Je partirai de la question préliminaire et de la lecture que J.-A. Miller fait de la lecture que Lacan fait de la lecture que Freud fait de la lecture que le président Schreber nous propose de sa psychose. J’en appelle pour avancer nos questions à la fraîcheur, toujours actuelle, de la question préliminaire pour trois raisons, les mêmes que J.-A. Miller, plus deux autres. Le texte de J.-A. Miller, qui concerne au plus vif le savoir du psychanalyste, est un texte politique. Ce texte, « Supplément topologique à la “question préliminaire” », il s’agit d’une intervention aux journées d’avril 1979 de l’Ecole Freudienne de Paris, outre qu’il fait signe d’une impasse, que l’EFP se fourvoie, et de la cacophonie « savante » qui y règne, relève à propos des psychoses qu’il y est fait peu de cas de l’enseignement de Lacan. Par ce texte qu’il ne présente ni comme un texte du psychanalyste qu’il n’est pas encore, ni comme celui de l’analysant qu’il est, mais comme le texte d’un lecteur de Lacan, J.-A. Miller prend cependant position dans le champ lacanien : il n’y a qu’une seule structure et cette structure est distributive, elle ordonne les différentes structures cliniques.
Je viens de dire que j’avais cinq raisons de partir du texte de J.-A. Miller. Trois d’entre elles correspondent aux trois remarques dont il se prévaut pour soutenir le pas de Lacan, sa réelle avancée. La quatrième ne m’est propre qu’à engager l’état des lieux auquel je me prête. Il s’agit d’une thèse que J.-A. Miller avance ici pour la première fois et que nous aurons à reprendre sous la forme d’une question, celle du statut à accorder aujourd’hui au Nom-du-Père. La cinquième et dernière raison concerne la rampe à laquelle nous appuyer, qu’il nous offre, actualiser le Lacan de 1958 avec le Lacan postérieur, celui de l’invention de l’objet a. Trois remarques, donc, dont une sidérante remarque préliminaire pour commencer. J.-A. Miller s’y autorise drôlement, grotesquement, de Freud et de Lacan pour, à ce qu’il semble, faire valoir que l’écrit, s’il ne peut remplacer l’écoute vivante du psychotique, articule d’autant mieux ce qu’il en est de la structure qu’il se passe de la parole. De fait, fort de cette articulation, il se fait valoir, là où sa remarque s’ouvrait sur une toute autre intention, par une insistance toute rabelaisienne, non comme un lecteur, le lecteur qu’il dit être, mais comme le lecteur avec qui on ne peut que compter, l’« au-moins-un » qui sait lire.
Les deux remarques de J.-A. Miller, alors. Sa première remarque est pour dire que c’est Freud lui-même qui aborde la question de la psychose par le père puisque Freud introduit le père, dans la suite de ce qu’il a défini en terme de « complexes perceptifs » et de « complexe maternel », comme « complexe paternel ». « La mise en valeur de la fonction du père dans les psychoses, je cite J.-A. Miller, est un apport de Freud. Il met ce qu’il appelle le complexe paternel au centre de son analyse du cas Schreber, même si ce fait a pu être occulté par sa promotion du fantasme homosexuel dans la causalité de la psychose » (p. 128). Ce que Lacan apporte de neuf, c’est qu’il traite le père comme un signifiant, qu’il l’implique comme tel en faisant de la forclusion de son signifiant le pivot causal de la psychose en sorte qu’il ne faut pas, selon ce que J.-A. Miller ajoute, s’attendre à ce que la forclusion du Nom-du-Père soit un phénomène observable. A quoi, on peut objecter que si la forclusion proprement dite du Nom-du-Père n’est sans doute pas en tant que mécanisme directement observable, elle l’est, cependant, avant même qu’elle ne rende compte des manifestations de la psychose, dans son effet, elle se déduit de son effet majeur : l’effondrement du sujet.
