Je vous épargnerai l’introduction qui va avec ce que j’ai à vous dire, il m’est revenu qu’elle était à plus d’un titre cryptée, j’en retiendrai les deux considérations sur lesquelles elle repose : la première est le fait que dès que « je » parle, ça jouit ; la deuxième, l’équivalence que Lacan pose, entre la réalité psychique, le complexe d’Œdipe et la réalité religieuse et sa transformation, qui tient compte de la deuxième topique freudienne en l’équivalence entre la réalité psychique, le surmoi et la réalité religieuse.
La réalité psychique atteste le Réel comme impossible pour autant que sous le refoulement, il y a le refoulement originaire ; le surmoi atteste le Symbolique pour autant que sous la vie, il y a la mort, l’être en défaut ; la réalité religieuse atteste l’Imaginaire pour autant que sous le corps, il y a curieusement le corps glorieux, le corps en plénitude. Ces trois réalités se nouent ensemble, leur nouage peut être borroméen comme il peut ne pas l’être. Il l’est selon Lacan pour la psychanalyse, il ne l’est pas pour la religion.
L’expérience mystique comme mode de vie sans mode
Augustin est ici plus vrai que Thomas d’Aquin . L’expérience mystique a pour coordonnées deux modalités du Réel. Ces deux modalités, que la voix et le faire nouent dialectiquement, sont l’espace et le temps. L’individu qui se voit précipité dans la nuit noire des trois nuits, du sensible, de l’imaginaire et de la volonté, qui consent à s’y avancer, celui-là s’ouvre au principe théologique selon lequel « Dieu meut toutes les choses selon leur mode ». « En Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être » en sorte que « les mouvements de cette flamme divine, qui sont vibrations et flambées […], ne viennent pas de l’âme seule transformée dans la flamme de l’Esprit Saint, ni non plus de l’Esprit Saint seul, mais de l’un et de l’autre conjoints, lui mouvant l’âme comme le feu meut l’air enflammé ».
Pourquoi le quelqu’un dont le désir est comblé par une telle union divine continue-t-il à désirer ? La réponse sanjuaniste est que Dieu ne se donne pas par suavité pour l’aimée pleinement. Autrement brutal fut le témoignage de Hallâj : « Ô hommes ! Délivrez moi de Dieu Il m’a ravi à moi-même Et Il ne me rend pas à moi-même ! Et je ne puis Lui rendre les grâces dues à Sa présence J’ai crainte de son abandon Qu’il me laisse désert, délaissé, proscrit ! Malheur à celui qui se sent désert après la Présence Et abandonné après la Jonction ! … Pas un moment Il ne se voile à mes regards ».
S’agissant de la même expérience, une différence, qui concerne l’appréhension du temps, déjà, se marque entre les deux mystiques. Hallâj, semble-t-il, embrasse l’origine et la fin, le temps en sa circularité même est instantanéité, fulgurance éclatante qui troue, sans lui appartenir, en son centre l’espace. Plus retenu, Jean de la Croix décrit sur le mode de l’épître aux Romains un temps ascensionnel, qui intègre en spirale, par degrés, la dissolution du Moi, sa néantisation.
Pour l’homme sanjuaniste, il est cependant vérifiable qu’amour et mort ne peuvent ici-bas coïncider, mourir par amour dans l’opprobre et l’abjection est une situation limite. Les martyrs chrétiens des premiers siècles y sont sans doute pour quelque chose. Cet appel de la mort, plus d’une fois, Jean de la Croix l’a, sans y adhérer complètement, aussi vivement ressenti, mais suavement brûlé par Dieu, il a trouvé à le convertir : « Matando, muerte en vida la has trocado ». Alors que pour Hallâj le Moi ne peut malgré son dépouillement que consentir par amour pour son Dieu à sa mort formelle, la question pour Jean de la Croix est de reconnaître Dieu dans la médiation de la condition.
