Jules : un cas d’autisme ?

15 octobre 2011
La découverte du savoir psychanalytique à l’épreuve de l’autisme.La preuve par la clinique psychanalytique

Le travail que je présente ici, est extrait d’un chapitre de mon travail de Thèse. Jules est un adolescent de 12 ans au moment où je le rencontre. Ma question de départ est d’émettre un avis sur la forme de sa structure psychique : autisme ou schizophrénie autistique.

► Comment est né ce sujet ? Quelle est son histoire ?

Cet adolescent, que j’appellerai Jules est, c’est le moins que l’on puisse dire, dans son monde fait de clés et de questions. Épileptique, il prend un traitement prévenant les crises. Celles-ci ont cessé depuis son arrivée sur l’institution, lors de ses douze ans. C’est à ce moment-là que je le rencontre. Le projet d’une inscription à l’internat est envisagé, mais, dès son arrivée, Jules a une demande : celle de ne pas aller à l’internat. Il vit chez ses parents, avec sa sœur cadette, à trente minutes de l’institution. Outre ses passions, il parle souvent de sa famille et m’a donné quelques éléments de son histoire : son père a cinq frères et sœurs, et sa mère quatre. Vers ses quinze ans, il a réalisé son arbre généalogique avec une éducatrice, et lui a donné tous les noms des membres de sa famille, les noms des villages habités, les dates de naissance et de mort pour certains, les événements marquants ou situations familiales, ou traits de caractères particuliers (une sœur du père lui fait par exemple des remontrances…). Il parle beaucoup de son père, de son parrain, ou du frère de son père. Il m’apprend que lors du mariage de ses parents, il n’était pas encore né : le père de son père est mort d’un accident de voiture en allant acheter des choux à la crème pour le mariage ; et le père de sa mère est mort après avoir mangé des champignons. Sa grand-mère paternelle décède durant nos rencontres et cela fait émerger de multiples questions pour Jules, du côté des affects qu’il ressent ou ne ressent pas et qu’il n’arrive pas à formuler. Il m’interroge sur mes propres sentiments au décès de quelqu’un. Ces questions sont redoublées par le décès de son parrain, un an plus tard, et l’année suivante par le décès de l’éducateur qui animait l’atelier bricolage et électricité, auquel il participait. Il manifeste alors qu’il n’aime pas que les choses s’arrêtent.

Je n’ai jamais rencontré ses parents. Ils se déplacent rarement à l’institution mais pourront y venir quelques années plus tard, pour un entretien deux fois par an, à la condition que l’institution s’adapte à leur horaire. La difficulté de ces entretiens, selon la psychologue de l’institution, est que tout ce qu’ils amènent est délié. Le travail consiste alors à mettre en lien, ce que disent Jules, sa mère et son père. Ils sont très contents de la prise en charge institutionnelle et des progrès de Jules. Ils paraissent à son écoute : ses demandes répétées se cadrent pour eux par des échanges et des négociations. Chez eux, il est repéré que rien ne se jette, tout se garde et se collectionne, produisant des amoncellements d’objets (tondeuses à gazon pour le père par exemple…).

Jules se présente comme collectionneur passionné de clés : il passe son temps auprès des personnes pour en obtenir, notamment auprès de l’intendant. Lors de nos premières rencontres, il peut passer des heures à observer des clés, à remplir des poubelles avec de l’eau puis à les vider, désherber la cour, ou récupérer des choses, des cartons à droite, à gauche en marmonnant. Parfois, il utilise un objet pour un autre : un pied de parasol devient alors une tronçonneuse… Il use de différentes voix, selon la situation dans laquelle il se met.

Quand il se déplace accompagné d’un adulte, il peut se tenir très près, maintenant son bras sur l’épaule ou le cou de l’autre. D’ailleurs, quand il s’adresse à moi, il n’est pas rare qu’il me parle en se rapprochant, maintenant sa tête proche de la mienne, sa main appuyée sur mon épaule, yeux dans les yeux.

Jules n’est pas du tout intéressé par tout ce qui a trait au scolaire. Il ne prend jamais de stylo et n’envisage pas du tout la trace. Un jour, il me demande comment il pourrait me payer (un autre enfant parlait de cela) et je lui répond : « en traçant ce que tu veux sur une feuille blanche » (sachant qu’il refusait de faire cela). Au fil de nos rencontres, il imite ce que j’écris en faisant des VVVVV, puis il dessine un jour un bonhomme. Plus tard, il sera intéressé pour taper lui-même à l’ordinateur. Il sait lire, quand il se concentre et que cela l’intéresse : les panneaux en ville, les affiches, les étiquettes… mais n’est pas intéressé par le savoir des livres. Jules est de plus en plus réceptif à l’humour, et en use aussi parfois, frôlant l’ironie.

► Symptomatologie développée

Les premiers temps, dans l’institution, Jules est plutôt agité, peu intéressé par la vie et les activités de groupe. Il s’affaire, murmure sur des tuyauteries, des histoires de clés et de poubelles : il ritualise souvent. Au début, il tape beaucoup, partout, sur les murs, les tables, avec un balai, rigole démesurément. Peu à peu, ses éducateurs l’amènent à canaliser ses débordements, en lui posant des limites. Un endroit est repéré, où il peut taper , de façon à ce que soient établies les règles de sa jouissance : ceci l’apaise. Une batterie, faite de bric et de broc, est ainsi construite.

