29 janvier 2007
« J’avais l’esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle et je pensai maintenant avoir saisi la nature de l’élément mystique agissant derrière l’hypnose » (Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, collection Idées, 1950, pp. 35-36)
Les interventions de Pierre Bruno provoquent régulièrement chez moi, j’y ai déjà fait allusion, un dérangement – oserai-je dire un certain « émoi » ? – du fait du remaniement conceptuel qui résulte de son débat avec la psychanalyse. Le concept est ici ce qui du langage permet d’attraper un peu du réel de l’expérience. Le concept s’use au moment même où il permet un gain de savoir. Mais son réajustement est exigé par le réel qui démontre y être inépuisable. Loin de nous rassurer, la stabilité de la théorie serait l’indice de sa désactivation et de sa virtualisation : orthodoxie.
Le travail de Pierre m’a paru suffisamment résistant pour tenter de reprendre et de discuter un aspect, que j’essayerai d’attraper de différentes façons. Et d’abord celle-ci : finalement, qu’est-ce qui conditionne notre « oui » ou notre « non » à ce dérangement, si ce n’est donc pas a priori le fait de partager les mêmes concepts ? Est-ce la suggestion ? Tout se passe, au contraire, comme si nous devions trouver dans l’effort de démonstration auquel nous acquiesçons (là est le oui), le moyen de dire non à la suggestion Cette formulation est-elle congruente avec ce dont nous avons discuté la fois dernière ? Revenons au moment natif du sujet. L’Autre lui parle. Pourquoi ? Parce qu’il l’aime assez pour s’adresser à lui (est-ce une approximation correcte de das Lieben ?). En tout cas, faute d’instinct maternel et d’un rapport de complémentation de la mère et de l’enfant, sans cet « aimer », pas de soin et pas de survie. Ce qui suppose que cet Autre qui s’adresse à l’enfant soit vivant. Ce vivant porte le signifiant dans le réel. Il est la chair des allers et venus de la mère symbolique que l’enfant saisit comme « Fort/Da ». Or, le vivant est aussi ce qui déroge nécessairement à l’alternance signifiante des « présences/absences » à quoi il est irréductible. Par là la mère se fait réelle, se séparant de ce qu’elle est comme Autre symbolique : le vivant est ainsi, déjà là, « le contraire du langage », selon la très belle formule de Pierre Bruno. Celle-ci éclaire l’inscription, par Lacan, dans « La troisième », de la mort dans le symbolique et de la vie dans le réel. Entre les deux, le corps occupe la place de l’imaginaire (y compris l’une des dimensions du moi alors que l’Ego exigerait la quatrième dimension du sinthome).
Pierre Bruno, avec don Juan, a situé la partie jouée par le sujet dans cet écart entre vivant et langage ; oui à l’amour du vivant, non au vampirisme de l’Autre symbolique. A ceci près que pour répondre à l’un comme à l’autre, il convient d’emprunter le oui et le non à l’Autre du langage… porté par le vivant. Pour s’ouvrir au vivant le sujet emprunte un oui au langage, et c’est ce de ce oui « qu’advient à l’existence » l’instance qui dit non à sa résorption dans le langage. Est-ce que cela signifie que nous devrions corréler le sinthome au oui et à l’Ego, et le symptôme au non et au moi ?
Jusque là je pensais suffisant de relever qu’un consentement au langage permettait d’en user. Celui qui en usait se heurtait alors au fait de n’y être que représenté : le réel de son manque d’être creusait un trou dans le savoir, révélant l’existence d’un impensable, savoir indisponible, l’inconscient. Première expérience du langage, propice à justifier un non, l’Autre ne prend pas en charge l’être du sujet sinon comme fait de dit : « Le langage se fait passer pour ce qu’il n’est pas », notait Pierre Bruno. C’est de là que part le plus souvent un appel qui, visant au delà de l’Autre symbolique qui ne répond pas, s’adresse au vivant donc. Il y va littéralement du « transcendant ». Il me semble retrouver par là la définition que Pierre Bruno nous avait donné du « transcendant » comme réponse à « l’impensable » (1) : comment questionner ce qui ne se laisse pas attraper par le signifiant et qui pourtant est constitutif du fonctionnement du sujet ? S’il n’y avait pas cet appel au transcendant, et surtout la rencontre sur cette voie du « vivant » de l’Autre, de la mère réelle, le sujet ne succomberait-il pas d’emblée à la suggestion de l’Autre symbolique ? Pierre Bruno situait le transcendant au niveau de l’impensable non pas de la mère réelle, mais de la symbolisation de sa perte ; j’avais compris cela comme l’impossibilité de symboliser la séparation d’avec la mère réelle, voire sa mort, ainsi qu’on l’avancerait du deuil de sa mère – puisque le deuil inclut cet incurable qui justement est tout ce qui nous assure d’avoir aimé le ou la disparu(e). Il me semble à présent que nous devons entendre cela de façon plus radicale encore : il est impossible de symboliser celle qui devient réelle justement du fait de cette impossible symbolisation – et qui devient réelle au moment même où nous acquérons cette capacité de symbolisation.
