Marie-Jean Sauret nous a parlé, lors de la dernière séance, d’écriture et d’écriture d’existence en puisant à la source Deligny : les erres que tracent les enfants dans l’espace, les mouvements de corps, les cris etc… sont des écritures d’existence. « Cette existence – dit Marie-Jean Sauret – est en train de s’écrire, mais cette écriture n’est visible (à défaut d’être lisible) que pour qui la cherche. ». Là, il s’agit de Fernand Deligny, c’est lui qui enregistre cette écriture d’existence. Pour qu’elle soit lisible, il faut que quelqu’un s’en saisisse. Elle devient alors signe de l’existence d’un sujet. Mais évidemment, et c’est ce qui fait la spécificité de l’autisme, ce signe n’est pas adressé à l’Autre et aucune demande de l’interpréter n’est là : le quelqu’un se dresse de son bon vouloir et cela ne concerne pas l’autiste. Pas de demande, aucune tentative de communication. De la même façon que quand la main d’un autre est prise comme outil pour appuyer sur la poignée de la porte, l’autiste ne s’explique pas sur son vouloir et ne demande pas qu’on lui ouvre la porte.
Les erres sont l’écriture d’une existence unique, qui ne prend pas les signifiants de l’Autre pour les incorporer : en ce sens elles ne sont pas une lalangue, qui elle est la preuve que le sujet fait avec l’Autre. Dans les livres de Henri Rey-Flaud apparaît de façon centrale l’écriture, je vais abondamment faire référence à l’exposé que j’ai fait il y a quelques séances. H. Rey-Flaud, s’orientant de Freud, parle de registres d’écritures dans le psychisme. Les « empreintes » imprimées au stade originel des sensations, les « images » enregistrées au stade des perceptions (Freud les appelait « signes de perceptions » dans « L’esquisse… » ), les « traces » signifiantes, constitutives de l’inconscient, et enfin, les représentations conscientes de l’objet, support de la réalité ordinaire.
1 1ère relève 2 2ème relève 3 4 _________________________________________________________ engrammations —— images —– traces ———– représentations
primitives de souvenirs de souvenirs d’objets
sensations ——– perceptions —— inconscient —– réalité psychique
empreintes —– images —— traces signifiantes —représentations
conscientes de l’objet
autisme Kanner ——- autisme type ——- névrose ——- normalité Asperger
On se souvient que les autistes de Kanner sont arrêtés au premier registre scriptural, celui des empreintes qui sont des sensations et ce sont elles qui organisent en un premier temps le monde du sujet. Organisation à minima, qui n’endigue que peu le chaos dans lequel peuvent être pris les autistes quand se fait jour une intrusion du réel. Il semble y avoir trois dangers qui guettent les autistes :
- une jouissance du corps réel qui habite la vie et qui est effrayante (qui a à voir avec l’hommelette de Lacan ;
- l’Autre qui est toujours prompt à demander ou à interdire à l’enfant. Toute manifestation du désir de l’Autre est vécu comme injonctif et mortifère ;
- enfin les autistes sont toujours au bord d’un « trou noir » angoissant, qui est l’effet de la symbolisation insuffisante de l’objet perdu. La question pour l’humain est en effet de subsumer la perte de l’objet a par la représentation de cette perte, c’est ce qui fait problème chez l’autiste. On peut le dire ainsi : le réel auquel a affaire le sujet est en mal d’être attrapée par le signifiant.
L’autiste de Kanner utilise donc les empreintes pour contremarquer la perte des objets a, mais il ne va pas jusqu’à échanger ces bouts de corps perdus par des images, il en reste à une symbolisation minimale de la perte. Les empreintes appartiennent à une langue-organe, en tant qu’elles utilisent le corps pour venir faire un contre poids symbolique à l’objet perdu. Ce sont par exemple les foeces retenues au bord de l’anneau anal, cette rétention disant à la fois la perte et à la fois une difficulté à l’assumer, c’est ce que H. Rey-Flaud nomme le démentie autistique relevant ces deux bords du sujet pris entre la volonté d’expulser l’excrément qui fait mal et le désir de garder une contremarque de ce qu’il va perdre. Pour Henri Rey-Flaud, c’est une pratique symbolique, relevant d’une langue-organe qui utilise des éléments « langagiers réels », des bouts de corps qui témoignent de ce que le sujet est au seuil du langage. C’est donc « presque rien » du registre d’écriture qui est venu contremarquer (= symboliser) l’objet a comme perdu : par suite du défaut de la relève des empreintes par les images, « le sein a emporté avec lui la trace de sa perte, laissant en souffrance la constitution de l’intériorité du sujet, dans le même temps, la coupure a revêtu un caractère d’effraction réelle, de déchirure non médiatisée par le langage, qui a aboli dans l’avant coup toute possibilité de bordage intérieur » (109) . Sans symbolisation de la perte de l’objet, le sujet est une béance ouverte sur un monde angoissant, rien ne vient faire frontière entre intérieur et extérieur : c’est le langage qui fait le psychisme et qui vient ou pas faire fondation de la subjectivité – je ne dis pas « être », car la prise dans le langage est ce qui vient justement défaire tout ontologie (de par la valeur purement négative du signifiant, qui ne vaut que pour un autre signifiant -, il effectue une coupure entre ce qui est du sujet et ce qui n’en est pas. Nous voyons poindre là à la fois la nécessité de la Bejahung, qui vient dire oui au langage et former un noyau de continuité fondée sur l’intériorisation de la symbolisation du bon, intériorisation qui se soutient du rejet du mauvais primordial. Nous voyons aussi la nécessité du trait unaire, qui vient représenter le sujet…. pour un autre signifiant. Mais le trait unaire fait aussi bien coupure : c’est grâce à sa présence que l’enfant se décompte dans la série bien connue dans laquelle Lacan fait référence à Piaget : « j’ai trois frères, Pierre, Paul et moi ».