Quand il n’est pas affairé à se machiniser, il colle à l’image de l’autre, s’y perd parfois. Un symptôme persistant consiste à aller tirer les cheveux à des enfants plus jeunes. Je l’interroge, un jour à ce sujet : il parvient à associer à la pelouse, et à son père qui a perdu les cheveux, signalant alors une équivalence, qui se métonymise par les cheveux. Souvent, on l’aperçoit se machiniser ou prendre une attitude qui ne lui appartient pas, hors de la présence de celui qu’il imite. Il est rare de le voir se déplacer sans se mettre en scène : il démarre alors sa voiture ou sa moto, en actionnant le pied et en produisant le bruit du moteur avec sa bouche, conduit, passe les vitesses, contourne les obstacles, rétrograde, recule, se gare… Ou encore, il s’assoit en faisant semblant d’avoir un mégot aux lèvres, conduit un camion en prenant les mimiques d’un camionneur, en changeant sa voix. D’ailleurs, lorsque j’interroge Jules sur ce qu’il fait, il répond « je fais comme Didier, je l’imite » ! Il est donc dans une certaine imitation sue.

Il n’interpelle l’autre que pour lui rendre accessible un objet ou pour lui poser une question qui n’appelle pas de réponse (« Il fait comment le nieman pour démarrer ? »). Ces interrogations feignent souvent l’ignorance. Ce qui l’inquiète, et le laisse perplexe, concerne surtout la question des origines et des causes, et quoiqu’on lui réponde, il ne peut trouver de réponse dans le champ du langage. Il peut, de fait, éveiller un insupportable chez l’autre.

Jules, très rapidement, se saisit de ma présence : il me demande de le suivre, d’être témoin, d’être le scribe de son savoir. La place qui m’est dévolue est celle de témoin. Mais très vite, en me confiant ses clés, une nouvelle fonction me sera dévolue, celle de dépositaire, puis plus tard, il m’utilisera comme un lieu où ça s’enregistre.

► Indices cliniques

Rapport du sujet à l’autre

Jules a peu de relations avec les autres jeunes, est souvent raillé et maltraité et ne recherche pas leur contact. Cependant, il interpelle assez facilement les adultes, mais n’établit de relation avec eux que pour demander des clés, se mettre en miroir ou pour poser des questions, inlassablement. En effet, il se questionne beaucoup sur les machines et leur démarrage, sur les clés, mais aussi sur les autres enfants, et leurs stéréotypies, ou comportements, notamment de certains jeunes autistes. Il demande pourquoi tel ou tel enfant tire les cheveux, tape sur la table, sur le camion, déchire ses vêtements, casse des objets… comportements qu’il s’approprie souvent, dans une sorte de passage à l’acte. Durant une période de quelques jours, on peut le voir marcher, le bras en l’air, les doigts serrés ou tenant entre deux doigts une brindille qu’il entortille sur elle-même, le bras tenu en l’air, à l’image d’un jeune de l’IME. A une autre période, il tape sur le camion, à l’image d’un autre, et dit qu’il ne le fait pas exprès, cela le dépasse, comme tirer les cheveux. Il y a aussi ces moments où lorsqu’un autre jeune a un accès de colère, Jules se met à rire – non pas d’un rire naturel mais d’un rire nerveux, incessant – et tape par exemple, dans un prolongement de l’autre, avec un bout de bois, un balai.

De sa sensibilité à la jouissance de l’autre, il n’est pas préservé de se mettre en miroir. Il peut reconnaître qu’il s’approprie quelque chose de l’autre, en disant comme pour se justifier « qu’il ne le fait pas exprès ». Il peut aussi procéder à des imitations différées dans le temps, où soudain, il se fait le camionneur, le bricoleur, l’éboueur… Dès lors, on peut se demander si, à travers ces identifications, très labiles, à l’image, il devient la voiture, le camionneur ou s’il est dans un semblant d’être ? Jules a ensuite développé des points identificatoires très forts, d’abord envers Pablo, un serrurier de la ville, un commerçant (« magasin de sono »), et plus tard avec le chef d’Emmaüs. En parlant de celui-ci, il dit « quand il ne sera plus là, je pourrai prendre sa place » comme il pouvait dire avant, qu’il remplacerait Pablo. Lorsqu’il se fait responsable de la sécurité des enfants comme des adultes, en vérifiant les systèmes de tuyauteries de l’institution et les poubelles, ce n’est pas dans le semblant.

Ce n’est que plus tard la psychologue de l’institution, repère quelque chose du côté d’un clivage, de plus en plus prononcé chez Jules, où il y a lui, mais aussi, cet autre qu’il nomme Antony W.. Il met sur l’extérieur tout ce qu’il ne peut pas traiter symboliquement. Il m’en parle parfois au téléphone. Cet autre est un autre menaçant, qui est du côté de la jouissance, il délire et « déconne ». Jules ne sait qu’en faire, lui donne la fonction d’un double dans le réel qui vient présentifier celui qui déconne. Il dit que « S’il continue comme ça, je le prends, je le ficelle et je le mets dans le coffre de la voiture ». Ce double apparaît-il comme un condensateur de la jouissance du sujet ou, au contraire, ce double est-il un moyen de ne pas assumer sa subjectivité comme dans le cas de l’autiste ? Cet Anthony W. existe vraiment : il est un autre semblable, dont la problématique, certainement en écho avec celle de Jules, a permis cette construction. Cet envahissement revient à des moments où Jules est en place de responsabilisation. Il rejette alors la faute sur ce double. Mais il est pris dans ce paradoxe : s’il devient l’autre, il n’existe plus en tant que sujet.

Son rapport à l’autre se déplace alors. Auparavant, il se laissait envahir par des situations où il semblait happé par l’autre, qui alors le fascine ou le terrorise. Et il trouve maintenant des solutions afin de se dégager de situations encombrantes pour lui : par exemple, il contourne le lieu où des jeunes lui posent problème, en dessinant un autre trajet, qu’il dessine de sa main, dans sa tête, pour ensuite le réaliser à pied. De même, il part seul en bus suivre les activités hors de l’institution, afin d’éviter la situation, qui semble vraiment difficile pour lui, du minibus avec les autres. A sa manière, il trouve à mettre une distance d’abord physique, puis psychique. Ainsi, en se dégageant de situations difficiles dont il tirait une jouissance, il prend distance. Il parvient ainsi à gérer son temps, ses trajets, son argent afin de se rendre seul à toutes ses activités. Mais le rapport à l’autre est, de façon incessante, à réguler ou à inventer selon les situations, pour Jules. Rapport du sujet au langage

Jules a un parler franc, direct, sans détour. Il fait de bonnes constructions et possède un certain vocabulaire, très spécifique et technique sur les clés mais aussi sur tout ce qu’elles permettent : faire fonctionner des machines. Ces machines, il en questionne les mécanismes et s’approprie facilement la technicité de l’outil. Il est très surprenant dans ses interrogations, et rien n’arrête le flot de ses questions, aucune signification ne vient lester une bonne fois pour toutes ses demandes.