Condition nécessaire, cette impossible symbolisation n’est pourtant pas suffisante à la pérennité du sujet : il n’est qu’à constater comment est restauré, à côté du Dieu vivant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le dieu des philosophes pour que nous mesurions que le risque de virtualisation n’est pas clos. Lors d’entretiens très intéressants qui se sont déroulés à Foix ce 27 janvier sur le thème du « croire », des spécialistes de différentes disciplines revendiquaient cette virtualisation comme une issue subjective, et ce dans des termes proches de ceux de Nicolas de Cusa. Quoique l’un empruntant à la philosophie chinoise, et l’autre aux média contemporains, ils aspiraient à dissoudre l’altérité dans le (fantasme d’un) Un (réalisé). En tout cas, la distinction dieu vivant, dieu des philosophes repose sur la prise en compte de la limite du savoir comme « docte ignorance » : elle pousse soit à attendre la révélation de l’Autre vivant, soit à engager une quête initiatique. Nous pourrions être étonné de ce regain d’intérêt pour une philosophie « traditionnelle », puisque Les Lumières ont en quelque sorte disqualifié les ontologies et ramenés le transcendant dans le giron des mathématiques. Depuis, le sujet demeure divisé entre l’explication qui lui est promise et le sens qui lui est confisqué. C’est sans doute sans compter avec le scientisme qui depuis a pris le relais des ontologies. Celui-ci exploite le fait que la science n’a pas encore réponse à tout pour promettre à sa place un résultat qui règlera du même mouvement et la clef du fonctionnement du monde et la raison de son existence – y incluse celle du sujet qui se laisse suggestionner. L’idéologie dominante réussit à virtualiser le sujet par la promesse (le fantasme) d’une réponse ajournée. Du coup, l’accord du « cognitiviste » et de la méditation ayurvédique devrait moins nous étonner.
Les pathologies de la consommation (l’anorexie, la dépression, etc.) témoignent assez de la protestation logique du sujet contre cette inclusion forcée ou consentante dans le scientisme. Ce « non », qui n’est pas assumé comme tel, fait-il symptôme ? Et où situer le oui, dont est attendue, en deçà de la protestation, « la forme capable de se soustraire à la jouissance de l’Autre » ? Pierre Bruno, qui a mis le transcendant en relation avec la mère réelle, met le oui du côté du Nom du Père – aussi bien le père comme nom que le père comme nommant dont se déduit le réel du père, son « vivant ». Il le corrélait aussi au sinthome dans la psychose, alors que le Nom-du-Père y est forclos. Est-ce que cela signifie que le sujet peut situer le vivant qu’il est, en quelque sorte, sans la localisation du réel du père ? Est-ce à dire que « l’aimer » y trouve un appui suffisant ?
Ainsi devrions-nous opposer ce qui vient de l’Autre à ce qui est « à moi » d’une part, et, d’autre part, ce qui est « à moi » à ce qui vient « de moi » et que commande Ego. A noter que si Moi et Ego proviennent de la même déclinaison latine, Ego est le nominatif tandis que Moi dérivé de l’accusatif (me) ou du datif (mihi) selon les auteurs. Ce n’est qu’au XVIème siècle (1681) que Moi apparaît comme nom avec le sens de « ce qui constitue la personnalité, l’individualité d’un être humain », avant de devenir égoïste et donc « haïssable » (Pascal) au siècle suivant : il y aurait donc une histoire du Moi.
Avec les Lumières, les dieux disqualifiés ont regagné l’inconscient au service de la fonction paternelle. Dans le même temps la psychothérapie hérite officiellement de la puissance de la parole divine et la souffrance psychique devient pathologie mentale. Dans une intervention récente Boch Jacobsen notait que, quelles que soient les déterminations biologiques des maladies mentales, rien ne permettait de distinguer à partir de l’efficacité les divers modes de traitement (chimiothérapies, TCC, thérapies familiales, psychanalyse) sinon l’agrément ou le refus des sujets eux-mêmes : ce constat lui permet d’homologuer tous les traitements au « placebo ». Il conclue que la psychothérapie, loin de rivaliser avec le soin médical, devrait s’accepter comme « politique du bonheur et de la santé ». Il manque déjà à son analyse la considération du discours capitaliste dans lequel s’inscrit l’exploitation du « placebo » : il y va d’un nouvel « objet » du marché, mais d’un objet un peu particulier, puisque le fait de le nommer médicament suffit à le doter du pouvoir thérapeutique de la suggestion.
Dans l’ancien français, le mot « placebo » a signifié « flatterie », « intriguant », « flatteur ». Avouerai-je que je n’avais jamais fait le lien avec la forme future du verbe « placere » auquel il est emprunté ?. Il a également désigné une prière pour les défins d’être le premier mot des vêpres des morts (en latin dans la liturgie catholique) : c’est à dieu que l’âme déclare devoir plaire… Le sens moderne est très récent et nous vient de l’anglais : il s’agit d’une médecine faite pour faire plaisir aux malades et non pour les guérir. Et l’on découvre que néanmoins la médecine (ou le médicament) aurait un pouvoir thérapeutique (évalué à 30%) à simplement user de la suggestion. Freud ne récuse pas l’existence de la suggestion puisque la psychanalyse précisément s’invente contre elle. En effet, avec l’irréductibilité du symptôme Freud prend acte du fait que le sujet ne s’y réduit pas. L’analyste s’y engage comme vivant et c’est comme tel qu’il fait semblant du mort, côté sinthome, donc… D’où, au passage, la difficulté à réaliser une analyse par téléphone ou internet. L’analyste objecte de sa présence à la suggestion en attendant que l’analysant découvre ce qui le dérobe à l’Autre et conditionne l’invention d’un lien. Au fond, une analyse se déploie le temps nécessaire à aller du oui de l’entrée en analyse au non de sortie, mais pour en quelque sorte renouveler ou s’approprier le oui du sinthome.
Au « je plairai » de la suggestion, (sorte d’ajournement schreberien côté Autre), le psychanalyste oppose l’incarnation de ce qui par cette voie ne satisfera et ne se satisfera jamais – pour une autre satisfaction…
(1) Pierre Bruno, « Le transcendant », Divan, Divin, Séminaire de l’APJL, Toulouse, 15 mai 2006, inédit.
