Février 2007
Assemblée de Paris
La passe, nous l’avons dit de différentes façons tout au long de ce séminaire – pour rendre compte de ce passage de l’analysant à l’analyste introduit dans la communauté analytique un autre repérage que celui de la garantie- (qu’elle soit fondée sur la formation et l’expérience de la cure ou sur la promotion institutionnelle).
Sans doute, la façon dont ce moment de franchissement, de passage est conçu, capté dans le dispositif, trace une frontière qui produit des effets pour l’ensemble de la communauté analytique. Le recrutement des analystes est transformé par la procédure de la passe et cela irradie l’ensemble de la communauté. Les AE par leur témoignage, par le bout de savoir qu’ils ont réussi à attraper et à transmettre transforment l’exigence de l’analysant ; une autre attente de ce que peut produire une cure au-delà du thérapeutique se construit ; l’exigence sur la place que l’analyste doit tenir, sur l’orientation, l’aspiration à une conclusion sont aussi irradiées par l’expérience.
La passe sanctionne par une nomination AE, analyste de l’Ecole, le fait qu’un analysant a su transmettre de façon satisfaisante aux passeurs, et à son tour ces passeurs au cartel, l’os de ce « choix fou » qui est celui d’être analyste. L’os de ce « noyau autistique » pour reprendre les mots de Lacan dans sa dernière leçon du séminaire l’Acte analytique, que Marie-Jean Sauret nous a rappelé ces jours-ci, l’os de ce noyau autistique, obscur qui donne matière dans une historisation singulière et dans un moment de virage particulier à son désir d’analyste. S’il y a passe c’est parce que le passant a su transmettre aux passeurs, et les passeurs ont su capter à leur tour, ce que Lacan énonce si joliment dans la note italienne : l’enthousiasme, qui naît chez l’analysant passant de se savoir être un Rebut, de se savoir être un objet, et en être porté à l’enthousiasme ! Comment est-ce possible ?
L’enjeu de la passe implique non seulement par la mise en place du dispositif, mais aussi par ses effets sur l’ensemble de la communauté analytique une logique collective.
Pierre Bruno l’a travaillé ainsi dans son livre « LA PASSE»(1) faisant une lecture risquée, d’avant garde en ce qui concerne l’horizon de la psychanalyse en lien avec la passe. L’enjeu de la passe est dans l’invention d’un lien social qui prend la condition du désir et de la satisfaction de chacun dans une logique collective. La passe selon cette lecture est cette expérience inventée par Lacan en 1967 pour « évaluer en quoi une psychanalyse a réussi ou non à produire une satisfaction qui ne soit pas seulement celle du sujet analysé mais qui concerne aussi ceux avec lesquels ce sujet analysé s ‘associe. »
Donc la passe donne une ouverture, rétablit l’usage d’un lien social qui serait comme celui du discours analytique mais sans l’obscurantisme de la relation transférentielle. La passe réinvente, revitalise l’expérience analytique.
Et, vous allez voir, c’est le pourquoi de mon titre : si la passe permet à un sujet de s’y retrouver dans « sa propre exception »(2), mais sans garder cette exception dans une sphère séparée, en la restituant aux autres, c’est parce la passe en tant que tel est une profanation de la relation transférentielle. Qu’il s’agisse du transfert positif ou du transfert négatif la psychanalyse avec la passe peut encore profaner. C’est à dire peut restituer « à l’usage commun » pour celui qui se prête à l’expérience et pour les autres auxquels il s’associe, le réel de sa solution sans l’obscurantisme du transfert. C’est notre hypothèse d’aujourd’hui : avec la passe la psychanalyse peut-elle encore profaner.
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
C’est le livre de Giorgio Agamben « Profanations »(3) qui nous inspire pour lire dans cette invention de Lacan un acte de profanation, une chance à saisir pour la psychanalyse. L’auteur dans ce petit livre nous dit que nous sommes « dans un monde qui semble, plus qu’aucun autre, avoir réalisé le rêve capitaliste de la production de l’Improfanable»(4).