Il y a donc une carence dans le fait de faire passer la perte au langage dans l’autisme, de la symboliser, ce qui fait que l’enfant a recours à des suppléances : objet autistique posés sur des lignes imaginaires de coupure pour étancher le « saignement psychique » fait par la coupure de la perte. La crainte de l’autiste, c’est d’être envahi par un étranger indicible (112), d’où des barrières protectrices : balancements, agitation des doigts etc… qui font des barrières à ce trou noir qui peut les engloutir. Je signale au passage qu’il n’y a nulle image donnée à cet engloutissement, qui ne se sert pas du registre pulsionnel pour en imaginariser quelque chose (contrairement à la phobie). L’entrée forcée dans le registre du langage qu’impose la perte des objets a, est figée dans l’empreinte de par le refus que l’autiste fait de l’Autre : nul signifiant articulé au champ de l’Autre ne vient contremarquer cette perte. D’où des barrières qui sont érigés entre le sujet et l’Autre. La Bejahung a été franchie : puisqu’il y a perte, comme le disent les empreintes qui sont marques de cette perte, de cette décomplétude du corps. L’autiste est veuf de l’objet a, mais « l’effraction originelle n’a pas été assez médiatisée dans le langage » (115). L’autiste tente de contenir cette jouissance de corps réel en colmatant l’effraction avec un objet métonymique. Cette volonté de contention témoigne d’un sujet qui est l’expression d’une première incidence du langage sur l’être originel (117).
Les objets qui défendent l’autiste de la jouissance réelle de corps ne sont pas, à l’inverse des objets transitionnels, de véritables contremarques représentatives des morceaux de corps perdus (morceaux de corps perdus car l’objet a est originellement du sujet). Ces bouts de corps ne sont pas métaphoriques, ils sont « réellement » pourrait-on dire, car ils sont des morceaux de corps, qui se trouvent ainsi perdus et pas perdus. S’il n’y a pas de sujet qui n’ait fait le pas de l’aliénation, soit qui ne soit soumis au langage, l’autiste refuse l’usage du signifiant et le réduit au signe.
Je remarque que dans l’exposé de Marie-Jean Sauret, comme dans les livres de Henri Rey-Flaud, les écritures faites par ces sujets autistes, s’effectuent avec le corps. Le corps lui-même ou ses parties se font écritures : objets retenus, circuits dans l’espace, stéréotypies ; quant aux objets autistiques, et jusqu’à la machine de Joey, ce sont des prolongements du corps.
C’est cet usage du corps qui nous dit que l’autiste –comme le souligne Henri Rey-Flaud – n’en est pas passé à un monde d’images : la perte tente toujours d’être colmatée par un certain usage du corps, un corps fait de sensations ; c’est pour cela que Bick a parlé de l’objet sensuel de l’autiste.
Nous voyons que cette écriture des empreintes – si elle symbolise à minima la perte – est problématique par rapport au langage, en tant que le langage est un système – ou une structure -, dans laquelle un signifiant ne vaut que pour un autre signifiant, le signifiant n’étant porteur que d’une valeur purement différentielle. Comment penser cette première symbolisation de la perte qui est celle de l’empreinte ?
Dans L’identification, le séminaire 9 de l’année 1961-62, Lacan avançait l’importance du trait unaire et de la distinction signe/signifiant et il posait l’existence de la lettre avant celle de l’écriture. C’est évidemment en plein cœur de la question que pose l’autisme, puisque chez lui il y a écriture avec refus extrême du langage, soit de s’inscrire au champ de l’Autre.
