La forclusion du Nom-du Père. Le concept et sa clinique

Midi-Minuit 2006

Jean-Claude Maleval. La forclusion du Nom-du-Père. Le concept et sa clinique. Seuil, collection Le Champ Freudien, 2000.voir

Premier lecteur : Dimitris Sakellariou

Je voudrais tout d’abord commencer par vous remercier de votre livre qui, à n’en pas douter, deviendra un classique, une référence dans le cadre des études systématiques, une approche méthodique d’un concept aussi important par la logique de son élaboration dans l’enseignement de Lacan. Votre travail est un véritable travail universitaire dans le sens noble du terme car il démontre qu’il n’est possible de fonder une approche critique qu’à partir d’un travail à la fois sérieux et approfondi. Je considère pour ma part votre démarche comme un « retour à Lacan » qui s’avère aussi précieux qu’indispensable de nos jours.

Le temps de nos interventions étant très court j’ai dû faire un choix parmi les questions que j’aurais voulu vous poser, au risque que celles-ci vous paraissent parcellaires, mais c’est à ce prix peut être que le débat pourra être le plus large possible. Ma première question porte sur l’opposition forclusion restreinte – forclusion généralisée.

Il me semble que vous avez fait largement la démonstration que l’usage du terme de forclusion acquiert sa portée structurale notamment en tant qu’hypothèse fondamentale étiologique de la structure psychotique quand elle est spécifiée en tant que forclusion du Nom- du- Père. L’appellation forclusion restreinte est consécutive et opposable au terme de forclusion généralisée promu par Jacques Alain Miller. Pensez-vous que cette opposition est féconde ? quels sont les bénéfices que l’on obtient sur le plan clinique ? N’y a-t-il pas un risque de retour de la confusion au même titre que l’usage du terme de forclusion quand il n’est pas associé au Nom- du- Père. Alors que la différenciation entre forclusion du Nom- du- Père, et forclusion de la castration est elle plutôt féconde. Pouvez-vous nous donner votre point de vue su cette opposition ?

La deuxième question est un prolongement de la première. Elle concerne ce que J.A.M. appelle clinique universelle du délire. Vous avez écrit un livre remarquable sur la logique du délire.(1) Pensez-vous que la thèse d’universalisation du délire est utile pour l’abord clinique des psychoses ? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’une remise en cause du principe lacanien sur l’étanchéité entre la névrose, et la psychose et l’avancée vers un retour d’une conception plus continuiste, dont la logique qui a conduit à l’invention de la frange, un borderline ?

Enfin j’ai emprunté cette question à la lecture d’un article de P.B. (2 )intitulé « la raison psychotique. S’il existe une clinique universelle du délire quel est selon vous le rapport entre un délire psychotique et la catégorie du semblant ?

La deuxième série des questions concerne la théorie du déclenchement, à partir de la rencontre avec Un- Père en position tierce dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire a-à Cet Un père comme vous le précisez n’est pas le père symbolique mais un élément réel, isolé déconnecté qui surgit hors symbolique.(3) Il s’agit du passage de la bascule de la structure psychotique à la psychose déclarée. J’avoue que j’ai toujours été un peu perplexe lorsqu’il n’est pas possible ou probant de montrer quand un déclenchement a eu lieu. S’il était le premier, si les autres qui suivent sont équivalents au premier. J’ai suivi votre thèse sur le déclenchement de la psychose du Président Schreber.L’on peut remarquer que vous-même, vous vous référez à trois déclenchements successifs, dont les deux derniers seraient plus graves à cause de « la conjonction entre la confrontation à l’incomplétude de l’Autre et la faillite des pare-psychose ». Pourriez-vous en vous fondant sur votre expérience clinique nous éclairer sur ce point à savoir ? existe-t-il dans tous les cas un déclenchement dans la psychose ? Est-il toujours repérable ?

Troisième série des questions à propos du transfert érotomaniaque. L’axe de mon questionnement ici porte sur le concept d’érotomanie de transfert que Lacan emprunte à de Clairambault son « seul maître en psychiatrie », et l’introduit en 1966 dans sa présentation des « Mémoires d’un névropathe »,(4 )le livre témoignage de Schreber. Nous sommes d’accord pour dire que Lacan en fait un concept structural caractérisant le transfert dans les psychoses dont il généralise la portée en 1975 lors d’une conférence à Yale University,(5 )en déclarant qu’Aimée la patiente de sa thèse était érotomane. J’aimerais que l’on puisse dans un premier temps lever l’apparente équivoque de la formulation de cette thèse en 66, car Lacan dit que le psychosé tend à placer le clinicien « en position d’objet d’une sorte d’érotomanie mortifiante ». « Présentation des mémoires d’un névropathe ». Ce qui entraîne, comme il le mentionne déjà dans son Séminaire sur les psychoses en 1957, abolition du sujet, « hétérogénéité radicale de l’Autre »( 6)

