Expérience mystique et union divine – II. Sur le savoir du psychanalyste

Hallâj, Satan, Moïse et le Christ.

L’enfer, nous ne l’avons jamais quitté. Si l’éther est son revers, l’enfer est l’envers du ciel et leur séparation suppose une coupure. La passion de Hallâj, qui éclaire la mystique chrétienne autant que la mystique islamique, suppose un précédent sans lequel elle aurait été impossible. Ce précédent, qui engage l’incorporation de l’âme entendue comme « substance », c’est la passion de Jésus qui en répond. L’identification de Hallâj au Christ surmonte l’écueil de la seule forme de possession que l’islam admettait avant lui : l’islam, qui admettait en ses théologiens la possession démoniaque, rejetait qu’un homme puisse être possédé par Dieu, Dieu ne pouvant être aimé, car Il « ne peut s’aimer lui-même ». En cela, donc, Hallâj anticipe Jean de la Croix si celui qui initie et crée le précédent qui suscite l’avènement du Christ n’est autre que Satan. Jean de la Croix, en effet, n’aura de cesse d’alarmer ceux et celles qu’il dirigera sur la voie étroite et abrupte de la sainteté sur les méfaits du grand imitateur, le diable pouvant tout contrefaire au miroir « angélique ». De là, aussi, l’importance de son débat et de ses échanges avec Thérèse d’Avila. Souscrivant au travail du négatif tel que l’entend Hallâj, Jean de la Croix enseignera l’adoration négative, la renonciation à toute « image » et autres « révélations » qui proviennent des sens, de l’entendement ou de la volonté, mais pas le renoncement à l’espérance qui suspend la volonté, la remet aux jours derniers.

Satan n’est le diable que parce qu’il désobéit à Dieu et qu’en désobéissant à Dieu, il l’aime, puisqu’il proclame sa transcendance jalouse. Satan se damne parce qu’il refuse le don que Dieu lui fait, d’adorer en Adam l’une de ses créatures, voire une de ses facettes. Ce don est vicié puisque Satan reste lié à Dieu par la charge qu’il constitue. Satan peut par amour pour Dieu au nom de son Esseulement farouche ne pas aimer dans les hommes la déchéance divine qu’ils représentent et néanmoins ne pas se dédire de sa charge puisque par delà son don telle est la volonté de Dieu. Que Satan puisse alors d’autant mieux « extasier » les hommes avec toutes sortes de révélations « maléfiques » que lui-même ne s’est pas laissé prendre aux images de Dieu que Dieu lui tendait sert le dessein de Dieu, sa volonté qui est que les hommes à l’exemple de Satan lui désobéissent, c’est-à-dire, brisent la Loi pour qu’enfin la nature humaine puisse mourir à elle même et subir sa transfiguration en Dieu. Louis Massignon rapporte à ce propos que Hallâj non seulement montra que « Satan, plus qu’aucun autre amoureux de Dieu, avait cherché à plaire, non à Dieu, mais » à l’Essentiel désir, c’est-à-dire, sa transcendance mais aussi imagina « un dialogue entre Moïse et Satan où Satan reprochait à Moïse d’avoir obéi à Dieu quand Dieu lui avait demandé de regarder car lui, Satan, ne l’aurait jamais fait, ni manqué à l’héroïsme de l’amour pur ».

Hallâj relève que dans les deux cas, de Satan et de Moïse, l’épreuve divine consiste à les expulser d’eux-mêmes, c’est-à-dire, les « extasier ». Hors de sa nature angélique pour Satan, hors de sa nature humaine pour Moïse. Là où Dieu attend de l’ange Satan, qui est un être immatériel, qu’il se prosterne devant l’apparence matérielle d’Adam, il attend de l’homme Moïse, qui est un être composite que sa vue consumerait, qu’il regarde en direction du Mont Sinaï le reflet de Sa gloire. Si l’ange a raison de conseiller à la nature humaine de détruire son apparence matérielle et n’aimer que Dieu, vu que son « privilège » est de pouvoir mourir, l’ange qu’est Satan pèche néanmoins de vouloir détruire l’enforme personnelle d’Adam, sa corpsification, « car la nature angélique n’a reçu autorité légitime que sur le corps humain, tandis que l’âme humaine reçoit la vie personnelle d’un Esprit divin sur quoi les anges n’ont aucune prise intellectuelle normale ». Quant à Jésus, fils de Marie, il est en cela exemplaire, il est le seul homme qui, selon ce que Wâsilî dit pour la création d’Adam, est « né absolument pauvre de lui-même », il n’a eu pour seul agent d’individuation et pour unique organisateur de son corps que l’Esprit saint seul en sorte que la transfiguration à laquelle les autres Saints parviennent dans l’union divine, Jésus l’a eu d’un seul jet dès sa conception.

