La psychanalyse n’est pas une branche de la psychologie …

Texte publié originellement dans Psychologie Québec, vol. 26, no 04, juillet 2009, 20-21.

A en croire le compte rendu de la conférence de Allan Shore dans le numéro de janvier 2009 de Psychologie Québec (1), nous en serions “à l’aube d’une ère nouvelle où l’intégration des différents domaines de la psychologie sera la variable dominante, en ce qui a trait à l’avenir de la psychothérapie” (op. cit., p.16). Que la psychologie universitaire, à des fins de recherche et de clinique, intègre les connaissances acquises en neurosciences, en biologie comportementale, en neuropsychiatrie et en génétique, soit ! C’est dans l’ordre du discours universitaire que de tendre vers des connaissances intégratives et généralisables. Que cette intégration “débute par un échange entre les disciplines qui entourent la psychanalyse, à la lumière des nombreuses découvertes sur les plans clinique et scientifique” (op. cit., p.16), soit ! Là encore il y va de la nature même du discours universitaire. Mais tout cela ne risque d’être, pour la psychanalyse, que le ravalement à une psychologisation du savoir singulier qu’elle met à jour du lieu de sa praxis particulière. L’essence du discours analytique est en effet radicalement autre, puisqu’il place en son centre même l’impossibilité structurelle d’atteindre à un savoir fini et valable pour tous sur ce qui anime le sujet. Le discours de l’analyste relève par ailleurs d’un autre registre épistémologique. Il n’est pas une simple ramification de celui de la psychologie. La cure analytique elle-même (et le travail clinique qui s’en inspirerait) n’est pas une psychothérapie au sens où l’entend la psychiatrie, en ce qu’elle chercherait l’éradication des symptômes regroupés en une entité morbide dite “trouble mental”, ou la modification et l’acquisition de schémas cognitifs ou de “compétences” relationnelles quelconques (parentales, conjugales, sociales, etc.) comme pourrait le préconiser la psychologie des données probantes.

L’histoire de la psychologie nous enseigne que c’est à partir du milieu du XIXe siècle que cette discipline désirant se donner des lettres de noblesse scientifique a importé comme outil de ses préoccupations la méthodologie propre aux sciences de la nature. Observations systématisées, expérimentations, quantifications, statistiques et biologisation des modèles théoriques ont donc progressivement marqué d’une empreinte tenace ce champ du savoir. La psychologie, côté recherche et côté clinique, est devenue ce qu’elle est du fait d’adhérer inconditionnellement au discours promu par la démarche hypothético-déductive. En tant que science, elle entend développer un champ du savoir cernant un objet d’étude particulier, l’individu objectivé et observable, au moyen d’une méthodologie visant à produire sur cet objet d’étude un ensemble de connaissances à valeur universelle et fondées sur des relations objectives vérifiables dont elle pourra, à partir de lois induites, extraire des déductions et des prédictions. Les résultats que génère ce type de travaux ne sont évidemment pas d’un ordre épistémologique nouveau, puisqu’ils sont du même registre que celui que conditionne la méthode utilisée, celle empruntée aux sciences de la nature. Quant à sa dimension appliquée, la psychologie clinique résulte en ce qu’il est convenu d’appeler la clinique des “données probantes”, application des dites lois universelles, application nuancée certes car, forcée de le reconnaître par ce que l‘expérience lui enseigne, la psychologie clinique doit bien admettre l’impossibilité (non pas seulement statistique mais structurelle) d’une stricte application déductive des modèles théoriques qu’elle génère de ses recherches au singulier des cas qu‘elle rencontre.

C’est à ce point précis que Freud prendra la balle au bond fin XIXe : il reconnaîtra cette impossibilité structurelle, si ce n’est à faire du mimétisme (2), de fonder une science du fonctionnement psychique sur l’exigence méthodologique propre aux sciences de la nature. Progressivement il développera une méthode (et non une méthodologie), celle de l’“interlocution transférentielle”, fondée sur la parole en tant que celle-ci est un acte engageant subjectivement et rétrodictivement les deux protagonistes de la cure. Autrement dit Freud va intégrer dans le domaine de la science et à des fins éthiques la valeur praxéologique du langage.