Ses questions tournent autour du « pourquoi et comment ça marche ? » et ses interrogations touchent à la question des origines et des causes, semblant parfois faire énigme. Si on lui demande ce qu’il en pense, il commence souvent par répondre qu’il n’en sait rien. Puis, après un temps, il donne une réponse. D’ailleurs, si on lui indique que l’on n’a pas la réponse, il cherche – souvent sous forme interrogative – à trouver des réponses, en les adressant.

Et puis, il y a casser, jeter, déchirer, poubelle, cageot et carton, des signifiants isolés de sa jouissance si on peut dire, des signifiants dans le réel. Se produisent, au mot entendu, des sortes de phénomènes de corps où il ne peut s’empêcher de taper, de crier. Ce sont des signifiants souvent en lien avec une notion de destruction, qui le débordent. Il est fasciné par ce qui touche à la destruction, la démolition : il peut passer des heures à regarder des ouvriers détruire une maison, des jeunes démonter un hangar… Parfois, il demande de détruire, de déchirer un bout de papier, morceler un bout de bois… Aussi, on se demande s’il cherche à être l’opérateur, tout en se retranchant des effets de cette action, comme l’instaure la fonction du double autistique. Il se saisit aussi d’autres mots (comme « sécurité », « profond »…) dont certains semblent lui apporter un certain apaisement. Souvent, il s’agit de mots qui viennent de l’autre adulte, qu’il va répéter (généralement accompagnés d’un sourire), et sur lesquels il va s’interroger : « qu’est ce que ça veut dire… ? ». Pour les mots qui le parasitent, il s’est mis à utiliser ce que je lui avais proposé une fois (« barrer le rendez-vous impossible ») : barrer le mot qui l’envahit. Il me demande alors d’écrire sur un carnet et utilise ce procédé même après mon départ. En tout cas, on observe que tout ce qui touche à la destruction, à la perte, aux déchets, mais aussi aux personnes absentes ou décédées, se rapporte à quelque chose qu’il cherche à symboliser, sans toutefois y parvenir. Ainsi, de quoi s’assure-t-il dans ces questions incessantes ? Que rien ne bouge dans le discours de l’Autre ? Qu’il n’y a pas de réponse ultime ? Toujours, les questions qu’il se pose le laissent perplexe. Et le signifiant peut être réel, l’effet sur son corps immédiat, voire destructif. Raturer semble avoir permis a minima de désactiver la jouissance de ces signifiants.

Rapport du sujet à l’objet

Jules est reconnu par les autres jeunes (mais pas seulement) comme celui qui récupère des clés ; et à l’observer en possession de cet objet, il semble détenteur d’un trésor. Jules se « passionne » donc pour les clés. Il insiste beaucoup pour en obtenir. Ainsi, lors d’une visite chez ses parents, l’assistante sociale a pu voir dans la chambre de celui-ci un amoncellement de clés, avant que celles-ci ne s’organisent en un tableau sur lequel elles étaient rangées, exposées. Pour Jules, comme pour ses parents, il ne s’agit pas d’une collection, pour rechercher l’objet rare, ou compléter un ensemble, mais simplement d’une accumulation d’objets, fonctionnant sur le principe qu’il en manque toujours un. Depuis longtemps, il y a des histoires, pour Jules où la clé a toujours été la clé des situations. Métonymie de l’objet : c’est d’abord la clé des forains pour démonter les manèges ; la clé qu’utilisent les voleurs pour entrer dans les maisons, c’est le pied de biche ou le passe-partout ; ou encore la clé des camions pour les démarrer. Le passe-partout ou le passe général est lié à Didier, qui s’occupe dans l’institution de la maintenance et des clés. C’est un lieu important pour lui, qui le relie à son père, puisque Didier le connaît. Il dit que Didier a des clés comme celles que son père utilise pour conduire des tracteurs, jaunes ou rouges. Ces premières histoires font partie du matériel signifiant apporté au départ. Il n’approche l’autre que pour lui demander des clés, puis un passe-partout. Il ne parle que de ses histoires de clés, et en veut le plus possible : en fait, il veut qu’on lui donne la clé. Mais ça n’est jamais ça.

Quand on lui donne une clé, il ne sait qu’en faire. La particularité de Jules, au début, est d’éprouver le besoin de mettre la clé dans sa bouche, comme un bébé explore un objet avec sa bouche. Puis, il déambule, s’arrête devant chaque porte, feint de rentrer la clé dans la serrure, ouvre la porte, tout en jargonnant, tourne dans la pièce, ressort, remet la clé comme pour fermer la porte, passe à une nouvelle porte, et recommence, inlassablement, en monologuant. Alors que je lui demande ce qui lui plaît dans les clés, il me répond : « les dents, les pics et les creux ». La clé, outre sa symbolique est aussi un objet intermédiaire entre l’ouvert et le fermé : l’usage qu’il en fait, ouvrir et fermer les portes, n’est pas sans évoquer une mise en acte du fort-da, point d’insémination du symbolique. De même, dans ses questionnements, Jules s’interroge particulièrement sur tous les systèmes on/off : le marche/arrêt d’un moteur, le système d’ouverture/fermeture d’un barrage, d’un magasin…