Une lecture plus attentive de la suite nous préserve de la précipitation de conclure que l’objet serait du côté de l’analyste, c’est tout au contraire le sujet psychotique sujet de la jouissance qui s’éprouve comme dépositaire de l’objet au sens de l’objet a. C’est la formulation de Lacan qui dans sa torsion peut induire le lecteur en erreur : « Le dit clinicien doit s’accommoder à une conception du sujet d’où il ressorte que, comme sujet, il n’est pas étranger au lien qui le met pour Schreber, sous le nom de Flechsig, en position d’objet d’une sorte d’érotomanie mortifiante. Je voudrais être sûr de bien lire Lacan, l’objet érotomaniaque, n’est-il pas à la place du tourmenteur ? C’est-à-dire du sujet animé comme l’Autre d’une volonté de Jouissance, le sujet étant réduit à n’être qu’objet de cette jouissance mortifère pour lui, ayant été choisi par l’Autre et ne pouvant y échapper. Interrogeons maintenant la fameuse certitude du sujet psychotique. Sur quoi porte-t-elle ? N’est-ce pas sur le fait qu’il n’y ait aucun doute quant au fait que le sujet est visé là par l’Autre ? Dans ce cas ne peut-on pas dire qu’il s’agit d’un stratagème du sujet pour maintenir coûte que coûte un lien avec l’Autre ? Pourquoi alors réfuter la thèse de M. Silvestre(7 )que vous citez, quand il dit que « le transfert érotomaniaque est un stratagème par lequel le sujet s’offre à la jouissance de l’Autre par le biais de l’amour » Vous dites, je vous cite, : « Il situe l’amour du côté du patient et non pas du côté de l’Autre, et que cet amour peut soutenir l’articulation de la demande du psychotique. Nous sommes peut-être d’accord, sur le fait qu’il n’y a pas d’amour sans castration, mais n’est-ce pas là une possibilité, voire peut être la seule d’introduire à partir de l’offre de l’analyste un écart dans le dispositif transférentiel entre amour et jouissance dans la mesure où l’analyste par rapport à la jouissance se tient en principe à carreaux. N’est-ce pas là au-delà de l’ « hainamoration » une possibilité pour le sujet de renouer avec la parole dont toujours selon M. Silvestre le sujet est coupé ?

Je suis emmené dans ma clinique à constater que ce lien devient possible surtout quand le sujet rencontre un objet transférentiel latéral. Car, après tout, le sujet fût-il psychotique, ne ménage-t-il pas une place à part au psychanalyste hors persécution pourrait-on dire pour le garder ne serait-ce qu’un temps (parfois même de longues années) ? Je voudrais avoir votre avis sur ces points de thèse de Silvestre, qui considère comme logiquement possible pour le sujet psychotique la demande, voire le désir, tout en précisant que cela ne concerne après tout pas tout sujet psychotique mais ceux qui décident de recourir à l’offre du psychanalyste.

Enfin pour finir je fais appel encore à votre expérience clinique. À quoi pensez vous qu’une analyse conduit le sujet psychotique à un déclenchement ? à une homéostase où bien à une épure de sa psychose.

Je vous remercie par avance pour toutes les réponses dont j’attends sincèrement pour ma part un éclairage précieux.

1. Logique du délire, Masson, Paris 1997.

2. Psychanalyse n°3 Érés Toulouse 2005

3. La forclusion du Nom du Père Seuil Paris 2000, P.263

4. Cahiers pour l’analyse, nov., -déc, 1966, 5, p.72.

5. Scilicet Seuil Paris 1975 6. Le Séminaire III, Les Psychoses, Le Seuil, Paris, 1981, p.142 et 287

7.Silvestre (M.), « Transfert et interprétation dans les psychoses : une question de technique » in Actes de l’E.C.F., 1984,VI, p.53-56.

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Deuxième lecteur : Nicolas Guérin . Trois ordres de questions à Jean-Claude Maleval.

J’ai choisi de ne pas présenter votre ouvrage dans sa globalité. La tâche serait trop complexe compte tenu du temps dont je dispose. Disons, pour résumer rapidement, que votre livre constitue une synthèse raisonnée des élaborations de Lacan autour de la forclusion du Nom-du-Père. Vous y démontrez également la pertinence clinique du concept. Sur ce point justement, il est bien regrettable que certains auteurs, comme Michel Tort par exemple(1), disent encore aujourd’hui que la forclusion du Nom-du-Père est un concept vide, sans qualité heuristique ni valeur clinique.