La rupture qu’introduit ainsi Freud dans le champ du savoir jusque là propre à la psychiatrie et à la psychologie en est donc une essentiellement épistémologique, puisque la psychanalyse produit alors un objet nouveau (l’inconscient de la rencontre) du fait de sa méthode même. Mais plus encore ; contrairement à la méthodologie de la psychologie qui ultimement vise la formulation de lois universelles et vérifiables et, ainsi, aspire à l’hypothético-déduction valable pour tous (les données probantes), la méthode freudienne élèvera à valeur paradigmatique le cas singulier, la cure de « chaque-un » devenant ainsi une réitération toujours renouvelée, non pas sans théorie mais sans savoir préétabli, du chemin parcouru par Freud. L‘élaboration d‘un savoir sur tel cas singulier se déploiera dans le parcours même de la cure, ne lui étant jamais préexistant.

La méthode freudienne est donc à cet égard essentiellement inductive, chaque cas étant pris dans sa totale singularité et pourtant élevé à valeur universelle, et la théorisation relève d’un exercice de formulation homologique, c’est-à-dire du même champ épistémique que sa méthode, celui donc de la valeur praxéologique accordée au langage. La théorisation psychanalytique est, pourrait-on dire, “homo-logo-logique” à sa méthode (3). La psychanalyse est théorie de sa praxis. Cette méthode freudienne, qui n’est donc pas l’application d’un protocole méthodologique, mais bien la mise en place d’un cadre favorisant l’exercice d’une co-pensée en tant qu’acte, dans l’ici/maintenant de la relation transférentielle, détermine donc la nature même de l’objet dont elle fera son étude ainsi que l’heuristique par laquelle elle en passera pour produire la validation des concepts qu’elle avancera depuis ce registre épistémologique.

Que Allan Shore, toujours selon ce qu’en rapporte PQ, suscite l’échange entre les neurosciences et la psychanalyse, ne change rien à l’antinomie des épistémologies en cours. Les neurosciences sont dans le registre des sciences de la nature avec leur méthodologie propre, alors que la psychanalyse est psychanalyse à prendre la parole au sérieux puisque acte paraphé du sujet de son rapport au monde dans le monde. Que les neurosciences avancent que “l’hémisphère droit est le corrélat neurodynamique du soi implicite inconscient” (PQ, p.17), qu’il est “associé” (idem) au processus émotionnel, ou que “l’hémisphère gauche, lui, correspond au soi explicite conscient et rationnel” (idem), ne change rien à l’affaire. Comme cela est bien relevé, il ne s’agit jamais que de “corrélat”, de “correspondance”, ou d’“association” entre deux ordres de faits obtenus par des méthodes hétérologiques, d’un côté les observations neurologiques réalisées par les moyens de la techno-science et de l’autre les effets ontologiques du fait d’être pris dans et par le langage. La psychanalyse se glisse ainsi entre histoire, anthropologie et philosophie.

Un champ d’étude ne peut donc se rabattre sur l’autre sans dénaturer l’ordre épistémique qui les soutient chacun. Les neurosciences et la psychanalyse respectivement ne peuvent se valider que du lieu même où elles s’énoncent. Elles ne peuvent s’intégrer ni se valider entre elles. La validation de leurs concepts respectifs ne peut venir que du même champ homologique, les psycho-neurosciences en se soutenant de la “méthodo-logique” hypothético-déductive puisque c’est de là qu’elles émergent, la psychanalyse en faisant l’épreuve de ses concepts au moyen de la preuve par la parole dans le champ interlocutif transférentiel qui est le sien (“logo-logique“). A défaut de respecter leurs champs épistémiques et à vouloir tout expliquer, ces disciplines se font plus souvent qu’autrement idéologiques, voire impérialistes : le scientisme et le psychanalysme. Ainsi user des concepts d’hémisphères droit ou gauche et de leurs interactions neurologiques dans la description des faits psychiques en lieu et place, ou en supposée validation, des concepts nés de la praxis psychanalytique, c’est faire une grave erreur de cohérence formelle et épistémologique.

Références :

(1) Bouchard, C. (2009). Allan Shore réchauffe les cerveaux. Psychologie Québec, 26(1), 16-18.

(2) Stengers, I. (1992). La volonté de faire science. A propos de la psychanalyse. Paris : Les empêcheurs de penser en rond.

(3) Gori, R. (2008). La preuve par la parole. Essai sur la causalité en psychanalyse. Ramonville Saint-Agne : Éditions Érès.