Lacan part de la naissance de l’écriture. Il y a historiquement un passage du signe au signifiant au niveau de l’écrit, qui est passage de la ressemblance avec l’objet à l’effacement de cette ressemblance. L’écriture commence quand, dans la graphie elle-même, l’objet s’efface, quand l’inscription se différencie de son image. Un signe a pour fonction de représenter quelque chose pour quelqu’un, il faut que quelqu’un lise le signe : l’animal qui passe n’a pas laissé de trace pour quiconque, mais le chasseur lit la trace comme un pas, « (…) le quelqu’un est là – dit Lacan – comme support du signe. La définition première qu’on peut donner d’un quelqu’un c’est : quelqu’un qui est accessible à un signe. C’est la forme la plus élémentaire, si on peut s’exprimer ainsi de la subjectivité ; il n’y a point d’objet ici encore, il y a quelque chose d’autre : le signe qui représente ce quelque chose pour quelqu’un » (79). Ne peut-on avancer que l’empreinte mise en valeur par Rey-Flaud, lecteur de Freud, vaut comme signe pour l’autiste, signe lisible seulement par lui-même ? A la différence de l’animal, l’autiste créé des signes : l’excrément retenu qui contremarque sa perte. Est-ce que tout enfant en passe par là, autrement dit est-ce que le schéma de H. Rey-Flaud est juste ? Est-ce que la progression génétique de l’entrée dans la structure, dans le langage, s’effectue de cette façon diachronique, développementale ? L’enfant névrosé suit, pour H.R-F., cette progression par paliers, ceux-là mêmes qui constituent le schéma.
A l’évidence ceci n’est pas tout à fait vrai, puisque, et H. R-F le dit lui-même, le signifiant de l’Autre s’imprimera d’emblée dans l’appareil psychique de l’enfant « normal ». Chez ce dernier, la perte de l’objet laisse un trou réel qui est instantanément bordé, colmaté par du signifiant : le regard de la mère, son doigt sur la bouche de l’enfant, une mélopée apaisante. Dans l’autisme cette compensation par l’Autre fait défaut, laissant l’enfant seul devant le trou de la perte et c’est un morceau de corps-propre et uniquement cela, et non quelque chose prélevé sur l’Autre, qui vient colmater ce trou, au titre de substitut du morceau de corps perdu (174) : par exemple la langue durcie contre le palais, qui est un objet autistique primaire. La langue a, là, perdu son statut organique, elle n’est pas non plus un bouchon que l’enfant mettrait contre le palais pour palier au trou laissé par la disparition de la sensation, mais c’est un avatar de l’objet autistique, preuve que le langage a déjà fait son effet : la langue imprime sur le palais, support d’écriture, une empreinte réelle chargée d’enregistrer la perte de l’objet. Le corps joue le rôle de cachet, de sceau (la langue imprime) et de recueil d’inscription (la surface du palais est imprimée par la langue) : le corps alors remplit la fonction du rôle normalement dévolu à l’Autre (175). Il y a donc un choix du sujet, celui de refuser l’Autre et de se replier sur son corps pour faire face à la perte.
Nous voyons comment chez l’enfant névrosé, cet appui sur l’Autre ouvre au fort/da. Si c’est de l’Autre que vient l’apaisement de la détresse fondamentale face à la chute de l’objet satisfaisant, alors les scansions de l’absence /présence se cristallisent sur lui, seul apte dans un premier temps à tamponner, ou contremarquer la perte. Nous voyons aussi comment se dessine là la nécessité de l’objet transitionnel qui vient à son tour, pour une part, être une métaphore de l’Autre, comme le soulignait Winnicott.
Même quand l’autiste use du langage, il le fait comme un système de signe, sans énonciation : un mot accolé à une chose, un mot qui n’a qu’une signification, acquise une fois pour toute dans la situation de la première rencontre : en un certain lieu, avec une certaine couleur…, comme le soulignait Kanner. Comme le dit aussi Temple Grandin, qui elle pense avec des images et fait défiler toutes ses images pour arriver à celle du mot « chaise », qui représente une chaise bien particulière. Ce n’est pas l’opposition signifiante, propre au système langagier qui fera la signification d’un mot, mais sa connexion directe à l’image de l’objet. Il y a une adéquation entre le mot et la chose, ou encore, le mot n’a pas tué la chose. Quand il n’y a pas de choses supportant les mots, trouver un mot abstrait dans un dictionnaire par exemple, est une chose impossible puisque les mots se renvoient tous les uns aux autres.
