19 mars
Ce piétinement a ses lettres de noblesses quelque part dans l’enseignement de Lacan – qui évoque celui de l’éléphant, voire le piaffement du cheval de Hans ou le comportement d’hippopotame de psychanalystes au début de leur pratique. Plus prosaïquement, cette séance me surprend à un moment où je suis divisé entre un travail sur la fonction du religieux que je dois présenter à Gand en fin de semaine, et la suite à donner à notre réflexion sur « Ego et moi », à laquelle je n’ai pas pu accorder autant d’attention que je l’aurais souhaité. Je vous fais donc part là encore d’une tentative de mettre en perspective un certain nombre d’acquis jusqu’à la dernière séance – escomptant un petit gain que je vous laisse apprécier.
Pas de sujet sans un autre parlant qui le précède logiquement. Nous avons appris à la suite de Pierre Bruno à figurer le champ langagier par un rectangle dont l’Autre occupe un angle (1). Que se passe-t-il pour l’enfant que la naissance y plonge ? Il est d’abord regardé, parlé et nommé par l’Autre parental qui, en principe, accueille ainsi son existence de vivant en lui conférant un être langagier. L’enfant enregistre ce regard et cet accueil par l’investissement de ce que Freud qualifie de « moi réel primitif » à quoi il associe les processus primaires du fonctionnement de la vie psychique ainsi que le narcissisme du même nom. Cette expérience divise déjà l’être fourni par l’Autre et l’existence qui l’excède : par existence, entendons ici le « moi réel primitif », la vie du sujet, différente à la fois de sa représentation (l’être donné) par le langage (mortifiant) et de la vie de l’individu biologique.
D’où l’appel lancé à l’Autre par l’enfant qui consent au langage, non sans ambiguïté : d’une part, comme sujet de la parole, il veut que l’Autre soit à sa disposition et l’assure de son existence en plus de son être, d’autre part il ne veut pas être à la disposition de l’Autre, c’est-à-dire que son existence se réduise à son être langagier. En d’autres termes, le sujet veut jouir de l’Autre, mais ne veut pas être joui par l’Autre y compris comme sens.
Ici se loge la proposition amenée par Pierre Bruno la fois dernière : ce « moi réel » primitif qui émerge de l’amour de l’Autre, mais qui est résistance à la jouissance de l’Autre, objection au rapport sexuel,« n’est-ce pas l’embryon du symptôme » ? A cette phase primitive, le « moi réel primitif » et le symptôme se confondent.
Pour soutenir sa résistance de sujet, ce qui constitue son réel, ce qui lui permet de passer de l’être à l’existence, le sujet accentue, traduit, la dissymétrie foncière de son rapport à l’Autre dans le symptôme.
L’érection du symptôme proprement dit suppose la traversée de la phase du miroir. Outre son nom, le névrosé reçoit une image investie par l’Autre, le moi idéal, dont il intériorise une représentation de lui-même, le moi. Il n’est pas dans les possibilités de l’Autre de conférer au sujet son existence ni de la réduire au symbolique : en ce sens, le nom et le moi viennent à la place, comme des substituts d’être – accentuant le registre moïque cette fois. Le nom et le moi sont littéralement un don qui vient à la place de ce que l’Autre ne peut donner puisqu’il n’en dispose pas : soit don d’amour, même si le sujet ne le sait pas encore.
La topique de l’imaginaire, telle que Lacan l’explicite avec le schéma optique, je l’ai évoqué précédemment, précise la structure. L’enfant se voit proposé son nom et son prénom (et d’autres signifiants), qui constituent en tant que signifiants de l’Autre, l’idéal du moi, et une représentation imaginaire, le moi idéal, lisible à partir de l’idéal du moi. Le miroir plan confond à la même place et figure en même temps ce moi idéal et son investissement par l’Autre : le miroir plan n’est en bonne position visible par le sujet qu’à la condition de cet investissement qui, là encore, témoigne de l’accueil fait à l’enfant vivant. C’est dans ce moi idéal que le sujet devine son moi. L’image comme le signifiant ne fournit que de la représentation (de l’être) ; pas plus que le signifiant, l’image n’est capable d’assurer le sujet de son existence. A ceci près que le sujet peut y inscrire justement un irreprésentable : dont la trace de la chute du regard, son caractère non spéculaire. Tout ce qui du sujet n’est pas représenté (tout ce qui « ek-siste » au symbolique et à l’imaginaire) demande à être signifié, et d’abord son existence de vivant désirant et sexué.