« …- Tout Improfitable – se fonde sur l’arrêt et sur le détournement d’une intention authentiquement profanatrice. C’est pourquoi il faut arracher à chaque fois aux dispositifs (à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturée. La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient. » (5)
Ce sont les termes sur lesquels Agamben finit son livre. Nous pouvons le lire, c’est mon invitation pour la psychanalyse, ainsi : la tâche politique des nouvelles générations des analystes c’est de restituer par la passe sa finalité, sa finalité profanatrice à la psychanalyse. La passe doit arracher à l’Improfanable de la relation transférentielle ce qu’elle a capturé par son usage, par sa place dans la culture, par la façon dont sa transmission s’est orientée dans les sociétés analytiques, par le rôle qu’elle peut jouer pour l’homme de notre temps.
Mais suivons l’angle de réflexion d’Agamben pour approcher notre question ; selon l’auteur qu’est-ce que c’est profaner ? L’histoire commence, nous dit-il par une séparation entre les dieux et les hommes. « Les choses qui d’une manière ou d’une autre appartiennent aux dieux étaient sacrées au religieuses. Comme telles, elles se voyaient soustraites au libre usage et au commerce des hommes et on ne pouvait ni les vendre, ni les prêter sur gage, ni les céder en usufruit ou les mettre en servitude. Il était sacrilège de violer ou de transgresser cette indisponibilité spéciale qui les réservait aux dieux. .. Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes. »(6). Le sacré, le religieux sépare, pétrifie. Il n’y a pas de religion sans séparation. Religio est ce qui veille à maintenir séparés les hommes et les dieux. Profaner : signifie libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou plutôt qui en fait un usage particulier(7). Mais les choses ne sont pas aussi simples que ça. Agamben nous rappelle que le dispositif qui met en œuvre et qui règle la séparation entre le sacré et le profane peut être le sacrifice : il marque dans chaque cas le passage du profane au sacré. La césure qui sépare les deux sphères est essentielle et une des formes de sortir du sacré c’est la contagion profane, « un toucher qui désenchante et restitue à l’usage ce que le sacré avait séparé. »
Cette idée de la profanation dans son lien au « sacré et au « sacrifice » ne laisse pas d’être une question importante à traiter dans la psychanalyse, dans le dispositif analytique par exemple : qu’est-ce qui relève du sacré dans l’analyse ? Nous pouvons penser aussi ce sacré par rapport au lieu de refuge face au malaise dans la civilisation que constitue la communauté analytique ; enfin toutes ces nuances peuvent se discuter et être traitées de différentes façons, mais ce n’est pas là que nous voulons mettre l’accent aujourd’hui. Le sens de profaner que nous allons retenir, c’est celui qu’Agamben nous présente comme « restitution d’un usage ».
C’est une belle définition de l’expérience de la passe : restituer un nouvel usage au discours analytique en le sortant, en le faisant dépasser la barrière du sacré de la relation transférentielle.
Il y a un double mouvement dans la relation analytique : d’abord il faut rendre ce qui est profane, sacré. Nous pourrions dire que cela se produit dans l’analyse par l’instauration du sujet supposé savoir. Nous savons que pour que l’analyse soit possible il faut sortir du leurre du dialogue, de la communication. Instaurer ce fameux sujet supposé savoir, le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert. C’est un sacré qui n’en est pas un, car nous savons qu’il y a sujet supposé savoir parce qu’il y a le sujet de la science ; c’est par l’entrée en jeu dans le transfert de ce sujet supposé savoir, c’est par ce cheminement de la constitution de l’objet, que le sacré , en tant que c’est l’objet dans lequel se loge l’humanité de chacun, se révèle. Le psychanalyste s’y prête, il s’y met à la place du semblant d’objet, il décharite, il permet d’arriver à la seule idée concevable de l’objet, celle de la cause du désir, soit de ce qui manque. L’analyse permet ce virage où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait de son fantasme, virage qui permet à chacun d’entre apercevoir que la prise du désir n’est rien que celle d’un des-être, virage où se dévoile l’inessentiel du sujet supposé savoir. La passe à son tour, passage du sacré au profane est plutôt une subversion de ce des-être dans le lien social. La passe c’est un usage incongru(8) de cette relation au sujet supposé savoir qui est en étroite relation à ce qui a été son sens premier mais qui en représente aussi en quelque sorte son renversement. Ce qui permet de dire en prenant les mots de l’auteur, que la passe non seulement libère mais détourne la relation transférentielle de la sphère du « sacré » mais sans pour autant l’abolir, il s’agit de reconquérir une nouvelle dimension de l’usage de l’expérience analytique pour la livrer aux autres.