C’est pourquoi Hallâj enseigne contre la tradition la supériorité des Saints sur les prophètes : quand Dieu interroge les prophètes au moment du Jugement sur leur sincérité, c’est-à-dire le sens de leur message, que Dieu est unique et seul, qu’il n’y en a pas deux, aucun ne peut répondre car leur langue n’a été, comme pour les anges [1], empreinte que d’un seul côté, du dehors comme audition, pas comme message. Le Christ auquel Dieu s’adresse alors peut répondre car sa langue à lui est empreinte des deux côtés, du dehors des autres et du dedans du cœur, Hallâj lui faisant dire :

« Tu connais ce qui est dans mon moi, car c’est toi seul qui l’as constitué » et ajouter : « Je ne connais pas ce qui t’appartient dans moi »[2].

Cet aveu est équivoque : union ou bien séparation, qui s’ignore. Tel serait pour Hallâj le Christ, la figure même, en sa superbe autant que suprême ignorance, de l’humilité en Dieu. Il faut du quatre pour faire du Un qui ou bien justifie ou bien réfute l’exception en acte, c’est-à-dire accueille ou non le différent, le semblable ou le dissemblable. Nul n’est indispensable, mais chacun est irremplaçable, singulier, un en plus. Jean de la Croix, qui puisera aux sources les plus anciennes pour se justifier à son tour, se sentira ici convoqué, concerné.

Les sardines et l’eucharistie.

« L’amour, selon Jean de la Croix, ne consiste pas à sentir de grandes choses, mais à connaître un grand dénuement et une grande souffrance pour l’Aimé. »[3] Selon ce qui se donne déjà à bien entendre en l’Apocalypse [4], un seul précepte qui contient tous les autres donc, la mortification du désir par amour et imitation du Christ : l’Ange qui commanda à Jean de manger le livre avant qu’il ne fût renvoyé prophétiser ne l’initia-t-il pas à ceci que, tel le désir dont on n’éprouve l’amertume qu’après-coup, le livre serait doux à sa bouche, mais amer à ses entrailles et qu’en toute matière, il convient non de rechercher le meilleur, mais le pire pour entrer en toute nudité en ressemblance au Christ ? [5]. Toute « nudité » s’entend ici comme aliénation, pureté spirituelle puisque « le vrai esprit recherche plutôt ce qu’il y a d’amer en Dieu que le savoureux […] et [qu’il] se peut être que de faire autrement soit se rechercher soi-même en Dieu, ce qui est fort contraire à l’amour »[6] puisque dans ce cas on se sépare de Dieu autant qu’on s’en pare. L’« amertume », c’est quelque chose que Jean de la Croix connaît bien. L’anecdote des sardines que Bruno de Jésus-Marie rapporte à propos de son enlèvement et de son incarcération dans une cellule du couvent de Tolède consécutivement à sa condamnation comme rebelle et contumace à l’Ordre des Carmes est, s’agissant d’un symptôme, l’idée obsédante de blasphémer, bien plus qu’un détail biographique.

D’habitude, les geôliers de Jean de la Croix le nourrissaient de pain et de sardine. « Cette nourriture était assaisonnée de telle sorte qu’à plusieurs indices il lui semblait voir venir la mort. Des sardines fraîches à Tolède, c’était chose rarissime, même en hiver, nous le savons par Thérèse de Jésus. Mais le démon tourmentait le prisonnier, l’incitant à croire qu’on voulait le faire mourir. Et à chaque bouchée, il faisait un acte d’amour pour ne pas tomber en tentation de calomnie (sic). » [7]. Dans ces moments de déréliction extrême où Jean de la Croix, semble-t-il, ne se supportait plus lui-même que ne supporta-t-il pas ? Le silence de Dieu ? Non ! Celui d’une âme qui se perdait ? Pas davantage ! Mais sous l’horreur de l’angoisse de mort, une jouissance du corps, étrangère aux délicatesses extatiques de Dieu, retranchée, insue autant qu’inouïe, mais bien réelle, qu’il fallut expurger et qu’il faudra dorénavant rejeter, cette jouissance, féminine, que Lacan dira « supplémentaire », excédant l’autre jouissance, la phallique, qui justement clôture le corps de le trouer. Cette épreuve nocturne et obscure dont Jean de la Croix sortira, comme on sait, victorieux par le haut, que le symptôme obsessionnel cristallise, ne constitue l’amer de son expérience mystique que pour autant qu’il y aura trouvé à sublimer l’absence de toute consolation divine. Voilà ce que de pauvres sardines viennent faire dans les tourments spirituels de Jean de la Croix. Reste ouverte la question d’une sortie possible par le bas, par le Discours de l’Analyste, donc.