Lacan utilise l’expression « manque à être » pour désigner ce que le sujet rencontre dans l’expérience de parole : en même temps qu’il gagne de l’être comme fait de dit (de représentation), il est séparé de ce qu’il est de réel, de ce qu’il est comme objet. Cette perte cause le désir qui définit la vie du sujet (et non de l’individu biologique). Ce qui ek-siste conditionne l’existence du sujet définie comme ce que le sujet fait de sa vie justement. Et celle-ci exige qu’il échappe au destin fixé par les représentations qui lui tombent dessus. Comment se fait ce passage de l’être à l’existence, selon une formule de Pierre Bruno (2) ? Précisément en prenant appui sur un signifiant qui rassemble tout ce qui est à signifier et que l’Autre est incapable structuralement de fournir. Il faut au névrosé le complexe d’oedipe pour réaliser que l’Autre ne dispose pas de ce signifiant, et que lui, le sujet, il n’est pas l’objet qui manque à l’Autre ; le complexe d’Œdipe accouche encore du complexe de castration grâce auquel le sujet symbolisera qu’il manque également de cet objet. Ce manque, le sujet lui-même le symbolise cette fois par le phallus symbolique (comme signifiant). Le phallus symbolise le manque que le signifiant introduit dans le sujet.
Tout ce que le sujet reçoit de l’Autre n’est au fond qu’un substitut de ce qu’il demande à l’Autre et que l’Autre ne peut lui offrir : grâce au substitut, l’Autre lui donne littéralement ce qu’il n’a pas (manque y compris) – commuant du coup le substitut en preuve d’amour. Le phallus est le signifiant qui permet de poser ce principe d’équivalence entre l’objet perdu ou indisponible et ses substituts, et leur confère leur valeur de don d’amour.
Le névrosé trouve dans le phallus le point d’appui pour se soustraire au caprice de l’Autre et à l’être que ce dernier lui impose. Le phallus lui offre d’assumer son existence, grâce à – et tout en acceptant – l’amour de l’Autre, voire en assumant ce que Pierre Bruno a désigner de « l’aimer ». Cette existence ne va pas sans que le sujet construise le symptôme qui le préserve de sa réduction au savoir, alors même qu’il fabrique lui-même ce savoir pour répondre à son défaut rencontré chez l’Autre. Le psychotique qui ne trouve pas l’appui du phallus peut se rabattre sur le nom : à charge à lui de distinguer son nom et celui de l’Autre. Cf. les exemples ici évoqués : Joyce qui se sert de son œuvre pour se « faire un nom » qui ne doive rien à celui de son père. Ou encore Antonin Artaud : à une époque de sa vie, il accuse ceux qui l’appellent par son patronyme de vouloir sa mort. L’un et l’autre trouvent dans un certain usage de l’écriture une façon de sauver leur existence de l’emprise de l’être qu’ils reçoivent du signifiant. D’autres psychotiques, privé de l’appui d’un nom, faute de la garantie par le Nom du Père, recherchent ce soutien du côté du corps qu’ils reçoivent du miroir : identification conformiste, voire branchement libidinal sur le corps d’un autre.
Le mélancolique, lui, du fait de l’indifférence « originaire » de l’Autre, est aux prises, d’une part, certes, avec la fragilité des signifiants maîtres (nom, prénom, etc.) et des identifications imaginaires (moi idéal), mais surtout avec la solidité de la signification qu’il leur substitut (« rien », « nul »), d’autre part avec l’impossibilité de rassembler son existence sous le signifiant phallus (faute de l’Œdipe et de la localisation de la castration).
Il faudrait conclure que le sujet ne conquiert l’existence qu’en renonçant à l’être où il est mortifié par le signifiant : autant dire que ce pas est au pris d’un « je ne suis pas » (mis en évidence par Pierre Bruno la fois dernière). Le choix de l’existence relève donc de l’acte. En ce sens il y a quelque chose du suicide du sujet, de son être de sujet, dans tout acte : sa vie est à ce prix. Pour le sujet qui ne dispose pas de l’appui du phallus, est-il exclu que ce suicide s’effectue réellement, bien sûr chez le mélancolique, mais pas seulement ? Il faudrait conclure cette fois que le mélancolique ne se suicide pas parce que la vie est trop lourde à porter, réalisant un destin mélancolique, mais pour échapper à la signification qu’il donne au signifant qu’il a reçu de l’Autre dont il a l’expérience : « rien, nullité, etc. ». Par le suicide il tente une sortie de l’être, il cherche à conquérir une existence.
Lacan nuance cette dimension d’acte à propos de l’obsessionnel : pour lui, la mort est un acte manqué – ce qui s’entend soit comme un acte éternellement remis du fait de la procrastination, soit comme un franchissement par inadvertance, ce qui pourrait valoir au-delà de la névrose obsessionnelle. Mais Lacan confirme que la mort n’est abordable que par un acte – « encore faut-il que quelqu’un se suicide en sachant que c’est un acte, ce qui n’arrive que très rarement » (3).
N’y a-t-il pas là une perspective à partir de laquelle réévaluer la problématique du suicide ? Cette thèse aurait le mérite de rendre compte de ce fait clinique déjà repéré (4) chez des sujets mélancoliques qui ont réchappé à la mort : l’effacement de la distinction signifiante entre la vie et la mort, voire leur allure maniaque au moment du geste suicidaire. Empédocle, pour emprunter un mot encore à la discussion avec Pierre Bruno, s’est jeté dans l’Etna pour y survivre !
