La volonté de faire ascience

5 novembre 2007

séminaire Toulouse :science et ascience

Sans la diligence de Dimitris Sakellariou, j’aurais oublié que je devais intervenir deux fois de suite dans le séminaire, comme Pierre Bruno le fera ensuite, pour tenir compte des dates de sa présence à Toulouse. Mais, nous nous sommes aperçu de cela hier au soir. Je n’ai donc eu que la nuit pour tenter de mettre en forme ces idées introductives à notre débat. J’emprunte le titre à l’ouvrage d’Isabelle Stenger, La volonté de faire science : à propos de la psychanalyse (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2006). Celle-ci critique finalement la volonté de Freud de fonder une nouvelle science, à l’exemple de celle de Newton et Darwin – et notamment l’inutile mathématisation lacanienne.

1 – La science moderne, celle de Newton, Darwin, mais aussi Kepler, Galilée, Huygens, etc., est fondée en raison par Descartes. Le geste de ce dernier consiste à isoler la physique comme paradigme de la science : la démonstration du savoir qui la constitue suppose la mise en œuvre de la cause formelle et la mise à l’écart du sujet qui la fabrique. Le sujet qui doute, parle, fabrique la science, est renvoyé, lui, à la métaphysique – littéralement, « à côté ».

2 – Ce sujet – le sujet des Lumières – se trouve du coup divisé, ainsi que Kant l’enregistre, entre sujet de la science et sujet du sens : entre sujet d’une rationalité qui promet d’expliquer et de décrire efficacement l’univers physique, et sujet qui s’interroge sur le sens et la raison du monde et de sa présence dans celui-ci, sans disposer désormais d’une discipline susceptible de répondre digne de la science. On se souvient de la question reprise par Lacan à Leibniz : « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (1)

3 – En lieu et place des ontologies disqualifiées, le sujet se dote d’une réponse intime : les dieux désertent les cieux pour l’inconscient où ils se réduisent à la fonction paternelle – telle est la névrose, religion privée.

4 – Sans doute fallait-il cette apparition d’une « nouvelle économie psychique » pour que la psychologie dite scientifique (j’englobe la psychiatrie, la psychopathologie et jusqu’à la psychologie clinique) s’y intéresse : elle est motivée par les échecs de la clinique médicale à rendre compte d’un certain nombre de manifestations pathologiques par l’organisme qui appartient bien à l’univers prospecté par la science physique. L’idée germe en effet d’attribuer ces manifestations pathologiques (excitations maniaques, délires, agressivité, démences, etc.) au sujet abandonné à la métaphysique. La psychologie clinique se propose alors (avant même la définition fameuse de Daniel Lagache) comme l’étude globale de l’homme en situation : il s’agit de faire du sujet un objet d’observation en le réduisant à ses manifestations visibles, les conduites, et, ainsi, à réitérer l’opération cartésienne qui tente, en vain, de le réduire au silence (au non visible, non lisible) dans le champ de la science.

5 – Au même moment (si nous regardons l’histoire d’assez loin), Freud extrait la névrose grâce au dispositif qu’il invente, la psychanalyse. Il renonce explicitement au terme de psychologie clinique qui lui était d’abord venu pour désigner sa découverte. En effet, il privilégie, contre l’étude globale, la démarche en vigueur en physique : la connaissance par la décomposition des phénomènes étudiés en leurs constituants, et par la mise en évidence de leurs relations – l’analyse. C’est pourquoi il adopte explicitement, avec le terme de psychanalyse, celui de métapsychologie. Il restaure dans son champ les laissés pour compte (non visibles, non lisibles) de la science qui témoignent de la présence du sujet : parole, rêve, lapsus, actes manqués, oublis, symptômes… C’est à leur propos qu’il déclare vouloir inscrire la psychanalyse dans les sciences de la nature et non dans les sciences de l’esprit distingués par Dilthey – pour revenir sur le propos d’Isabelle Stenger.

6 – A dire vrai, il y a dans l’invention des procédures propres aux sciences de l’esprit un renoncement à ce qui fait la spécificité de la physique. Sans doute, à s’en apercevoir, aurait-on pu s’interroger sur ce qui de la physique ne s’applique pas bien à l’homme : qu’est-ce qui fait que les sciences physiques, dures, exactes, deviennent sciences de l’homme (de l’esprit), molles, conjecturales (terme revendiqué par Lacan) ? Si les sciences de l’homme pouvaient répondre, elles auraient saisi ce qui fait la spécificité de l’humain dans l’univers physique. Il y a longtemps que Pierre Bruno parlait déjà des sciences humaines telles la psychologie comme de sciences par défaut puisqu’elles abandonnaient leur objet, le sujet, ou plutôt elles le réduisaient à ses caractéristiques objectives, ses particularités mesurables ou descriptibles (l’opposition ne passe pas entre le quantitatif et le qualitatif à quoi on résume parfois à tord ce qui distinguerait psychologie et psychanalyse). Mais Pierre Bruno devait alors qualifier la psychanalyse de science par excès puisqu’elle entendait restituer dans le champ de la science le sujet que la science a dû exclure avec Les Lumières pour se constituer : science en excès de singularité. Ce paradoxe est celui que nous avons discuté la fois dernière par un autre bout. D’un côté il n’est de science que du général, de l’autre Freud veut faire la science de la singularité qui objecte au général. Le minimum, ici est de reconnaître qu’il n’est pas scientifique, en effet, de vouloir rendre compte de la singularité par des moyens qui la nient (tel est le sens de science par défaut). Sans que cela ne suffise à fonder la psychanalyse comme science – mais peut-être encore comme ascience, si nous acceptons que le petit a, loin d’être privatif, indexe ce qui du sujet précisément fait objection au savoir « pour tous » les sujets. Fonde-t-il la possibilité d’un autre savoir ?