A situer sous cet angle les choses : est-ce que la passe ne fait pas un nouvel usage de l’expérience humaine qu’offre la psychanalyse, en ouvrant les espaces qu’elle avait confisqués ? C’est à dire en ouvrant cet espace confisqué et nécessaire à l’expérience qui est la relation transférentielle ?
Dans l’expérience vous allez parler de votre cure à d’autres, sortir de ce lieu « sacré » pour aller raconter aux autres l’historisation de votre cure , le comment de votre virage, ça c’est un saut, une profanation. La passe est une procédure qui se tient en dehors de la cure ; elle exclut l’analyste en tant que sujet supposé savoir qui a permis ce voyage qui vous mène vers le des-être. La passe est ce tour de plus qui nous permet d’engendrer le désir de l’analyste.
Mais les choses sont encore plus complexes ; si nous prenons la passe comme un acte de profanation, si cette interprétation peut nous éclairer sur l’invention de Lacan, cela ne nous dispense pas de la question sur l’usage qu’on peut faire du dispositif ; il y en a plusieurs, et chacun relève d’une idée de ce que doit être l’expérience analytique, l’école de psychanalyse, la communauté analytique.
Sophie Aouillé, Pierre Bruno et Erik Porge, font actuellement un séminaire sur la passe, qui se tient une fois par mois à Paris ; ils font un effort sérieux pour lire non seulement l’histoire de la mise en place de la procédure, ses raisons épistémiques, mais la façon dont les différentes associations se sont ou pas saisies du dispositif dans leur communauté avec toutes les questions que ce débat soulève.
Les différents enjeux sur la procédure, nous éclairent sur la ligne de partage, sur la frontière entre les différentes associations. Comment traiter la question de la garantie ? Ça touche par exemple à la procédure pour la désignation des passeurs. Ce sont les A. M. E qui désignent les passeurs ? ou cette désignation est faite par d’autres ? ce par d’autres, c’est le cas dans l’APJL, nous n’avons pas d’ A.M.E par exemple. Qu’est-ce que c’est la nomination ? il y a des associations qui en ayant adopté le dispositif ne nomment pas et par conséquent dans le retour au passant traitent cette question d’une autre façon, par un dire qui ouvre l’horizon du passant dans son orientation avec la psychanalyse. Quelle place pour les AE ? Quelle temporalité donner à cette nomination. Et à l’extrême, en allant même jusqu’au comique disait Pierre Bruno lors de son exposé dans ce séminaire, peut-on parler de cures qui produisent des AP (analystes pratiquants), des cures qui produisent des AME et des cures qui produisent des AE ?
Pour prendre un exemple afin d’illustrer la complexité de la question, pensons à l’Ecole de la cause Freudienne au moment où a été introduite la possibilité d’entrée à l’école par la passe, c’est à dire qu’ entre la nomination ou la non nomination il y avait une troisième réponse possible : « le cartel vous propose l’entrée à l’école ». Un rapport du cartel de la passe publié dans le numéro 50 de la revue de l’Ecole, février 2002(9), dit que sur 37 passes, 34 étaient des demandes d’entrée à l’école : je cite : « Au début des années quatre-vingt-dix, jusqu’à il y a peu, l’entrée par la passe était sinon l’exception, du moins « minoritaire » dans les demandes adressées au Secrétariat. Ecrire qu’elle est devenue majoritaire, n’est pas exact, parce que neuf est bien davantage ! L’exception qui devait et qui a relancé la procédure en la guérissant de son malthusianisme ombrageux, est devenue l’inflation, inversant les ambitions, menant à court terme vers une dénaturation.