Comment et en quoi, en effet, une image dit-elle ou montre-t-elle en sa contingence ce qui est « sans image » ? Dans cette voie, les exercices spirituels ne sont d’aucun secours sans la certitude que Dieu a déjà été trouvé : « C’est toi mon ravisseur, ce n’est pas ma technique qui m’a ravi » disait déjà Hallâj. « Entrer dans le chemin, reprend Jean de la Croix, c’est quitter son chemin ; ou pour mieux dire, c’est passer à la fin et laisser son mode, c’est entrer dans ce qui n’a pas de mode ». Ce « chemin sans chemin » vaut pour chacun des trois modes par lesquels l’Invisible est avant même d’être reconnu comme tel présent aux hommes.
De fait, ces trois modes, du sensible, de l’imaginaire et de la volonté, qui peuvent ne faire qu’un, puisqu’aussi bien ils sont noués simultanément entre eux, que Jean de la Croix isole après Hallâj par méthode, d’abord la purgation des sens, ensuite l’illumination de l’image, enfin l’abandon de l’union, Hallâj et Thérèse d’Avila, les tiennent fermement ensemble. Et pour cause ! Pour accéder à l’abandon de l’union, qui n’est pas selon Jean de la Croix l’accès au royaume, il manque un geste de rupture, une conversion radicale, qui ne concerne pas les mouvements de l’ascension proprement dits, mais une crise décisive.
Le moment critique surgit au cœur de la nuit tel une immense lame de fond dévastatrice qui emporte tout sur son passage. Une terrible nuit d’angoisse et de vertige, qui instille un sentiment d’immanence et de mort, s’installe alors. C’est le moment de la conversion : l’amère traversée d’un désert de solitude et de silence qui justifie l’intégration et la dissolution à la fois successive et simultanée des états antérieurs, l’absence de toute consolation de la part de Dieu s’y retournant en leur contraire : le Silence de Dieu, voilà son Don suprême, tel est le Don suprême de Dieu à sa Créature.
A ce retournement, qui n’est pas un geste de rupture, mais un ultime moment d’intégration de l’existence à un mode de vie sans mode, peut se substituer un autre geste, de rupture celui-là, opposé à la conversion définitive en Dieu. Ce moment, qui est aussi un moment de doute, Hallâj, semble-t-il, ne le rencontre à la manière du Christ que fugitivement alors qu’il est en croix et qu’il subit le sort qu’il a prémédité, anticipé à partir des accusations d’impiété, d’hérésie ou de charlatanisme, lancées contre lui par ses détracteurs.
Hallâj se savait damné, voué à la croix. En croix, fugitivement donc, un moment d’angoisse : « O mon Dieu, comment ne témoignes-tu pas Ton amour à celui à qui il est fait tort en Toi ? ». Mais, l’instant d’après, l’heure échue : « Ce que l’extatique veut, la solitude de l’Unique, seul avec Lui-même ! ». Affirmer de la sorte l’unité de Dieu, c’est engager que dès l’union en Dieu, l’union est impossible sans l’éviction du Moi. Il ne peut pas y avoir deux Maîtres, c’est-à-dire deux Dieux. Mais pour autant que le « La » de la femme est barré et donc, qu’en tant que telle elle n’existe pas, « La » femme en tant que barrée est un des Noms de Dieu, et la féminité, son « chiqué ». Hallâj ne soutient pas en sa passion autre chose. Selon lui, sauf à y sacrifier volontairement le Moi, personne ne témoigne réellement de Dieu qu’il est unique. Quiconque, d’ailleurs, s’imagine le faire, le renie. « Dieu seul fait l’Unique ! » : » L’homme qui « unifie » Dieu (en récitant la formule du tawhîd), soutient-il, s’affirme lui-même ; s’affirmer soi-même, c’est s’associer implicitement à Dieu. En réalité Dieu s’Unifie Lui-même, par la langue de celle qu’Il veut d’entre ses créatures « . Or, l’homme qui implicitement s’associe à Dieu, qui, donc, est un « associateur », mérite l’épithète d’athée. En conséquence, celui qui se sert de Dieu en faisant de Dieu un associé, celui-là ou bien se « croît », il se prend pour Dieu ou bien s’en passe, il s’associe à un autre pour faire valoir un autre amour : « Haïrésie », RSI.