7 – Bien sûr les sciences humaines ont vu leur difficulté à faire science. Avec l’avènement de la linguistique de De Saussure, Troubetskoï, Jacobson, un certain nombre de chercheurs de disciplines différentes ont pensé qu’ils tenaient le moyen enfin de rivaliser avec la science : Barthe en littérature, Foucault en philosophie, Paul Guillaume en psychologie, Lévi Strauss (le véritable père de ce mouvement) en sociologie et anthropologie, Leroi-Gourhan en paléoanthropologie, etc., tous pensaient que la catégorie de structure dans son acception linguistique permettrait de réduire les phénomènes humains observés, sujets y compris, à la fois aux éléments qui les composent et à leur relation. Il vaudrait le coup d’inclure ici une brève histoire de la catégorie de structure : vous la trouverez dans le Dictionnaire étymologique de la langue française publié chez Robert sous la direction d’Alain Rey, ou dans les deux ouvrages de François Dosse qui font référence ici (Histoire du sructuralisme. Tome 1 : Le champ du cygne : 1945-1966, et Tome 2 : Le champ du cygne : 1967 à nos jours, Paris, La découverte, 1991 et 1997).

8 – Psychologie et psychanalyse vont s’opposer en un sens au structuralisme, mais pour des raisons diamétralement distinctes. La psychologie proteste contre la disparition de son « objet » : elle sent bien qu’en un sens c’est la fin de la psychologie. Mais c’était avant l’avènement du cognitivisme et des neurosciences qui ont trouvé dans l’idée d’une structure universelle dans laquelle tous les éléments biologiques, psychologiques et sociologiques trouveraient leur place, l’hypothèse d’un super système de communication dans lequel au bout du compte se dissoudrait la psychologie : notez que les explications permises par l’imagerie cérébrale semblent sonner la reddition, simplement retardée, de la psychopathologie aux neurosciences. De son côté, Lacan, pour la psychanalyse, paradoxalement accepte la linguistique comment ouvrant la voie de la psychanalyse vers la science – mais à condition d’y restituer la considération du sujet. Il le fait à partir, me semble-t-il du simple constat de la fonction symbolique : dans le langage, le sujet n’y est que représenté. Comment dès lors s’y réduirait-il ? Et ce manque qui en résulte à être représenté est indexé de la lettre a, promu au rang de cause du désir que ce manque anime. Nous connaissons l’antienne : si tout est structure, tout n’est pas signifiant. 9 – Pourquoi alors Lacan ne fait-il pas de la psychanalyse la science de l’objet a ? Sans doute parce que cet objet n’est, comme je le répète, que l’index de ce qui fait la singularité du sujet : une cure permet de savoir ce qu’un sujet en fait, voire autorise un changement de solution adoptée par le sujet pour loger ce qu’il est comme objet singulier dans le commun (en préservant et la singularité et le commun), quand il souffre de son symptôme. Dans cette optique, réduire la psychanalyse à n’être que la science de l’objet a serait seulement trop réducteur : mais je ne suis pas sûr que ce soit le dernier mot sur la question.