Un jour, je l’observe, cherchant à les classer : il les dispose par groupe, semblant prendre en compte certaines de leurs différences. Ensuite, il se voue à un travail minutieux de comparaison des dents de clés entre elles, mais aussi des chiffres ou lettres inscrits dessus et sur le fait qu’elles n’entrent pas dans n’importe quelle serrure. Une clé a sa serrure : il attribue alors une clé à un lieu du fait de la serrure. Puis, dans un second temps, il renonce et en fait toutes des passe-partout. Il énonce clairement qu’en renonçant à la différence, en transformant toutes les clés en passe-partout, il ne se protège pas non plus, puisque s’ensuit une période assez longue où il craint la visite de voleurs dans l’institution : ils pourraient passer par les deux petits trous au-dessus de la cuisine mais aussi et surtout, les voleurs… détiennent un passe-partout bien sûr. Comme si la clé, qui vient ici se constituer comme objet, contient ou enserre la jouissance de l’Autre, quand l’idée du passe-partout a certainement bouleversé ce qu’il s’était construit, en rendant l’Autre inconsistant. Les voleurs témoignent alors de la potentielle menace d’envahissement de la jouissance.

Peu à peu, le travail vient se structurer autour de quelques lieux, qui se réfèrent alors à des noms masculins dans son discours : Pablo le serrurier, Léon le ferrailleur, Didier le détenteur de clés de l’établissement, Franck et son magasin de sono… Le commerçant du magasin de sono lui présente les jeux de lumières et de variations de sons qu’il est possible de réaliser, comme « en boîte de nuit ». Le monde de la boîte de nuit l’intrigue alors et il pose des questions sur ces gens qui dansent la nuit, dans une boîte : « Quand est-ce qu’ils dorment et pourquoi jettent-ils de la fumée » ? Outre les clés, un autre intérêt va donc naître pour la musique, et surtout ce qui touche à la sono : les lumières, la musique « comme dans les boîtes de nuit », les « caisses à sons » l’intriguent et l’attirent. Il demande à aller voir le monsieur qui tient le magasin de sono. Je l’y accompagne et il en profite alors pour peaufiner ses connaissances. Je constate que les réponses apportées par les experts en sonos, serrureries… lui conviennent. Il entreprend alors, à l’institution, de fabriquer des caisses à sons.

Les prises de rendez-vous, notées dans un carnet, pour aller visiter le serrurier, Franck et les autres, ont eu pour effet immédiat d’apaiser Jules et de le détacher de l’objet clé de porte. Ceci a permis de le confronter à quelque chose d’une perte, en introduisant une alternance et un consentement et lui a ouvert un autre champ possible de savoir : la sono et aussi l’ordinateur entre deux rendez-vous… Lorsque des professionnels ne peuvent pas le recevoir, Jules me regarde et me dit : « Comment je fais pour le rayer de ma tête maintenant ? Comme ça ? » (en se faisant un trait du doigt sur son front) venant signifier son impossibilité symbolique.

Peu à peu, l’investissement du moment chez le serrurier est tel que Pablo en vient à lui proposer de reproduire les clés pour les clients. Au départ, seules les clés ratées, celles qui ne servent pas, que l’on jette à la poubelle, l’intéressent. Ensuite, lui réserver des clés destinées à être jetées ou refondues, ne lui suffit plus. Enfin, on découvre avec surprise Jules commençant à négocier des clés ; car ce qu’il veut maintenant, ce sont des doubles ou des clés de couleurs et des clés de Fiat. Alors que Pablo lui en donne trois, il commence à dire : « Si je te rends celles-là (2/3), est-ce que tu me donnes une clé couleur ? » Il négocie aussi le porte-clés de la même marque que la clé de voiture qu’il a, finalement, accepté de prendre.

C’est à cette période, que dans sa chambre, Jules entreprend d’exposer ses clés dans un tableau de façon ordonnée, et établit une distinction entre elles. Elles ne semblent pas détenir la même valeur. Dès lors, il va collectionner ses clés de façon ordonnée. Aussi opère-t-il un traitement de l’objet fort similaire à celui qu’opère la défense autistique. Dans ces négociations, quelque chose d’une « plus-value » semble apparaître, probablement de l’ordre d’un rapport à un désir. Par la suite, dans son travail, s’il continue à demander des clés, désormais, une clé est désignée : il sait quelle clé il veut. Progressivement, une relation particulière s’installe entre Jules et Pablo : après lui avoir enseigné comment reproduire les clés, il lui révèle les différents termes techniques, essaie de lui faire connaître les différents noms de clés… Une confiance s’installe. Pablo insiste sur la nécessité d’ apprendre à lire pour pouvoir choisir un métier en relation avec les clés.

Un jour, après avoir reproduit deux clés à partir de modèles que possède Pablo, il a pu dire en partant : « J’ai la clé de la porte de mon père. Comme cela je pourrai ouvrir la porte », témoignant ainsi que toutes ces histoires sont en lien avec son père. Il ajoute aussi que la prochaine fois, il reviendra pour reproduire la clé de la boîte aux lettres et qu’il dira à sa mère que c’est Pablo qui lui a demandé d’apporter la clé pour la refaire. Sur le trajet, il demande souvent que l’on écrive ce qu’il fait. Ainsi s’inscrivent les éléments de son savoir, toujours dans une adresse au père. Se constitue une pochette faite de bouts de papiers qui raconte ces rencontres rattachées à des coordonnées symboliques qui y sont liées.

C’est ainsi que s’est dessinée une nouvelle perspective de travail entre ses rendez-vous, avec l’ordinateur, l’imprimante et la disquette. En effet, lorsqu’il trouve une disquette dans mon sac, il me demande à quoi cela sert, et en sollicite une. Je lui en donne une, qu’il personnalise et signe de ses initiales… Il veut enregistrer des voix dessus, des photos, et y mettre ses listes de noms. Il demande à se constituer un carnet d’adresses informatiques, et tape les noms et numéros des gens importants, qu’il enregistre à mesure sur la disquette. Il ne se souvient jamais des numéros, ni du sien mais alors qu’il souhaite appeler son père, il me révèle qu’il a en tête le numéro et qu’il va le composer sans regarder, semblant découvrir que la mémoire a une fonction tout comme la disquette.