Les sardines sont à Jean de la Croix ce que les hosties sont à Thérèse d’Avila, la tentation même. La preuve en est que Jean de la Croix, quand il était son « petit Sénèque », je veux dire, son maître spirituel, était à l’endroit de la communion envers elle chiche : l’office terminé, il lui enjoignait souvent de se repentir des délices dont elle était gratifiée. Un matin il coupa l’hostie en deux pour qu’elle ne s’envole pas dans un de ses discours intérieurs avec Dieu, au cas où… son envolée serait le fait du Diable, non de Dieu. Que croyez-vous qu’il arriva ? Thérèse néanmoins s’envola. Et comme elle n’était pas à cours d’arguments rhétoriques, elle soutint fort subtilement son opposition à son directeur de conscience. D’un côté, elle se rangea à la fermeté de Jean de la Croix de ne pas s’attacher aux délices divines, mais de l’autre côté, celui des visions qui accompagnent les dits délices, elle lui opposa l’avis d’un théologien : si le Diable, qui est un grand peintre, plaçait devant ses yeux une image parfaite du Christ, elle ne s’en fâcherait pas et se servirait des propres malices du Diable pour le combattre et croître en dévotion.[8]

Jean de la Croix, qui savait à quoi s’en tenir concernant Thérèse [9], fondait quant à lui sa conviction sur ceci que celui qui est aux prises avec le discours intérieur, celui-là en qui cela se passe ne peut croire autrement, « sinon que ces paroles et ces propos sont d’une tierce personne [10] ; car il ignore que l’entendement puisse si facilement former pour lui-même des paroles comme venant d’une tierce personne, sur des conceptions et des vérités qui lui sont communiquées d’une tierce personne » dont on ne sait qui elle est. Jean de la Croix écarte ainsi le risque de la possession démoniaque que Hallâj surmonte pour cette raison là qu’on ne peut savoir avant longtemps sur la voie du non savoir de quelle tierce personne vient la tentation, du Diable ou de Dieu. Alors, à tout bien considérer, il vaut mieux la repousser puisqu’elle n’en produira pas moins ses effets si elle provient de Dieu. Ce faisant il rejette la jouissance du corps comme jouissance supplémentaire là où Hallâj, semble-t-il, la surmonte, en se damnant. Hallâj qui met du côté de Satan la destruction nécessaire du corps ne manque pas cependant de relever que Satan pèche, il y perd l’âme, il attente à l’Esprit Saint dans sa fin.

Notes :

[1] Satan, on l’a vu, c’est son dam, ne peut pas concevoir un corps, la forme d’Adam où est insufflé autant que voilé l’Esprit, comme son dedans, comme les autres anges, il n’a reçu par avance sa mission de Dieu que du dehors.

[2] MAassignon Louis, La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, tome III, p. 173, Gallimard, Paris, 1975.

[3] Max. 65, p. 1316, Les œuvres spirituelles du bienheureux Père Jean de la Croix, Desclée, De Brouwer, 1949.

[4] Ap 10, 9.

[5] Les œuvres spirituelles du bienheureux Père Jean de la Croix, p. 111, Desclée, De Brouwer, 1949.

[6] Ibid., p. 145.

[7] Bruno de Jésus-Marie, Saint Jean de la Croix, p. 175, Plon, 1929.

[8] Œuvres complètes de Thérèse de Jésus, trad. des Carmélites du 1er monastère de Paris, t. IV, Château int. 6es demeures, p. 294.

[9] « J’ai connu, ajoutait-il, une personne qui, ayant ces propos, entre quelques-uns assez vrais et substantiels qu’elle formait du très saint Sacrement de l’Eucharistie, en mêlait de bien hérétiques. » Ibid., p. 287.

[10] Ibid., p. 287.