Dénaturation, le mot n’est pas outré, et peut être justifié par un raisonnement simple : l’augmentation des proportions de la passe à l’entrée l’installait presque comme norme, invitant à considérer la passe conclusive telle une …superfétation. »(10) » En 199O selon ce rapport l’entrée par la passe signifie : ta passe n’est pas conclusive, ce n’est pas encore ça, quand bien même cette sorte de gradus à l’intérieur du gradus nous permet de te prendre parmi nous. Espèce de marque quantitative qui explique que le saut qualitatif n’était pas encore fait. Au moment du rapport du cartel la réponse signifie en raison des effets de la passe à l’entrée : ça suffit comme ça. Si l’on veut rentrer à l’école on fait la passe ; si on y est entré c’est qu’on a fait la passe, si on l’a faite pourquoi la refaire ? La demande d’entrée à l’école a donc détourné totalement la procédure de ses fins, la passe est devenue un recours à témoin. Cette déviation du recours à témoin a pu résonner comme une prise de la procédure en otage.
La déviation nous dit le cartel est arrivé au point qu’il était possible de recommander l’admission d’un membre en stipulant une clause de formation clinique. Ce sont les mots employés par le cartel : « L’utilisation de ce recours précautionneux signalait bien de quelle ornière nous avions peine à sortir. » « Moins rapides à déchiffrer, parce que moins promptes à s’avouer, beaucoup des demandes à entrer dans l’Ecole par la passe, nous sont apparues comme des réponses d’une demande supposée de l’école. »
En conclusion le cartel lui-même montre comme la passe à l’entrée est un vol, un détournement de l’intention authentiquement profanatrice de la passe, je cite à nouveau : « De même qu’en affaires de goût la beauté est une limite, quand le ravalement peut être sans fin, en oubliant sa vocation première – informer sur le passage à l’analyste et décider quand il se peut de son bienfondé – la passe, comme procédure, risquait de voir se dissoudre son étonnante possibilité d’investigation clinique et se corrompe sa potentialité inégalée de sériation et d’évaluation des niveaux de l’acte analytique. (11)»
Je laisse ici ma lecture de ce texte très courageux de ce cartel capable de lire dans l’après-coup la déviation à laquelle la procédure peut amener quand elle met la passe , l’instrumentalise au service de l’INSTITUTION, en œuvrant au détriment de la psychanalyse.
Un retour à notre livre de référence nous permet de lire que ce à quoi la passe permet d’accéder – cet usage de l’expérience humaine du désir restitué à l’usage commun, aux autres sans l’obscurantisme du transfert, ce qui n’apparaît pas comme quelque chose de naturel car on y accède par un acte de profanation, par la passe – peut à son tour être dévitalisé par un usage qui enlève le caractère profanateur à l’expérience. L’entrée par la passe c’est l’effacement de la profanation. Le lien entre user et profaner est rompu, la porte que la passe est censée ouvrir est verrouillée de l’intérieur par un usage du dispositif qui confisque à nouveau dans la relation à l’institution les espaces qu’elle voulait libérer. Le résidu de la dimension profane que laisse la traversée de la passe, ses effets en dehors de la cure que nous appelons « passe dans la passe » sont récupérés par l’institution, consacrés non comme résidu, mais comme finalité de l’expérience. La passe oublie ainsi sa condition profanatrice pour accomplir une fin.
Dans le même sens, cette semaine, je lisais dans un rapport de cartel de la passe envoyé par les forums sur la liste électronique, la confusion entre la question du désir d’être psychanalyste et le désir de l’analyste véhiculé par une façon particulier de concevoir le dispositif.
Nous savons que ce bout de savoir sur le désir de l’analyste, ce savoir qui fait l’os de ce choix fou pour chacun et que la passe cible, le singulier de ce franchissement, de ce passage de l’analysant à l’analyste, n’est pas à superposer à la question pour un sujet de son installation professionnelle. Lacan est radical sur ce point : dans son discours à l’E. F. P. il affirme « c’est de l’acte psychanalytique seulement qu’il faut repérer ce que j’articule du « désir du psychanalyste », lequel n’a rien à voir avec le désir d’être psychanalyste ». Pourtant nous lisons dans ce rapport : « Nous avons étudié le nombre de demandes de passe et débattu de son évolution. Il a été remarqué que la demande de passe est souvent dissociée du passage à l’analyste. On constate en effet qu’en général le candidat se présente à la passe souvent longtemps après s’être autorisé comme analyste. Si la passe permet de rendre compte de ce passage, faut-il un long après-coup avant de s’engager dans la passe, ou les suites immédiates peuvent-elles permettre de saisir les coordonnées de ce passage ? Il est difficile de généraliser sur ce point. On peut supposer en tout cas que le moment de cet engagement -suites immédiates ou bien plus tard- dépend beaucoup d’un effet de discours où la CIG a une fonction à assumer. »
Si mon interprétation n’est pas fausse ce qu’on appelle ici passage à l’analyste est plutôt associé à la question de l’installation en tant qu’analyste.