Je tiens personnellement à ajouter, avant de commencer, que vous réussissez ici un tour de force. Vous parvenez à concilier la rigueur et la lisibilité, ce qui est rare. Vous citez également des analystes qui ne font pas ou plus partie de votre Ecole. C’est aussi, à mes yeux en tout cas, une qualité suffisamment importante pour qu’elle soit mentionnée.

Bref, voici donc trois ordres de questions et remarques. Le premier ordre concerne un point théorique, le second touche à un élément clinique et le troisième aborde la question de l’actualité et de l’orientation de votre recherche. Ce découpage est plus effectué par commodité de présentation que pour sa véritable pertinence.

I

Vous rappelez, à juste titre, qu’il convient de distinguer, dans l’enseignement de Lacan, la forclusion du Nom-du-Père au fondement de la psychose, d’une autre forclusion, quant à elle « normale et normative » (p. 104). Concernant cette dernière, et sauf erreur de ma part, vous citez à deux moments Lacan qui évoque une forclusion constitutive du sujet du signifiant (p. 104 note 2 et p. 154 note 3), et vous précisez que cette mention ne concerne qu’un moment de sa recherche (p. 104). Lorsque, pour Lacan, la forclusion excède le prédicat du Nom-du-Père et, de ce fait, le seul champ de la psychose, elle porte sur des attributs très différents, pas seulement sur le sujet, et ce, tout au long de son enseignement. Ces forclusions donc, désignent des phénomènes variés et sont d’ailleurs irréductibles à une psychopathologie. En outre, quand le terme de Verwerfung est utilisé sans référence au Nom-du-Père, c’est très souvent et malgré tout dans une analogie à la psychose ; analogie donc, et non pas homologie.

En voici quelques occurrences que je ne restitue pas dans l’ordre chronologique d’apparition dans l’œuvre de Lacan. Si cette liste ne prétend, bien évidemment, à aucune exhaustivité, elle nous donne un aperçu de l’étendue et de la variété de ces références à d’autres forclusions que celle du Nom-du-Père : Forclusion de l’amour (génitif subjectif) ; forclusion dont est l’objet l’enseignement même de Lacan, et qui signale la voie par laquelle il passe dans le réel(2) ; forclusion du phallus dans l’impuissance masculine par exemple(3) ; forclusion dans le deuil par où le trou laissé dans le « réel » par la perte est comblé par l’imaginaire, par ce qui revient, le ghost (cf. son commentaire d’Hamlet) (4) ; forclusion du sens par l’orientation du réel(5). Et enfin, une série de références à la Verwerfung qui semblent faire écho à ce que Lacan appelait, dans sa Question préliminaire, la « psychose sociale »(6) compatible « avec le bon ordre », à savoir : une forclusion de la castration (des choses de l’amour) dans le discours capitaliste(7) ; une forclusion « régnant sur le monde comme un pouvoir rationnellement justifié »(8) ; une forclusion, référée à l’Histoire et scandant la fin d’un humanisme, et qui est cette forclusion de l’être de l’Homme qui fait retour dans le réel sous la forme du détritus dans nos sociétés(9) ; une forclusion de la vérité comme cause dans la science(10) ; et finalement, la fonction de ce que Lacan appelle le « nommer à » (quelque chose) qui se substitue, dans le social, au Nom-du-Père forclos, et qui tend à restituer un « ordre de fer »(11)). D’où mes questions : pourquoi avez-vous pris l’option de ne pas détailler, ou même mentionner, ces différentes forclusions, et surtout celles qui, ne se réduisant pas à une psychopathologie de la psychose, lui demeurent néanmoins analogiquement associées ? Pensez-vous que ces exemples soient tous assimilables à la forclusion généralisée et que quelques-uns ne mériteraient pas un examen attentif ? Souligner l’analogie explicite que Lacan établit entre La science (ou d’autres formes de discours) et la psychose, risque-t-il pour autant d’éroder la spécificité clinique et théorique du concept de forclusion du Nom-du-Père ?

II

Concernant les éléments de clinique de la forclusion du Nom-du-Père, vous démontrez clairement que le travail analytique avec un sujet psychotique n’est ni vain ni impossible dans la mesure où, suivant la préoccupation de Lacan dans sa Question préliminaire, le transfert psychotique est appréhendé dans sa logique propre. Et vous ajoutez que la prise au sérieux de l’axiomatique de la jouissance dans la théorie lacanienne a permis à plusieurs cliniciens de s’orienter dans le traitement de la psychose. Vous citez d’ailleurs les pionniers, comme Michel Silvestre et Colette Soler, qui, vers le milieu des années 80, entendaient orienter la cure vers une stabilisation via un « tempérament » de la jouissance de l’Autre.

