19 mai 2008
La structure des moments scientifiques (1) . Rétrospective .
Avant tout, je tiens à réitérer nos excuses auprès de ceux qui n’ont pas été prévenus de la suppression de la dernière séance. Du coup, j’assurerai encore la séance suivante, mais Pierre Bruno et moi-même prendrons le temps d’achever ce séminaire à la rentrée prochaîne avant d’engager le suivant.
1 – Petit coup d’œil sur le chemin parcouru par ce séminaire depuis trois ans. Sous l’intitulé Divin, divan, nous avons, non pas appliqué la psychanalyse à la religion, mais interrogé ce que « l’existence » du divin enseigne de la structure du sujet : Freud avait lui-même suggéré une telle voie en faisant de la religion le résultat de la projection, par le sujet, de sa psychologie. Par là, c’est-à-dire grâce au signifié (pour suivre la dernière leçon de Pierre Bruno) ce dernier loge ce qu’il est, le « monde » qu’il habite, et ce qui échappe de structure à son savoir, dans un hors-univers, un infini, qui, dans ce cas, l’englobe. Ce séminaire a permis à Pierre Bruno d’interpréter la transcendance comme ce qui du réel du sujet met son savoir en échec : cet échec alimente l’appel au religieux pour le réparer et y substituer une vérité attribuée à un Autre. Cette lecture détache la transcendance du divin qui l’abrite, et la laïcise.
Il y a quelque temps, j’ai eu la chance de visiter l’exposition que Barcelone a consacrée aux Etrusques, auxquels, au passage, nous devons l’étymologie du mot « personne ». Entre autres éléments, trois tombes dont la topologie qu’elles suggèrent du « monde étrusque » viennent à point nommé confirmer cette « place » du transcendant. Il y avait les tombes d’une femme, d’un homme et d’un couple, chacune agrémentée d’une statue des défunts dans une position mimant la vie. Cette vie est-elle située ici-bas ou dans l’au-delà de la mort ? Chaque homme tient dans la main un plat rituel encombré, en son cœur, d’une protubérance où les spécialistes ont identifié une réplique de l’omphalos delphique (2). De sorte que la statue doit être considérée comme une figuration de notre univers et du point par où il est relié à la divinité plus qu’au monde dont il serait issu, divinité auprès de laquelle les vivants retournent une fois morts . L’étonnant est sans doute que les deux femmes n’en disposent pas – l’une tenant un miroir. Est-ce à dire que la porte de l’éternité leur est fermée ? Le fait même de la tombe semble contrevenir à cette interprétation. N’est-ce pas plutôt, à la fois, la reconnaissance que, dans cette société où les sexes sont égaux, une femme demeure néanmoins transcendante à elle-même (cf. le miroir), et que la perte de la mère y est impensable ?
Avec Ego et moi, la transcendance est en quelque sorte rapatriée à l’Ego, sorte de réel minimal de la structure où la vérité fait retour comme sinthome qui noue ensemble les dimensions dont est constitué le sujet : jouissance, langage, corps (RSI). Avec Science et ascience, nous retrouvons, en infléchissant son sens, une question que Lacan posait dès le Séminaire XI : « L’analyse peut-elle se situer dans notre science, en tant qu’elle est considérée comme celle où dieu n’a rien à voir ? » (p. 206).
2 – Dans son ouvrage majeur, La structure des révolutions scientifiques, Kuhn étudie les moments de crises traversée par la science au cours de son évolution, en se centrant particulièrement sur les bouleversements de la pensée scientifique : Copernic, Newton, Lavoisier, Einstein… Nous savons sa conclusion : il y a révolution quand une théorie consacrée par le temps est remplacée par une nouvelle. Est-ce que ce que Pierre Bruno a introduit sous la désignation de « moment scientifique lacanien » relève également d’un changement de paradigme ? Lorsque Einstein invente la théorie de la relativité, sans doute la physique est-elle changée. Mais il n’est pas sûr que la science le soit. A moins de devoir conclure qu’il n’est pas de révolution scientifique sans une mutation, une refondation de la science elle-même : sans la traversée d’un moment scientifique.