En tout cas ce rapport nous permet de situer la façon dont la passe permet d’activer ou désactiver un pouvoir dans le sens de la psychanalyse ou dans le sens de l’institution. Quand nous lisons que la CIG a une fonction à assumer par rapport à la temporalité – au moment où le passage de l’analysant à l’analyste, (à lire entre les lignes le moment de l’installation professionnelle) peut faire l’objet d’un recours au dispositif dans l’Ecole – nous lisons qu’une séparation entre le moyen et la fin est en train d’être désactivée pour rendre la passe accordée à la finalité de l’institution. La passe doit rester un « moyen pur »(12), « c’est à dire une praxis qui, tout en conservant avec ténacité sa nature de moyen, s’est libérée de sa relation à une fin. » (13). Dans le sens de la psychanalyse, la passe nous intéresse en tant que c’est l’expérience où l’acte peut se saisir dans le temps qu’il se produit. Pourquoi vouloir cautionner ce temps au lieu de se laisser enseigner par lui, il ne faut pas qu’une instance essaye de capturer l’intention profanatrice du moment où l’acte se produit !
Agamben le dit sans doute beaucoup mieux que moi parce qu’il englobe la démarche dans la logique du discours capitaliste : « Dans sa phase terminale, le capitalisme n’est plus rien qu’un gigantesque dispositif pour capturer les moyens purs, c’est à dire les comportements profanateurs. Les moyens purs, qui représentent la désactivation et la rupture de toute séparation, sont à leur tour séparés dans une sphère spéciale. »(14)
Un analyste ne s’autorise que de soi-même et cette autorisation touche à cette question, nous nous répétons, obscure et singulière pour chacun du « désir de l’analyste ». Comment se produit pour chacun ce passage de l’analysant à l’analyste ? « Ce n’est pas à l’institution d’engendrer l’acte, mais de se laisser réinventer par cet acte de chacun.
Le choix de l’usage, de l’interprétation que chaque association fait du recours ou pas à la procédure, donne à la passe la possibilité, soit de garantir un pouvoir – même si l’idée de Lacan avec la passe était tout le contraire, elle était la profanation nécessaire à la psychanalyse -, soit de désactiver un pouvoir, un usage pour restituer à l’expérience son caractère initialement profanateur. N’oublions pas ce qui a été l’introduction du savoir analytique dans notre culture.
Heureusement la passe dans sa fragile puissance a su révéler à chaque fois sa dimension profanatrice, a produit à chaque fois la crise nécessaire pour interpréter la déviation en produisant des séparations nécessaires à la survie de la psychanalyse.
La passe a pu désactiver à plusieurs reprises les dispositifs de pouvoir qui empêchent dans tout groupe par les moyens de la prestance ou de l’intimidation, le savoir, la mise en place d’un lien social renouvelé en accord avec le discours analytique.
En somme, la passe est ce moment où le sujet par un en-dehors de la cure s’approprie ce désir obscur qui lui a fait faire le pari d’entreprendre une analyse.
Pierre Bruno dans l’avant-propos de son livre, cité déjà auparavant, nous dit que la passe doit réinjecter à l’analysant le virus qui lui a fait entreprendre une analyse, ce virus, je le cite : « consiste à ne pas oublier le non mémorable de l’entrée d’un sujet dans le langage pour ne pas laisser à la pulsion de mort fille du langage, la bride de son pouvoir sur le sujet. » (15)
Ne pas oublier le non mémorable ne veut pas dire simplement qu’il y a remémoration, mais ouverture à ce qui est en nous perdu et pour cela seul inoubliable.
L’exigence de la passe est la captation de ce pas, de ce franchissement, de ce non oublié du non mémorable, c’est ça qui donne à la passe cette nature eschatologique de l’acte. Ce nouveau lien à l’acte, sanctionne, marque pour chacun sa libération du langage.