Au sujet du témoignage clinique de Michel Silvestre auquel vous vous référez, voici ce que notait Pierre Bruno dans un article récent(13) : « La notation est incontestablement juste(14), mais le problème, comme le dit d’ailleurs Silvestre, est que, du côté analysant, la clause n’est pas définie, la tâche analysante reste dans le flou ; une homéostasie s’installe dans la relation analytique, dont la dialectique est sans cesse remise au lendemain, de peur sans doute que tout déséquilibre provoque un nouveau déchaînement du signifiant… . »

Alors voici mes questions. Ce sont vraiment les miennes car je dois dire qu’elles m’embarrassent quelque peu dans ma propre pratique clinique : selon vous, peut-on concevoir la conduite de la cure d’un sujet psychotique de sorte que celle-ci vise un au-delà de la stabilisation, c’est à dire qu’elle ne s’y réduise pas ? Une cure analytique donc, qui ne vire pas à l’homéostasie et qui passe, pour ainsi dire, le seuil du traitement, même si elle ne dénie pas un principe de précaution nécessaire, et demeure assujettie à la logique de la forclusion du Nom-du-Père et à la spécificité du transfert qui en est la conséquence.

A la page 469, vous déclarez par exemple : « A son terme, le travail analytique avec un psychotique ne le conduit pas à faire l’expérience d’une passe. » Toujours selon vous donc, cette impossibilité est-elle de structure, et par-là imputable à la psychose même, ou est-elle due à l’état d’avancement de la théorie qui ne permet pas encore aujourd’hui, 25 ans après la mort de Lacan et une vingtaine d’année après les dits « pionniers », de penser l’analysant psychotique et encore moins le passant, voire l’analyste psychotique ?

Il me semble, mais cela n’engage que moi, que si la seconde éventualité s’avérait solutionnée, la psychanalyse serait alors la seule et la première théorie à pouvoir aboutir à une dissociation définitive psychose/folie et à une authentique approche non ségrégative névrose/psychose sans dissoudre leur différence intrinsèque.

III

Ce dernier ordre de questions porte sur l’orientation et l’actualité de votre recherche.

Presque six ans après la publication de votre ouvrage, si vous aviez la possibilité de revenir sur certaines parties pour les corriger, les réécrire et/ou les développer, desquelles s’agirait-il et pourquoi ?

Il y a quelques années, j’avais cru que votre champ de recherche privilégié concernait la folie hystérique. Or, il m’a semblé ensuite, en témoignent votre livre sur la forclusion, celui sur le délire et même votre thèse, que ce travail sur la folie hystérique vous a plutôt permis de définir plus finement la question de la psychose qui me paraît en fait constituer votre véritable et essentiel objet de recherche. Est-ce juste ? Pour autant, avez-vous abandonné ce travail sur la folie névrotique ou souhaiteriez-vous le reprendre ? Et si oui, comment ?

Enfin et pour conclure : sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous en projet ou en chantier un nouvel ouvrage ? Si tel est le cas, voudriez-vous nous en dire quelques mots ?

1TORT M., Fin du dogme paternel, Flammarion, Aubier, 2005, p. 287.

2 La logique du fantasme, séminaire inédit du 25 janvier 1967.

3 Ibid, séminaire inédit du 15 février 1967. 4 Le désir et son interprétation, séminaire inédit du 17 décembre 1958.

5 Ibid, séminaire inédit du 22 avril 1959.

6 Le sinthome, Paris, Seuil, Champ freudien, 2005, p. 121.

7 Ecrits, Paris, Seuil, Champ freudien, 1966, p. 576.

8 Le savoir du psychanalyste, séminaire inédit du 6 janvier 1972.

9 Ibid, séminaire inédit du 1 juin 1972.

10 La logique du fantasme, séminaire inédit du 11 janvier 1967.

11 Ecrits, Paris, Seuil, Champ freudien, 1966, p. 874.

12 Les non-dupes errent, séminaire inédit du 19 mars 1974.

13 BRUNO P., La raison psychotique, Psychanalyse, n° 3, Erès, Toulouse, 2005, p. 100. 14 Selon laquelle le sujet psychotique invite l’analyste à « gérer la jouissance dont il [le]fait le gardien », comme le dit Silvestre