En tout cas, avec Lacan, c’est la thèse de Pierre Bruno, le moment scientifique change la conception à se faire de la science, de la psychanalyse et de la structure elle-même. Au point qu’il est légitime de se demander si ce premier moment (il y en a peut-être d’autres) n’implique pas le second distingué par Pierre Bruno comme ascientifique : le moment scientifique réalisé (« la surimpression du cross-cap » à la structure) implique une nouvelle logique pour rendre compte des effets de la traversée sur la science incluant la psychanalyse. Lacan trouve cette nouvelle logique avec la logique de la sexuation qu’il substitue à la logique d’Aristote – substitution constitutive du « moment ascientifique ».
De la sorte, l’intitulé que j’ai choisi pour aujourd’hui devrait être changé en « les structures des moments scientifiques et ascientifiques » – à supposer que la structure y survive à chaque fois, et que les moments scientifiques présentent des constantes qui les homogénéiseraient. Avec en prime une question inédite : peut-on imaginer un autre moment ascientifique ?
Si nous réécrivions avec ce questionnement l’histoire des révolutions scientifiques, il faudrait d’une part vérifier si la logique en est à chaque fois modifiée et pas seulement le savoir, et se demander, ainsi que Lacan lui-même, ce qui a tenu lieu de psychanalyse avant elle. Car après tout, si le moment ascientifique lacanien est permis, c’est bien que le réel concerné est « préservé » par le moment scientifique précédent. Une révolution scientifique n’est-elle pas une modalité du changement de discours que Lacan associe au surgissement systématique du discours analytique ? Est-ce qu’un tel moment scientifique est lisible chez les Grecs anciens lorsqu’ils divisent le discours entre mythe (la dramatisation épique de l’existence autour de la transcendance) et l’épistémè, (la voie de la raison) ? Le discours mythique continue à proposer aux sujets les éléments de la structure dont ils ont besoin pour s’effectuer, alors même qu’ils n’y croient pas forcément. Soulignons ce « je sais bien que l’objet de ma croyance n’existe pas, mais quand même j’y trouve les moyens de ma participation à la communauté humaine », où Freud identifiera beaucoup plus tard la structure du déni, avant qu’il ne fasse de la perversion précisément un mode de renouvellement du lien social, ce que confirmera Lacan. Existe-t-il un rapport entre ce « je sais bien que ce n’est pas vrai, mais quand même » et l’affirmation d’une jouissance que je ne saurais éprouver, dont Pierre nous a entretenue – homologuant en quelque sorte la « place » du signifié et celle de la jouissance féminine ou en jeu dans la frigidité ?
Sans doute l’avènement de la science moderne repose-t-il pour une part sur la substitution du langage mathématique à la langue ordinaire pour interroger la nature. Il en résulte une division de l’univers : est seul dit scientifique celui qui parle mathématique, tandis que la question du sens est laissée de côté comme déchet de la science, aux bons soins de la justement désignée métaphysique. Seulement, le sujet comme tel, lui, est divisé précisément par cette opération entre sujet du sens et sujet de l’explication.
On mesure de ce point de vue le coup de force de Freud qui, d’un côté ramasse les objets délaissés par la science, rêve, lapsus, actes manqués, symptôme, et tout ce qui fait la psychopathologie de la vie quotidienne, et de l’autre les coordonne aux contingences de la vie humaine, la femme, le père, la mort, pour les mesurer à une confrontation réglée avec la science de son temps : cf. le choix du terme de psychanalyse, emprunté à la physique, pour situer la nouvelle discipline parmi les sciences de la nature, explicitement contre celui de psychologie clinique, qui l’aurait rangée parmi les sciences de l’esprit.
3 – Après tout, on pourrait voir dans la psychanalyse freudienne, un effort pour faire la théorie de ce que la science moderne a dû délaisser pour se constituer : le sujet qui la fabrique et dont elle ne peut se passer pour cela. Il y a entre la science et le sujet un lien paradoxal : jamais l’un en même temps que l’autre, mais pas l’un sans l’autre – effort vain pour suturer le sujet, en le réifiant. Le coup de force de Lacan, avec le cross cap, c’est d’abord de ne pas avoir peur de faire entrer la structure du sujet avec un objet ( l’objet a) – « dont on n’a pas d’idée » qui autorise le franchissement de ce qui sépare le sujet et la science : ce « dont on n’a pas d’idée est à mettre en série avec le signifié qui permet d’échapper à la matérialité du langage (grâce à l’équivoque de lalangue) et la jouissance que l’on ne sait pas être éprouvée. C’est ensuite d’en tirer les conséquences : d’observer que le rapport paradoxal entre sujet et science n’est pas effacé, mais que le discours qui peut désormais l’écrire et en parler en est changé.