Est-il forcé ici de rappeler les deux caractéristiques que Lacan attribue au discours capitaliste : la forclusion de la castration, soit l’impossibilité de « l’auto-production du phallus », et, corrélativement, le « laisser de côté » des choses de l’amour (5) ? Ce rapprochement s’éclaire d’un jour nouveau : faute du phallus qui répond au manque dans l’Autre par la symbolisation du manque du sujet, l’Autre et le sujet de la société de « consommation » ne peuvent donner que ce qu’ils ont. Sans doute ces conditions rendent-elles encore plus insupportable, par celui qui se laisse suggestionner, l’empire et l’emprise de l’être qu’il reçoit de l’Autre : est-ce que la montée en puissance du suicide dans le monde (au point de devenir l’une des premières cause de mortalité selon l’OMS) ne s’en éclaire pas ?
Pierre Bruno a déduit de l’écart entre l’être et l’ek-sistance une énonciation de la fin de l’analyse : ne pas vouloir ce que l’on désire. Est-ce que la psychanalyse qui propose l’interprétation du transfert et de « psychothérapier » ne participe pas de la « forclusion de la castration » en « donnant ce qu’elle a » ? Paradoxalement, est-ce qu’elle n’abandonne pas à son tour « les choses de l’amour » ? Lacan corrèle l’amour au symptôme quand le sujet « y croit » (6) : croit que le symptôme a quelque chose à dire (y compris la mort pour un obsessionnel) – où nous retrouvons notre « à signifier » du début. Lorsque ce symptôme est une femme et que le sujet « la croit », c’est le comique de l’amour. Or, dans la psychose, il n’y a plus cet écart entre « y croire » et « croire » la voix du paranoïaque, l’objet de l’érotomane, la suggestion de l’Autre… Est-ce alors l’amour moins le comique ? L’amour sans le comique, est-ce encore de l’amour ?
Le sinthome constituerait-il la seule voie contre les effets dépressiogènes de la suggestion du discours capitaliste et de la mélancolie, et pour la restauration « des choses de l’amour » ? N’est-ce pas ce que Lacan suggère à propos du mélancolique Sören Kierkegaard ? Isabelle Morin m’a remis en mémoire le passage (7) : « (..) ce n’est pas hasard que Kirkegaard a découvert l’existence dans une petite aventure de séducteur. C’est à se castrer, à renoncer à l’amour qu’il pense y accéder. Mais peut-être qu’après tout, pourquoi pas, Régine elle aussi existait ». Lacan évoque à demi mot sa liaison rompue avec Régine Olsen. Le motif de la séparation demeure mystérieux. On croit généralement que les deux étaient profondément amoureux – peut-être même après qu’elle se soit mariée avec Johan Frederik Schlegel (1817-1896), un haut fonctionnaire (à ne pas confondre avec le philosophe allemand Friedrich Von Schlegel, 1772-1829). Le qualificatif de « petite aventure » ne porte pas sur la durée de leur relation mais sur le fait que la plupart de leurs contacts se limitent à des rencontres fortuites dans les rues de Copenhague. Quelques années après le mariage de Régine, Kierkegaard a demandé à Schlegel, qui a refusé, la permission de parler avec elle.
Lacan enchaîne : « Ce désir d’un bien au second degré [l’existence], un bien qui n’est pas causé par petit a, peut-être est-ce par l’intermédiaire de Régine qu’il en avait la dimension » . En renonçant à « l’amour fou », Kierkegaard restaure-t-il Régine dans sa dimension de sinthome – pour un autre amour ? Ne trouve-ton pas une sorte de confirmation dans le fait que Régine, qui s’est éteinte après son mari et Sören, se soit faite enterrer à côté de ce dernier, pour une existence malgré la mort ?
(1) Pierre BRUNO, « Variations sur une diagonale », Une autre psychanalyse, Séminaire de l’APJL animé par Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, Toulouse, 18 octobre 2004, à paraître.
(2) Pierre Bruno, « Le moi et le sujet », Ego et moi, séminaire de l’APJL animé à Toulouse par Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, séance du 5 mars 2007.
(3) Jacques Lacan, Le séminaire R.S.I., leçon du 18 février 1975, Ornicar ?, n° 4, 1975, p. 106.
(4) Geneviève Morel et al., Clinique du suicide, Toulouse, Eres, 2002 ; Pierre Bruno, « Le complexe paternel. Le masque et la toile », Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret, Problèmes de psychanalyse. Symptôme et savoir, Paris, APJL, 2006, pp. 155-160.
(5) Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, leçon du 6 janvier 1972.
(6) Jacques Lacan, Le séminaire R.S.I., leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, 1975, p. 110.
(7) Jacques Lacan, Le séminaire livre XX : Encore (1972-1973), Paris, 1975, p. 70.