L’ « amour pur » ou la transcendance du Un
Un autre amour que l’« amour pur » ? Oui, un autre amour, « le » nouvel amour dont Lacan savait qu’il restait possible si, d’un côté, « aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » et de l’autre, « aimer, c’est refuser ce qu’on vous donne parce que ce n’est pas çà ». L’amour pur est tentation, une tentation. Ce qui permet de l’affirmer, c’est la poésie arabe primitive et celui qui le fit valoir est celui-là même qui lança contre Hallâj la fatwâ qui scella son sort, Ibn Dâwûd. L’amour pur peut-il être autre chose qu’une tentation ? Sans doute puisque tel fut, semble-t-il, le pari de Hallâj. S’étant par avance damné, Hallâj en accepta le prix, il paria, contre Ibn Dâwûd, et malgré ses maîtres, sur la transfiguration de sa mort formelle.
Ibn Dâwûd part d’une analyse détaillée de la poésie profane. Sa critique de l’amour profane le conduit à produire une clinique de l’âme sans thérapeutique possible. La conception de l’amour qu’il en déduit, il l’applique tel un entomologiste sec et froid à ses contemporains en poésie, extatiques compris. Mais, parce qu’il ne peut ni concevoir ni admettre à la manière d’Ibn Surayj que l’« inspiration » hallâgienne émancipe sa pratique et à travers elle toute la mystique du strict cadre canonique de la Sunna du Prophète, il dénonce en Hallâj un ennemi du Prophète, hérétique à la loi coranique : « Si ce que Dieu a révélé à son Prophète est vrai, si ce que le Prophète est venu nous transmettre est vrai, alors ce que Hallâj dit est faux—Il est licite de le mettre à mort ».
Qu’il faille contenir socialement l’amour et la propagation de l’espèce humaine dans le devoir conjugal, Mahomet, après Moïse, l’enseigne. Mais, ce qu’Ibn Dâwûd observe à propos de l’amour profane dans sa relation au Beau et au Bien , et que Hallâj agit à propos de l’amour divin dans sa relation au Vrai, montre que c’est impossible, il est impossible d’« enfermer » l’amour.
« Il y a de l’Un » et aucune des trois barrières qui se présentent sur le chemin de la jouissance ne résiste à l’irrépressible d’un désir qui ne se réduit pas au désir de mort. Bien qu’ils soient transcendants à l’humanité et, donc, qu’ils puissent être pris pour des attributs de Dieu, je veux dire, un de ses Noms, le Beau, le Bien, le Vrai ne nous protègent aucunement du réel, ils échouent à parer la seule jouissance vraiment interdite, l’impossible. Aussi, les degrés qu’Ibn Dâwûd pense seulement observer dans l’amour profane, qui concluent généralement à la folie et à la mort, après un affaiblissement graduel du corps et une exténuation de la pensée, ne sont pas seulement, ce qu’il croît, les symptômes objectifs de la mélancolie entendue comme forme extrême de la douleur d’aimer puisqu’ils engagent contre lui non seulement le « goût » d’un sujet, mais aussi sa position à l’endroit de l’objet de l’amour.
Ibn Dâwûd refuse d’admettre que les « goûts ressentis » en aimant indiquent un progrès de l’âme, une « substantialisation » graduelle en vue de sa sanctification. Parce qu’il ne démord pas de la conception platonicienne selon laquelle l’incorporation de l’âme, qui est « immatérielle », est un accident, Ibn Dâwûd méconnaît foncièrement deux choses : et l’opération à laquelle il se livre pour son propre compte, et l’intégration symbolique à laquelle il parvient néanmoins par le biais de la sublimation puisqu’il s’imagine au Nom du Bien qu’il gagne la sainteté et le ciel des Idées. Tout juste intègre-t-il, sans le résoudre, le second degré de l’ascèse mystique, celle du cœur qui traite le renoncement au monde ici-bas par le renoncement à l’autre vie.