Dans la suite du travail, il me dit qu’il veut rassembler tout ce qu’il a, sur cette disquette (musique, photos, adresses…) et brancher ses amplificateurs et circuits électriques sur l’ordinateur. Il voudrait aussi y enregistrer des voix, comme celle d’une éducatrice, lorsqu’elle crie. Aussi, il cherche dans la machine ordinateur, un hors-corps qui lui permettrait d’ordonner, de rassembler et contrôler ses pensées et mouvements mais aussi ceux de l’autre. La disquette vient comme localisant l’objet pulsionnel : voix, regard. Et lorsqu’il me demande s’il peut rentrer sa caisse à outils dans la disquette, cela témoigne, à mon sens, de l’objet comme opérant un traitement particulier du rapport au corps et à la jouissance. Ce travail lui permet un accès, par glissement à la clé USB, à des catégorisations, photos, musiques, adresses, qui incarnent le passage dans le réel de l’ordre symbolique. Il semble que ceci soit du même ordre que l’autiste se constituant des catégories de signes ordonnés pour construire son rapport au monde, sans apparaître comme un moyen de prévenir la dissociation et la fuite des idées, du S2. L’ordinateur lui rend accessible une intériorisation de l’image du corps. Mais aussi déconnecté du désir de l’Autre, l’ordinateur est à même de lui confier un lieu où l’Autre du signifiant est absent. Il peut venir lui-même y déposer ses propres signes et procéder alors à un inventaire précis, de ce qu’il est important pour lui qui fasse mémoire. De façon décousue et contenante à la fois, la pochette est venue d’abord rassembler des bouts de réel de son histoire, de son savoir. Des listes de signes se sont alors constituées comme un corps de signes, par lequel il s’appareille.

Lorsqu’il se préoccupe du branchement de l’ordinateur avec la multiprise, il jargonne et me demande où pourrait-il acheter un « bloc parafoudre » comme celui-ci, qu’il lui en faut « un pour chaque main », assurant alors une dynamique ou protection de son corps. Ceci me fait repenser aux immenses mains, qu’il a dessinées sur la feuille avec laquelle il me paie.

C’est à partir de là que la trace a été possible, et l’accès à l’ordinateur semble lui avoir permis de localiser un Autre de synthèse, sur lequel peut venir se déposer ce qui fait sa réalité psychique. En outre, si les branchements à la voiture, moto, camion qu’il effectuait dans un premier temps lui ont permis de trouver à s’animer et se réguler, cela n’a plus suffit quand il a commencé à trouver de l’intérêt pour l’écriture et pour le système de pensée, qu’il cherche à machiniser et mécaniciser.

A travers tous ces systèmes d’ouverture et de fermeture que lui procure l’objet clé, il travaille la question que posent le symbolique, les limites et les différences. Au début, il passe beaucoup de temps à fermer et ouvrir les portes, monter et descendre le panneau du garage… Sa manière de se mettre à l’extérieur ou à l’intérieur, quand la porte du garage se ferme, me fait penser à la construction de la pulsion orale : manger/être mangé/se faire manger. Le jour où j’y fais allusion, il passe à autre chose, comme si un réel du côté de la pulsion avait pu se signifier : il entreprend alors de mettre toutes les feuilles sèches, et choses à jeter de la cour, dans la bouche d’égout/dégoût, poursuivant la construction pulsionnelle dans le réel. A noter que Jules mange très peu et est très sélectif.

Lorsqu’un jour, la chef de service lui demande de payer en donnant une clé, il préfère l’avaler, témoignant de l’objet impossible à perdre, bout de corps réel. Au téléphone, il vérifie que je suis bien là, mais est toujours étonné que je ne connaisse pas tout ce qu’il s’est passé sur l’institution. Un jour, alors que je suis partie depuis quelques années déjà, il me demande une de mes anciennes clés, dont il se souvient qu’elle est jaune. Alors que je lui demande pourquoi il la souhaite, il répond : « Si tu me donnes ta clé jaune, je deviendrai comme toi ». S’agit-il pour lui d’être, de devenir l’autre à sa place ? L’objet de l’autre qui est alors à décompléter semble suffire à l’assimiler à l’autre et devenir comme lui. En tout cas, la construction de l’objet de Jules glisse de l’amas de clés indifférenciées, à la collection de clés, possédant une valeur et une marque propre dont le principe est qu’il en manque toujours une, jusqu’à l’idée du passe-partout, qui rend alors l’autre inconsistant et oblige Jules à une nouvelle invention, dont il est capable – de la clé de porte jusqu’à la clé USB.

Rapport du sujet au corps et à la jouissance.

Jules, grand et svelte, plutôt maigre et voûté, marche de façon assez rigide, semblant embarrassé de son corps et ne paraissant pas l’habiter. Quand il se déplace, son corps semble être démantibulé, les bras ballants, penché en avant, la tête rarement droite. Il ritualise beaucoup, se machinise souvent, sinon il dort. Au départ, à travers ses activités, il témoigne de la difficulté d’animer son corps libidinalement, autrement qu’en tapant beaucoup sur les murs, les tables avec un balai ; il rigole démesurément et étrangement. En lui posant des limites, et en lui autorisant un espace à lui où il peut taper, ou utiliser ses cartons, s’établissent des règles à sa jouissance. Cela l’apaise toujours de le renvoyer vers ce lieu. Un jour, une régulation de jouissance s’est opérée au profit d’un signifiant prélevé dans mon discours, « cesse », qu’il reprend souvent comme : « Il faut que ça cesse ». Je l’encourage à parler et l’aide à trouver à brancher et réguler son corps à un objet autrement que sur le mode de la destruction, un appui qui pourrait le soutenir dans son être de sujet.