10 – J’ai fait allusion à l’imagerie cérébrale et usé du mot « optique ». La remarque nous introduit au point que je visais aujourd’hui : le recours par Lacan, en même temps qu’à la linguistique, à un chapitre de la physique, l’optique justement, qu’il distingue des autres disciplines scientifiques. Je dois à la thèse d’Adrian Vodovosoff d’avoir attiré mon attention sur ce point La logique du franchissement dans la psychanalyse. Le schéma optique de Jacques lacan : un modèle pour penser la cure et la fin de l’analyse, sous la direction d’Alain Vannier, ParisVII Denis diderot, soutenance le 10 novembre 2007).Lacan avance dès le séminaire 1 que l’optique « devrait (…) prêter à quelques rêves, cette drôle de science qui s’efforce de produire avec des appareils cette chose singulière qui s’appelle des images, à la différence des autres sciences, je le souligne (MJS), qui apportent dans la nature un découpage, une dissection, une anatomie » (p. 90). Adrian Vodovosoff indique à juste titre que les sciences s’inscrivent habituellement dans la métaphore freudienne de la civilisation : la culture se substitue et s’impose à la nature (aux forces brutes, en fait). Mais pas l’optique : celle-ci suppose un usage de la technoscience pour construire des appareils (d’optique justement, des lentilles, des télescopes, des miroirs…) à « fabriquer des images ». L’image, comme élément culturel, est introduite dans le monde de la culture auquel elle substitue un certain type de représentation : culture/culture/ nature. Sans doute il faudrait se demander si l’optique – qui faisait l’objet d’un des traités de physique introduits par le Discours de la méthode – n’a pas constitué le premier pas de ce qui allait devenir la Société spectacle chère à Debors avec la place dominante que prendra l’image dans le champ social. Surtout, et c’est l’aspect qu’Adrian Vodosovoff met en relief, selon l’optique, les résultats dépendent toujours d’un point de vue assigné au sujet. De sorte que Lacan se sert du schéma optique emprunté à Bouasse (et qui parcours une grande partie du séminaire) (2) d’une part pour situer les instances freudiennes (Idéal du moi, moi idéal, moi), les dimensions constitutives du sujet (Réel, Symbolique et Imaginaire grâce à la fonction exploitée par l’optique), mais en fondant le sujet comme le point à partir duquel cette structure est lisible : cette structure n’apparaît au commentateur que du point de vue du sujet. Le moi est d’ailleurs le résultat d’une action psychique du sujet confronté à une image présentée illusoirement comme sienne. Yamina Guelhouet avait commenté ce passage de Freud dans « Pour introduire le narcissisme » : « (…) les pulsions auto-érotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’auto-érotisme, je le souligne (MJS), pour donner forme au narcissisme » (p. 84). De sorte que, bien avant la physique quantique, l’optique a réintroduit dans le champ de la science la considération du sujet : et c’est par là qu’elle a fournit un appui à Lacan – à côté des moyens de la linguistique structurale – pour maintenir un temps la psychanalyse à la hauteur des exigences du discours de la science. Je vous rappelle juste, pour finir, la place dévolue, au cœur de ce dispositif, à l’objet a : les « fleurs du désir », bouquet réel autour duquel le vase de la réalité vient se construire et le masquer…

11 – Le recours à l’Image de Résonnance Magnétique pour réduire l’activité du sujet à son excitation corticale oblige à souligner ce que Lacan fait de l’optique (3). Il croise le schéma optique avec la logique du signifiant. Ce croisement lui permet entre autre de situer l’Idéal du moi comme signifiant maître. N’importe quel signifiant peut venir à y représenter le sujet pour tous les autres. La représentation imaginaire est subordonnée à une représentation symbolique – représentation d’un réel irréductible à l’une et à l’autre : de sorte que, paradoxe, il n’y a pas d’universel qui puisse rendre compte, y compris en s’appuyant sur le schéma optique, de la place du (réel du) sujet.

(1) Paragraphe 7 des Principes de la nature et de la grâce (1714), déjà évoqué par Pierre Bruno, « Le transcendant », Séminaire Ego et moi, Toulouse, APJL, 15 mai 2006.

(2) A titre d’indication, rappelons que Lacan a prononcé sa conférence sur « Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel », le 8 juillet 1953 (Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, pp. 9-63). Il est question de la théorie du signifiant, du schéma L ou du schéma optique, et d’autres montages mettant en jeu le regard (plan projectif, anamorphose, etc.), dès Le séminaire1 : Les écrits techniques de Freud (1953-1954), avec sans doute un déploiement particulier dans le 3 (Les psychoses, 1955-1956) et « D’une question préliminaire… » (1959, Ecrits, op. cit., pp. 531-583). Le schéma optique reçoit sans doute son plein déploiement avec « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : ‘’Psychanalyse et structure de la personnalité‘’ » rédigé en 1960 (Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684). Loin d’être abandonné le schéma est présent d’une façon ou d’une autre dans les séminaires 8 (Le transfert – 1960-1961), 10 (L’angoisse – 1962-1963), 11 (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – 1964), 13 (L’objet de la psychanalyse, leçon du 8 XII 1965), 16 (D’un Autre à l’autre, leçons des 30 IV et 11 VI 1969), 19 (… Ou pire, leçon du 6 I 1972). Et il szera encore question de l’Idéal du moi dans Le séminaire 24 : L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre (1976-1977)…Notons encore que Lacan inclut la structure du miroir dans d’autres figures, comme le graphe de « Subversion… » (premier étage) et même topologiques…

(3) La discussion a soulevé plusieurs points. Que change le fait que l’image numérique ne doive rien aux lois de l’optique puisqu’elle est en quelque sorte le résultat d’une formule mathématique ? L’accent a été mis sur le fait que l’accommodation sur l’image réelle du bouquet dans le vase suppose plus que la position du sujet, mais une certaine façon de regarder l’illusion, qui souligne encore plus la nécessaire et particulière place du sujet de l’optique.