujet consent à s’accepter comme partie prenante dans cette entrave, à symptômatiser ses emmerdements. Quand à l’inhibition, qui reste la difficulté la plus faiblement subjectivée donc la plus difficile à mobiliser par une cure, elle ne gène personne. Pas même ceux qui la supporte avant que des identifications à des pairs désinhibés, ou des injonctions militantes ne les viennent bousculer. L’inhibition ne devient un problème donc un symptôme que lorsque l’Autre veut son éradication. Tous les cancres savent cela. L’inhibition collective fait d’ailleurs la fortune des pouvoirs politiques. Toute la machinerie médiatique veille à la maintenir par de multiples hypnoses. Les peuples se savent-ils inhibés face aux semi-habiles, fort peu inhibés, qui les dirigent et se donnent des coudées franches devant la placidité des masses ? Certainement pas sinon aucun système répressif pacifique ne durerait trois jours. Il faudrait les grands moyens. Non, lorsque l’inhibition collective commence à céder : ça sent le roussi, et les privilégiés s’angoissent. L’inhibition des producteurs, s’il en reste quelques uns, devient alors un symptôme : la grève. Et nous savons avec Picabia que la grève générale est le commencement de la sagesse. M Mesclier – 08/01/13