S’il se laisse souvent envahir par la jouissance, il trouve des solutions, à condition qu’elles viennent la concentrer en un point, un lieu, un espace. Il est aussi sensible à sa jouissance qu’à celle de l’Autre, car parfois, à défaut de mots, il va s’y coller ou la faire sienne. Cette perméabilité à la jouissance laisse entrevoir un travail important auquel s’adonne Jules : se trouver, se tempérer, trouver ses limites. Ces dérégulations produisent diverses manifestations au niveau du corps, du regard et de la voix notamment, altérant son rapport à lui-même et à l’autre. Jules possède un style bien particulier, une étrange façon d’habiter son corps. Il n’est jamais malade, et il n’en parle jamais ou très rarement.

Quand il a pu tracer et s’y exercer a minima, il a dessiné un bonhomme têtard, avec une grosse tête gribouillée à l’intérieur, un cou reliant, d’un rond, la tête au tronc, deux traits pour les bras et jambes, de grandes mains rondes, de longs doigts, et une absence des pieds. Un an plus tard, il produit le dessin de sa famille avec une éducatrice. Très réticent, il dessine tout de même son père, sa mère, sa sœur, et le frère, dit-il pour lui. Les personnages se ressemblent tous, avec à la place des mains des sortes de grandes antennes télés, ou râteaux, occupant une place importante. Il compte les doigts en les dessinant. Il rajoute des cheveux et colorie entièrement la tête de son père qu’il trace toute petite. La mère et la sœur se tiennent par la main. Il relie les bras à la tête. Il se dessine en dernier avec une extrême difficulté : trois ronds-trous sur le visage, des cheveux dessinés comme ceux de sa sœur. Il se dessine un doigt supplémentaire, et le gomme tellement fort qu’il fait un trou dans la feuille. Entre le dessin et la nomination des personnages, sa mère est devenue sa sœur et vice-versa ; et il veut que l’éducatrice écrive frère pour sa représentation plutôt que son prénom. Ainsi, ses difficultés dans son rapport au corps se traduisent par son embarras à dessiner, à lier ensemble les membres du corps, à ne pas en oublier. Surtout, les personnages ne sont pas sexués, n’ont pas d’oreilles, pas de bouche, pas d’yeux, ou de nez distincts les uns des autres : tout semble faire trou. Il dessine dans la douleur, et produit des membres ou organes parfois disproportionnés par rapport à l’ensemble. Et il se nomme « il », comme s’il ne pouvait subjectiver les questions de place, témoignant que je est un autre.

Lors des visites au serrurier, tout son corps se raidit, accompagné de tensions, de mouvements saccadés : une sorte d’hyper-excitabilité monte et retombe dans l’après-coup ; ce qui se retrouve dans son changement de ton, de rythme et de voix. Tout semble se coordonner de façon adaptée mais peu naturelle.

Du côté de la jouissance scopique, Jules présente un strabisme, plus ou moins prononcé, selon les moments. Il a des difficultés de coordination des yeux. Ceci s’entrevoit lorsqu’il s’adresse à un autre ou lui porte une demande : son œil droit « part » alors vers le haut. Il semble que quelque chose de la jouissance scopique n’a pu s’élaborer qui révèle alors certainement d’un trouble d’accrochage par le regard dans la relation à l’Autre, et plus particulièrement au désir à l’Autre. On repère néanmoins que ce strabisme peut s’atténuer, voire cesser. Lorsqu’il me dit qu’il veut rassembler tout ce qu’il a sur cette disquette (musique, adresses…) et brancher ses amplificateurs et circuits électriques sur l’ordinateur et enregistrer des voix dessus, il souhaite capter, enregistrer cet objet pulsionnel, qui lui permettrait peut-être d’ajuster la sienne voix aux situations. Lui aussi la modifie selon les situations : son intonation et sa modulation très conventionnelle montrent qu’il a besoin de coller à des clichés. Quelque chose ne s’est pas suffisamment produit. Certes, il a perdu quelque chose de sa voix pour pouvoir parler, mais il reste l’ombre de sa voix réelle, qui l’empêche de trouver sa véritable voix. De fait, l’arrimage de sa jouissance vocale manque d’accroche. L’ordinateur, venant opérer un traitement particulier du rapport au corps et à la jouissance, est à même de lui confier un lieu où il peut venir lui-même déposer son savoir et procéder alors à un inventaire précis significantisant sa jouissance.

Par rapport à la pulsion anale, qui se réalise avec la demande de l’Autre, on observe que tout ce qui touche à la perte, aux déchets, aux objets irrécupérables, inutilisables dont personne ne veut, aux tuyaux, aux arrivées et sorties d’eau mais aussi aux poubelles, reste une préoccupation constante pour lui. Aussi, ne vient-il pas traiter dans l’environnement son corps propre, comme le fait un autiste ? Ou est ce que tous ces systèmes de vérifications, de montages, de branchements et de mises en lien témoignent-ils de la rigueur du travail du sujet psychotique dans un aspect délirant ?

Peu à peu, une jouissance se déleste de ses points de fixations et vient se signifier par l’objet verbal, c’est-à-dire par l’important travail de paroles et de coordonnées symboliques qu’il produit autour des personnes absentes ou décédées. Son vocabulaire se déploie à grande vitesse, et il marque de l’intérêt pour le sens des mots qu’il ne connaît pas.