Mais attention, il ne faut pas confondre nous dit notre auteur Profanation et sécularisation. « La sécularisation est une forme de refoulement qui laisse intactes les formes qu’elle se limite à déplacer d’un lieu à un autre. Ainsi, la sécularisation politique des concepts théologiques (la transcendance divine comme paradigme du pouvoir souverain) se contente de transformer la monarchie céleste en monarchie terrestre, mais elle laisse le pouvoir intact. »(16)
Sans vouloir abuser de cette éclairage du texte d’Agamben pour parler de la passe, je pense ne pas être la seule à penser que certains usages du dispositif de la passe, au lieu de prendre de la passe sa fonction essentielle, c’est à dire profanatrice, font de l’expérience une arme de sécularisation, c’est à dire une arme pour déplacer le pouvoir, le même pouvoir à d’autres instances. Ainsi nous avons eu droit aux castes des AE, aux AE sacralisés par une passe devenue sacrée, initiatique, des AE censés être garants du pouvoir en place, du bon fonctionnement de l’institution. Mais aussi nous entendons parler des expériences de passe où par une banalisation on aseptise la nature de renversement de l’expérience pour le sujet et pour ces autres concernés. La passe sans sa dimension « profanatrice » n’est pas la passe ! La profanation implique une neutralisation de ce qu’elle profane. Une fois profané « ce qui n’était pas disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l’usage. »(17). La profanation introduit l’exigence de restituer à l’usage commun les espaces qu’elle avait confisqués. Restituer aux autres la satisfaction de la parole libérée sans le poids de l’aliénation transférentielle.
Donc avec la passe nous avons le choix entre profaner ou séculariser ? Car on peut dénaturer la passe, la désactiver de sa fonction essentielle pour la rendre un moyen de sécularisation, c’est à dire un moyen pour garantir un certain fonctionnement, un certain rapport au savoir existant. Mais, je me répète dans ce cas-là, la passe n’est plus la passe.
Enfin, Lacan nous a laissé encore un moyen de profaner avec la passe ; la psychanalyse est une exception dans notre temps, dans ce monde moderne où il est impossible de profaner, la psychanalyse peut encore le faire…le savoir de la profanation est le seul qui peut permettre au sujet de prendre la mesure de la singularité de son expérience, de son franchissement , de son acte, celui d’avoir osé ouvrir la porte de sa prison par un savoir capable de lui restituer les espaces non mémorables. Ces espaces non mémorables, j’aimerais le lire avec Lacan quand il nous dit : « Si étonnant que cela puisse paraître, je dirais que la psychanalyse, soit ce qu’un procédé ouvre comme champ à l’expérience, c’est la réalité. (18) »
Voilà l’intention authentiquement profanatrice de la Psychanalyse !
Patricia Leon-Lopez, 10 février 2007
[1] P. Bruno, « LA PASSE » collection Psychanalyse &. PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL, 2003.
2 OP. cit, P. 32
3Giorgio Agamben, « Profanations », traduit de l’italien par Martin Rueff, ED. Rivages poche/petite Bibliothèque, 2006.
4Op. cit, P. 117
5OP. cit. P. 122
6OP, cit, P. 95.
7OP. cit, P. 98.
8 Le mot est d’Agamben.
9 LA CAUSE FREUDIENNE, revue de Psychanalyse n. 50, « Réinventer la Psychanalyse ». Rapport du cartel de la passe « A5 ». P. 97-104.
10 Ibid, P. 99
11 Ibid, op, cit. P. 100
12 L’expression est d’Agamben mais semble parfaitement illustrer le fond de notre questionnement. « Rien de plus fragile et de plus précaire cependant que la sphère des moyens purs. Le jeu lui-même, dans notre société à un caractère épisodique, après lequel la vie normale doit reprendre son cours (et le chat sa traque.)(…)
13G. Agamben, Profanations, op, cit, P. 113
14OP. Cit, P. 116.
15 P. Bruno, « LA PASSE », op, cit, P. 10.
16 OP, cit, P. 100
17 Le souligné est à moi.
18 J. Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité. »in Scilicet 1, P. 51, Ed. du seuil, Paris 1968