A contrario du signe, le signifiant ne représente que la différence, il n’appelle pas l’objet. Si le signifiant naît du signe, alors il faut que « le rapport du signe à la chose soit effacé »
Signe
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quelqu’un
La lettre apparaît culturellement, souligne Lacan, toujours dans L’identification avant la naissance du système formel de l’écriture. Lacan voit la lettre déjà présente sur la coche sur la côte de l’antilope préhistorique du musée de Saint Germain en Laye, dans ce trait qui n’a pour fonction que d’être du signifiant, dans une logique de pure différenciation. Un trait ne valant que par sa position par rapport aux autres traits.
Lacan rapproche cette coche de l’idéogramme. L’idéogramme est très proche de l’image, mais il a perdu le caractère d’image, alors qu’en son origine il est image de l’objet. Par exemple, le hiéroglyphe du grand duc dans l’écriture égyptienne – particulièrement explicite – perd de sa signifiance, et devient un simple « m » et nous retrouvons cet oiseau marquant ce phonème, chaque fois que le nécessite la langue, au-delà de ce qu’il représente : il est devenu sans signification, ce hiéroglyphe ne signifie plus qu’une lettre (voir le tableau des correspondances entre des hiéroglyphes égyptiennes tardives et notre alphabet ci-dessous). Ou encore peut-on avoir des traces de cet effacement de la référence, et donc de la signification, dans la lettre aleph, qui est en son origine une tête de bœuf diversement positionnée selon les langues et signifie taureau ou boeuf. Dans la lettre phénicienne nous voyons les traces des cornes du bœuf à droite, notre A porte ces mêmes cornes en bas. Aleph, dans l’alphabet phénicien
Le processus en jeu n’est pas l’abstraction, comme dans la peinture moderne, souligne Lacan, mais certains traits sont exclus de la figuration. Le figuratif et effacé, refoulé, voire rejeté. Ce qui reste de cet effacement, c’est le trait unaire, fonctionnant comme une pure distinction, mais je laisse tomber cette question pour aujourd’hui, si ce n’est pour dire que le trait unaire est ce qui créé de la différence, en ce sens il effectue une coupure. Des traits, gravés sur des cailloux Magdaléniens retrouvés au Mas d’Azil, ont la même fonction de pure différenciation que la coche sur la côte d’antilope : différence pure entre ces traits, qui deviennent des signifiants en raison de la valeur oppositionnelle dont ils sont porteurs les uns par rapport aux autres- . A l’instar des dés, qui ne jouent eux aussi que sur de pures différences, les points marqués sur les faces de ce caillou Magadalien ne sont que de purs décomptes … de traits (ou de points pour le dé), sans référence à un quelconque objet. Les signifiants de l’écrit ont d’abord été produits comme signes distinctifs. L’écrit pour Lacan attentait d’être phonétisé, comme les autres objets du monde : c’est ainsi, avec sa phonétisation qu’il se met à fonctionner comme écriture. C’est quand le dessin de la tête de bœuf est devenue « aleph », phonétisée en « a » que l’écriture comme système formel s’est constituée. Ce qui au départ était disjoint – écriture et langage – s’est rejoint : les mots ont rencontré ce qui venait figurer une vache pour en faire un phonème, qui s’est du même mouvement détacher de toute signification, c’est ainsi que l’écriture comme système formel est né.
En rapportant cette logique d’un écrit originel, et donc antérieur à la constitution du sujet, nous voyons que les signifiants de l’Autre n’existent en un premier temps qu’en sa présence, supportés par la concrétude du réel : voix, regard. Ce n’est que par des substitutions successives que les signifiants seront détachés de la présence de cet Autre si nécessaire, et qu’ils viendront à leur tour contremarquer l’existence de cet Autre dans l’absence. Sans doute les représentations de choses – les images du schéma de Rey-Flaud – viennent-elles en aide au sujet, et je ne remets pas ce schéma en question dans sa progression, mais pour autant que nous prenions acte de la structure du langage qui est présente d’emblée, venant de l’Autre qui est là comme une doublure de cette progression. Autrement dit, il faudrait une ligne de plus soulignant tout le schéma. Car le sujet ne progresse pas vers la réalité tout seul (le point ultime du schéma) : il s’appuie dans la névrose sur les signifiants de l’Autre, et ce, d’emblée : l’enfant s’appuie sur le regard de l’Autre maternel, qui vient contremarquer la perte de l’objet.
Ce que je veux souligner, c’est que l’autisme n’est pas un arrêt du « développement », mais un choix du sujet qui se situe bien d’un refus de l’Autre, de s’appuyer sur lui pour faire face à la perte, de s’inscrire au champ de l’Autre qui pourtant soutient toute humanisation. Et c’est là qu’il faudrait embrayer sur le trait unaire, ce que je ne fait pas fait aujourd’hui. Le trait unaire est appelé ici de nécessité, car, comme le dit Kanner, le monde de l’autiste est un monde indifférencié, car la marque du signifiant n’y a pas effectué sa découpe.