La seconde remarque que J.-A. Miller fait se rapporte à la « balayette » qu’est pour Lacan le stade du miroir. Le stade du miroir est en effet la balayette qui permet à Lacan de lire le Freud des « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (1911) avec le Freud de « Pour introduire le narcissisme » (1914) et de la « Perte de la réalité dans la névrose et la psychose » (1924). Cette même balayette qui mobilise en outre le temps, autorise qu’on y mette en acte le transfert et la répétition. De ce point de vue du temps, la régression topique au stade du miroir qui s’obtient d’une psychanalyse ne consiste, d’ailleurs, en rien d’autre que cette mise en acte. Mais, s’agissant de la psychose, il en va autrement. « Pour autant que la relation à l’autre spéculaire s’y réduit à son tranchant mortel », la dissolution de l’imaginaire atteste de la catastrophe subjective. Le schéma I que Lacan construit à cet effet ne rend pas compte du moment de la catastrophe, mais de celui de sa stabilisation et de sa résolution : la régression topique de Schreber à la structure élémentaire du stade du miroir faute du semblant de la signification phallique le voue à se faire « n’être » d’un délire par lequel, au dire de Lacan, il « s’adresse à nous ». Schreber nous confronte bien à deux moments de conclure, un premier moment de suspension, d’une effroyable solitude et un deuxième moment de résolution, le délire qu’il nous adresse à partir de ce qu’il maintient de relation à l’autre, notamment sa femme. C’est à l’endroit de ces deux moments que J.-A. Miller avance sa thèse. Il s’appuie sur la propre thèse de Lacan, que la métaphore délirante (ici le délire de Schreber) supplée à la métaphore paternelle, pour en déduire que la métaphore paternelle n’est après tout qu’une métaphore délirante et ajouter, je le cite, qu’« alors ce n’est pas une mince question pour un travail sur les psychoses que cette évolution de la conception de Lacan qui fait passer le nom-du-père du statut d’une clef de voûte de l’ordre symbolique à celle d’un supplément, voire d’un symptôme au même titre que son art l’est pour Joyce à qui il tient lieu de nom-du-père » . Une telle généralisation hyperbolique, que le Nom-du-Père serait un symptôme, fait problème puisqu’elle ne soulève la question de la fin qu’on peut attendre d’une cure qu’à reposer celle de sa direction. Le passage du Nom-du-Père à une pluralité de noms, il y a plus d’un nom-du-père, ne dévalorise pas sa fonction, seulement elle la déplace, elle l’étend.
Concernant le traitement du symptôme par la psychanalyse, une chose, donc, est de dire à partir de la névrose qu’il n’y a que des suppléances au Nom-du-Père, ce qui est une façon de dire et de maintenir que le désir est perversement orienté et, donc, qu’on ne peut s’en émanciper qu’à émanciper sa cause, c’est-à-dire, la libérer de sa détermination subjective, autre chose est de dire à partir de la psychose où il est forclos que le Nom-du-Père est sinon un symptôme, du moins un cas particulier du symptôme, car cela équivaut à lui dénier sa fonction d’opérateur. Le collectif d’auteurs qui a écrit d’une seule main le « Manifeste pour la psychanalyse » n’hésite pas à lancer un débat aux enjeux décisifs, mais de fait gelé par l’ignorance et le repli sectaire où se tiennent les différentes associations psychanalytiques les unes envers les autres quant au savoir du psychanalyste : Que l’on ne distingue plus le symptôme du Nom-du-Père implique une alternative, je cite le collectif : « soit 1) la distinction névrose-psychose-perversion est abolie et surtout l’exigence d’une suppléance du Nom-du-Père par le symptôme devient, paradoxalement, sans objet. [… On exclurait par là] la prise en considération des conséquences et des exigences qui découlent du fait qu’il existe pour chaque être humain une filiation et […] une différence sexuelle […]. Soit 2) […] le symptôme [n’est] qu’un mode général du Nom-du-Père et, du coup, la séparation par rapport au Nom-du-Père, qui signifie que le sujet ne se réduit pas à être “fils ou fille de…” ne serait plus un critère essentiel de la fin d’une analyse. La fin consisterait à assumer l’être générationnel, et le symptôme [qui] ne serait plus qu’un stigmate cicatrisé des identifications parentales [serait] désactivé comme marqueur de l’impossibilité du rapport sexuel. Dans l’un et l’autre terme de l’alternative, on voit que ce qui est raté, c’est ce que nous pouvons appeler l’émancipation de la cause par rapport au déterminisme ».