« L’amour qui ne peut que désirer la beauté, commente Louis Massignon, est une fatalité aveugle, magnétique, d’ordre physique, et tout la dignité d’une âme d’élite est de la subir sans y céder ». Un amour « chaste et discret jusqu’à la mort », mais jaloux, tel est l’« amour pur » qu’Ibn Dâwûd défend et extrait de l’amour profane. Sans doute soupçonne-t-il quelque emprise satanique, puisqu’il se demande si l’image « cristallisée » qu’il substitue à l’objet aimé n’est pas le signe d’une possession démoniaque. Mais à sa manière, Ibn Dâwûd trancha, il s’autorisa du seul « regard permis ». Une nuit que son amant dormait chez lui, et qu’il le dévisageait, son amant l’entendit dire : « Dieu, tu sais que je l’aime, et que c’est Toi que j’observe en lui ». Ibn Dâwûd mourut dans son lit.
Hallâj, qui est engagé dans la transfiguration de son corps et l’anéantissement de sa personne dans l’échange unifiant des volontés, se damne lorsqu’il énonce son fameux : « Je suis la Vérité » (Anâ’l-Haqq ). Que cette énonciation vaille acte pour la tradition musulmane est corroboré par ce que cette tradition en a retenu puisqu’elle lui fait prononcer ce mot au moins deux fois, lors d’une visite privée à Junayd et en public debout face à Shiblî, l’un et l’autre lui répondant de la même façon : « ne dis pas “la Vérité”, mais plutôt “de la part de la Vérité.” Quel gibet tu souilleras de ton sang ! ». Ce que Junayd, autant que Shiblî, conteste ici à Hallâj, c’est l’affirmation que l’union à Dieu en Dieu puisse être réelle et soit cet état de non-séparation qu’atteste Hallâj.
Hallâj se damne, du même mouvement que Dieu, qui ne peut être aimé parce qu’il ne peut s’aimer Lui-même, le damne en se nommant Lui-même par sa bouche : « C’est Toi, dira-t-il en forme d’oraison funèbre, qui m’as comme témoin actuel de Ton essence divine assigné une certaine eccéité pour parler de Toi à la première personne… Et c’est Toi qui as pris mon essence pour Te servir de symbole — quand me manifestant dans le dernier de mes états, Tu en es venu à faire proclamer mon Essence par mon essence ». Transfiguré en sa soumission à la volonté divine, Hallâj s’est fait être l’organe libre et vivant de l’Un.
Telle est l’ultime découverte dans la voie de la sagesse mystique : « l’union mystique, nous assure Louis Massignon, se consomme en des épousailles amoureuses où le Créateur rejoint sa créature, où il l’étreint et où celle-ci s’épanche avec son Bien-aimé en dialogues internes, familiers, brûlants et volubiles — usant avec lui du “toi et moi” — rapportant tout à lui et lui offrant tout, souffrances, désirs, regrets, espérance ». Affirmer le Nom de Dieu équivaut pour Hallâj à éprouver le Fiat créateur puisqu’il s’agit pour lui d’accorder à l’hôte divin de son esprit, le plus sanctifiant des droits d’asile : l’hospitalité. Ainsi réalise-t-il le « désir pur » qui noue ensemble dans l’Esseulement du Un, l’Amour, l’amant et l’aimé. Encore un nœud, non borroméen celui-là puisque l’amant et l’aimé y sont donnés comme indissociables du fait de l’Esprit Saint qui conjoint le corps et l’âme. Ce nœud-là est celui de la religion. Autre chose est donc le nœud de la psychanalyse s’il se supporte de la séparation, c’est-à-dire, de l’impossible maintien de la conjonction du corps et de l’âme.
La passion de Hallâj suppose un précédent sans lequel elle aurait été impossible. Ce précédent, qui engage l’incorporation de la « substance », c’est la passion du Christ qui en répond. Je vous parlerai donc une autre fois des sardines indigestes de Jean de la Croix et de leur contraire, la suavité des hosties de Thérèse d’Avila. Pour l’heure, il y a, qui reste, la question de savoir si et en quoi la jouissance dont témoignent les mystiques dit et ne dit pas l’autre jouissance, celle qui est dite « supplémentaire », la « féminine », et dont un Jean de la Croix, notamment, ne veut rien savoir. De fait, on ne peut parler d’une jouissance « supplémentaire », féminine qu’à partir du Discours de l’Analyste, parce qu’il y a le Discours de l’Analyste.