D’où, en effet, le changement de logique pour rendre compte de ce discours et de ses conséquences : comment y loger l’infini (ce que j’entends comme le hors univers physique et de la physique) ? Comment écrire cet infini ? La tentative de faire s’égaler une droite infinie qui rend les opérations impensables et un rond mieux manipulable est-elle satisfaisante ? Lacan semble avoir anticipé une objection et une solution, c’est encore une remarque de Pierre Bruno – en considérant que la voie pour traiter l’infini est celle de l’énumération : vérifier au un par un, parcourir la droite, prendre les éléments chacun après l’autre pour vérifier où il s’inscrit : cf. la thèse de l’inexistence de La femme, qui implique la vérification au une par une de l’inscription de chacune côté « pour pas-tout x phi de x »…
Pierre Bruno nous a prévenus : pour rendre transmissible un savoir intransmissible (celui de la psychanalyse), ce qui est nécessaire pour que l’expérience ne périclite pas, il faut des moyens (et non des concepts) » – ceux mobilisés par ce passage au travers. Le déficit conceptuel n’est donc pas une excuse pour mon incapacité à rejoindre sa conclusion que je rappelle pour ne pas revenir trop en arrière de là où il nous a menés sur ce point : « La jouissance est la seule chose qui pourrait avoir lieu sans qu’on l’éprouve, alors qu’elle n’a aucun sens à ne pas être éprouvée. C’est dans ce joint contradictoire, peut-être, que peut s’inscrire un instant infini dans la suite, toujours actuellement finie, de l’énumération sans fin ».
4 – Alors, est-ce que du coup n’est pas à la fois exigée une nouvelle dimension et promue une limite à la structure : le temps qu’il faut pour parcourir la droite infinie ? De sorte, qu’il existe un dernier moment (a)scientifique lacanien que Jacques-Alain Miller a maintenu en dehors de la liste officielle des séminaires de Lacan, mais qui pour nous devrait constituer un véritable départ : celui qui solidarise explicitement la topologie et le temps.
– Ce titre imite bien sûr celui de Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008.
– L’omphalos n’est pas immédiatement un nombril : il s’agit d’une pierre avalée par Cronos en lieu et place de Zeus, son fils. Cronos, ayant appris qu’un jour un de ses fils le détrônerait, exigeait de Rhéa, sa femme qu’elle lui livre chaque nouveau né, qu’il dévorait aussitôt. Mais elle réussit à lui soustraire Zeus, son sixième enfant. Quand Zeus vint au monde, elle offrit une grande pierre enveloppée de linge à son époux qui l’avala, la prenant pour le bébé. Plus tard, Zeus, aidé de sa grand-mère la Terre, força son père à dégorger ses frères et sœurs (Poséidon, Hadès, Héra, Déméter et Hestia) et ladite pierre. Pour affirmer sa toute puissance, Zeus décida de déposer cette pierre au centre du monde. Pour le déterminer avec exactitude, il lâcha deux aigles aux extrémités de la terre (orient et occident), qui se rencontrèrent à Delphes. Puis, il y déposa la pierre et la fit garder par un serpent sacré : le Python de Delphes. Plus tard, le Python fut tué par Apollon, Dieu de la lumière et de la vérité, qui plaça l’omphalos sur sa tombe. Par ce geste, Delphes devint le sanctuaire d’Apollon : on pouvait l’interroger et connaître ses réponses. Bien plus tard, des savants grecs démontrèrent la réalité de cette légende. Persuadés que la Terre était un disque plat, ils établirent mathématiquement que Delphes était bien au centre de l’univers et méritait ainsi le titre de nombril du Monde.