Ainsi l’ordinateur, le téléphone, la machine qui fabrique des clés viennent s’intercaler entre son corps et la jouissance, afin de faire fonction pour ses organes. En tout cas, la spécificité de ce qu’élabore Jules tient en un positionnement originel à l’égard de certains signifiants, qui va lui permettre d’orienter sa jouissance, en la concentrant sur un double qui est apparu, tel A.Walter. Ne sachant pas à quel moment il peut le rencontrer, Jules est dans une grande inquiétude vis-à-vis de lui, et m’en parle beaucoup au téléphone. Il semble que ce double n’opère pas du côté du support à une image du corps, qu’il trouve ailleurs, mais du côté d’un support à sa subjectivité, dans une espèce de complémentarité telle qu’elle se décline chez le schizophrène. Jules s’attache avant tout à construire son énoncé, qui, lorsqu’il glisse, signe des retours de jouissance qui s’attachent alors au corps et peuvent faire penser à la schizophrénie. Mais son effort semble être celui de l’autiste se constituant un hors-corps localisant la jouissance (boîte à outil, disquette…), captant l’objet pulsionnel, et surtout captant l’image du corps. Plus tard, lorsque un cadeau lui est fait par son institution, une clé USB, cet objet est devenu essentiel. Il la fait alors circuler d’un lieu à l’autre et récupère des photos de l’IME, et divers documents qu’il amène chez lui. Identification primordiale et existence d’un rapport particulier du sujet à l’Autre ?

Au départ, Jules semble pris dans des équivalences réelles, telles que : tondeuse = pelouse = cheveux ; et s’il s’est identifié à une machine, on comprend mieux pourquoi il tire beaucoup les cheveux. L’identification à la tondeuse à gazon prend racine chez Jules parce qu’elle est un objet de prédilection du père, qui en accumule dans son garage. Aussi, cet adolescent semble pris dans des identifications immédiates à l’objet du désir du père.

Au fil de nos rencontres, Jules témoigne de plus en plus d’assurance. Il aime de plus en plus s’aventurer dehors, et montre qu’il anticipe le moment de tourner par exemple, témoignant qu’il est maintenant bien repéré. Les sujets de conversations sont de plus en plus diversifiés. Il s’interroge beaucoup sur le pourquoi des choses. Par exemple, il interroge un éducateur sur sa barbe : pourquoi avoir/ne pas avoir de barbe ? Comme s’il lui demandait le signifiant de la masculinité. Lorsqu’il porte, par exemple, un bleu de travail associé à un atelier cela semble lui donner un corps et une identité, le tenir d’une certaine manière. Il peut exceller, de même, lorsqu’il est en tenue de cuisinier (il a su préparer une dizaine de repas, un jour où le chef était absent). De plus, sa manière de s’habiller ou de se déshabiller est toujours très ritualisée. À travers ses questions perpétuelles adressées à l’autre, il cherche à trouver des significations sur lesquelles s’appuyer, qui pourraient tenir, pour donner consistance à son être. Il s’interroge aussi sur l’inconsistance des autres, qui se dévoile quand l’autre meurt ou est absent, comme quand Pablo a dû déménager.

Mettre du sens sur l’absence de l’Autre, sans que cela ne le renvoie à un trop de présence ou à une simple inconsistance, a permis à Jules d’accéder à une absence relative. La présence et l’absence ne sont plus holophrasées. L’absence s’élabore en parlant par téléphone à celui qui est alors à la fois présent et absent. Plus que lieu de la voix, le téléphone est utilisé pour élaborer la séparation d’avec l’autre. Cette mise au travail n’est pas née de rien : il a fallu pour Jules des rencontres et surtout des séparations.

Pablo offre un espace à Jules dans lequel des limites sont posées. Il confie des mots qui lui procurent une certaine assurance. Ce commerçant a la particularité de prendre Jules tel qu’il est, et de le respecter comme un sujet à part entière. Aussi, on peut se demander quelle place est venu prendre Pablo pour Jules. Ces circulations semblent lui permettre de faire des liens et du lien, et d’ailleurs, c’est lors de ces va et vient chez le serrurier que le nom de son père émerge. Ce que veut Jules, en obtenant des clés, c’est destituer l’autre de ses clés ; c’est ce qu’il nous dit : « Je veux vider Pablo de toutes ses clés ! ». Il semble alors être dans une tentative de décompléter l’Autre, indiquant alors un fonctionnement autistique plus que psychotique ? Il semble que ce prélèvement permette à Jules de prendre un bout de corps de l’autre, non seulement pour mieux savoir y faire avec la séparation d’avec l’autre, mais pour pouvoir devenir aussi un peu comme l’autre. D’où le paradoxe et l’ambivalence perpétuelle du sujet dans sa relation à l’autre. Le rapport à l’objet est-il alors une manière de traiter la différence par le même et par là, de trouver une solution pour s’inscrire dans le langage, tel que le ferait un autiste ?

La question de Jules pourrait certainement se formuler comme une étude de tous les moyens pour se brancher au circuit de l’Autre, sans y perdre son être. De fait, Jules a trouvé à m’utiliser pour l’aider à organiser une symbolicité et remplir une pochette rassemblant tout ce réel qui l’encombre dans sa tête. Il traite ainsi le réel de l’absence de l’autre par une défense autistique qui est de lister et de se constituer un ensemble de S1 isolés (numéros de téléphone, cartes, horaires de train, listes des différents moyens de locomotions…), qui traite finalement dans le réel plus que la séparation d’avec l’Autre. Avec la question plus tard, de comment s’y relier, lorsqu’il s’intéresse aux branchements électriques, à l’ordinateur, à la disquette : comme s’il se construisait un Autre de synthèse machine qui lui donnerait une libido, une mémoire, et qu’il pourrait contrôler par branchement ou débranchement, typique du fonctionnement des autistes.

Nos rencontres se termineront par la constitution de cette disquette emplie de références, de signes. Il tente aussi de lui donner une fonction qui capte l’objet pulsionnel (voix, regards/photos) qu’il réalisera avec la clé USB. La constitution de blocs parafoudre lui permet de signifier (pare-excitation), se protéger de la jouissance (orage) et contrôler (libre de se brancher/se débrancher) son corps, donc produire une articulation du corps et du langage. Les fils électriques viennent-ils alors traiter dans le réel l’articulation signifiante qui n’arrive pas à se produire ? En tout cas, son montage pulsionnel indique combien le traitement et la régulation de la jouissance a du mal à se cadrer par le signifiant. Il cherche, de fait, comme l’autiste, la machinerie qui ferait office de machine signifiante. C’est à partir de ses rendez vous au magasin de sono, qu’il s’est constitué un savoir qu’il lui fallait pour devenir DJ. Cette identification au DJ lui a permis de se doter d’un nom DJJB, mais aussi d’un corps. Quand il travaille, il témoigne de beaucoup de repères par rapport aux décibels, aux couleurs, aux codes et chiffres, qui lui permettent de régler étonnamment son corps. Il se tient droit et actif. Il sait faire. Il est d’ailleurs de plus en plus sollicité pour animer des soirées, par sa famille, ses amis, le village, l’institution… Aussi pourrait-on dire que cette invention s’élève au rang de sinthome, la lettre venant faire bord entre le savoir et la jouissance, et lui donnant un nom.

► Hypothèse diagnostique

Il semble que le travail de Jules lui a permis de s’humaniser et équivaut à un glissement, une construction de l’objet brut qui prend un certain usage. Cette mise à distance de l’objet, n’a été possible que par l’introduction de la rature (rendez-vous impossibles, mots impossibles), qui en négativant, ont permis un espace possible permettant de faire déconsister son rapport à l’objet réel pour finir par passer à autre chose : caisse à sons, pochette, ordinateur, disquette, clé USB… Ceci lui a permis de se défaire a minima du réel de la clé.

Jules construit son objet et son rapport au langage sur des modalités autistiques. Seulement, la présence de plusieurs éléments clinques, pourrait permettre d’interpréter un tableau de schizophrénie, sans pourtant que le sujet, jamais, ne poursuive vers cette voie. Ce qui confirmerait l’autisme comme un mode subjectif a-structuré. La série de faits cliniques qui pose le diagnostic différentiel compliqué, est le rapport à la destruction de Jules, ses questions existentielles avec la question de la mort, qui fait plus ou moins énigme. La question du double semble être seulement un biais, une surface projective pour lui permettre indirectement d’assumer sa division subjective. Son rapport au langage fait qu’il n’a pas d’hallucinations, ni forcément de conduites délirantes (dans sa logique). Mais lorsqu’il frôle l’ironie, qu’il utilise des mots activés d’une jouissance, ou joue de l’imitation différée sue, cela pose question. Et ses demandes, aussi, qu’il parvient à produire pour trouver ses solutions sont plutôt rares chez l’autiste. Mais tout cela n’exclut pas qu’il le soit. Pour finir, Jules s’appuie, pour faire lien social, sur une invention sinthomatique, qui implique le rapport au réel de la lettre.

► Indication d’un réel en jeu

Il semble que ce qui, de son histoire, n’a pas pu se subjectiver( lorsqu’il me dit : « il y a eu un mort le jour du mariage de mes parents »), le place lui à ce lieu du mort, en tant qu’il est né premier enfant de ce couple, marqué par ce deuil du grand-père paternel. Il semble s’être identifié à cette place vide, du mort, précipitant une carence dans l’aliénation, redoublant la position passive et mortelle qu’il peut y avoir à s’aliéner au S1. Et il cherche alors en se machinisant à éviter la question de la mort pour devenir vivant. Mais c’est toute sa question ?

Aussi, à travers cet objet clé, Jules se fait avant tout singulier en cherchant la clé. La clé, puis ce par quoi il trouve à se faire représenter DJJB, vient, en quelque sorte, comme signe distinctif, comme ce qui fait fonctionner ou ouvre sur l’extérieur ou ferme sur soi. Mais cela vient aussi pour Jules comme passerelle vers l’extérieur : c’est ce qui lui permet d’échanger avec l’autre. On peut se demander si, à travers ses constructions, ses points d’extérieurs dont la clé, puis être DJ vient comme un moyen, ne dessinent pas une demande de reconnaissance de son savoir du réel. Ce qui persiste sont ses questionnements tout à fait singuliers, prenant bien souvent l’allure d’énigmes témoignant de son rapport au monde : on a vu qu’au début, il est surprenant dans ses interrogations touchant toujours à la question des origines et des causes (« Comment se fabrique une clé ? », « Comment tu fais pour démarrer le moteur ? »). Il semble ne jamais trouver de réponses adéquates et le réel vient faire retour dans ses questions incessantes et place la clé au cœur du problème et des solutions, qui concernent toujours l’origine ou la cause de l’effet produit.

De même, son être n’est pas lesté par une identification symbolique qui le produirait sujet divisé. Ce n’est que lorsqu’il a pu se choisir un autre semblable, un double, sur lequel il est venu régler ce qu’il ne pouvait pas s’attribuer subjectivement, que s’est dégagée pour lui la possibilité d’une identification imaginaire, pacifiante. Elle lui a permis de se donner un nom, un but, une orientation, qui même si elle n’est qu’imaginaire, lui laisse sa part d’invention, et l’inscrit dans le champ social puisqu’il est aujourd’hui sollicité pour animer des soirées disco.

► Conclusion

Ce que nous enseigne la position subjective de Jules, c’est la recherche de signifiants propres à organiser son rapport au monde, à la différence, à l’absence et à l’autre, et aussi à lui-même. Dans ce qui est un mode de construction d’un « advenir » sujet, Jules s’est, peu à peu, construit des points d’extérieurs, extérieurs à l’institution. Ces points d’extérieurs où il peut aller se fournir en nouvelles clés, mais où il en manquera toujours une, sont susceptibles de lui donner des points d’appui et viennent le soutenir dans sa quête, de la compréhension de la cause. En tous les cas, il semble que Jules ait trouvé un possible aménagement en l’objet clé, de l’objet clé de porte à la caisse à sons jusqu’à la clé USB. Jules se dote alors d’une mémoire et d’un nom. Jules ne trouve-t-il pas à traiter la perte à Emmaüs et ne trouve-t-il pas à traiter la jouissance du corps par le fait d’être DJ, dont il se saisit pour se donner un nom, produisant alors une invention ayant trait au sinthome, de réaliser un lien social particulier ?