Etapes

9 mars 2009

Séminaire Toulouse : deux, l’amour
 » On rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus contrariée, des moments où l’on croit tout à coup ne plus aimer ; c’est comme une source d’eau douce au milieu de la mer »
Stendhal

Je souhaite d’abord,en trois phrases, vous présenter les étapes dont j’attends qu’elles nous permettent d’articuler le symptôme , l’amour et le borroméen, avec l’espoir que cette scansion introduira un minimum de respiration dans l’exposé un peu consistant que j’ai préparé pour ce soir.

  • Le symptôme a pour fonction de garder vide la place du père, que celui-ci l’occupe ou non.
  • L’amour se présente comme alternative au symptôme, alternative non définitive sans doute, mais qui permet , en constituant une étrangère comme objet, de se séparer de l’Autre maternel et de rendre cette séparation pensable en constituant cet Autre comme objet, sur le modèle de l’amour pour une étrangère.
  • L’amour étant ratage du borroméen, si l’on suit Lacan, qu’en est-il de ce borroméen ?
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Je vais tenter de raccorder les deux propositions sur l’amour dont je vous ai fait part récemment. La première concerne le ratage du borroméen par l’amour. Le borroméen c’est que 1 + 1 ne fait 2 qu’au moyen du 3.L’amour lui, équivaudrait à cette fiction que 1 + 1 = 2 ou mieux que 1 + 1 = 1 . Je vous propose comme départ une citation de Lacan : « La solution c’est d’avoir un Autre tout à soi. C’est ce qu’on appelle l’amour »1. Cette formule admirable pourrait impliquer que l’amour, c’est transformer l’Autre en Un, un Un unique : il n’y en a pas deux. On est ainsi conduit à penser que ce ratage du borroméen par l’amour serait la conséquence de cette limite de l’amour qui tient au fait que, dans l’amour, le un ou la une élue est irremplaçable, en ce sens que si ce un ou cette une vient à manquer, le monde devient inhabitable. Un monde inhabitable est un monde dans lequel je n’ai pas de place. Je peux donc inférer que cette place où je peux habiter n’existe que grâce à cet Autre transformé en Un, ce qui peut s’écrire sous forme d’une fonction . Je précise d’abord, en empruntant la définition et l’exemple à Frege, ce qu’est une fonction. Dans la proposition « La capitale de l’empire allemand » , « La capitale de » est la fonction, c’est à dire la partie insaturée et « empire allemand » est l’argument, Berlin étant la valeur de la fonction . Dans le cas qui nous occupe, on peut tenir « la place habitable » pour la fonction, « Autre= Un tout à soi » pour l’argument et, de ce fait, la valeur de la fonction serait l’objet aimé et non le sujet aimant. Cette écriture permet de poser la question de savoir si « Autre = Un tout à soi » est le seul argument pouvant satisfaire à la fonction « une place habitable ». En termes moins techniques, l’amour est-il la seule façon d’habiter le monde ?

On aura bien sûr à se demander si l’équation « Autre = Un tout à soi » est une condition de tout amour. Cette équation est la formule qui correspond à la fameuse cristallisation qui est ce qu’on retient du livre de Stendhal intitulé De l’amour, que je viens de relire pour l’occasion et qui m’a autant déçu que la première fois. Cependant, la cristallisation elle-même mérite de ne pas tomber dans l’oubli, ne serait-ce que pour l’image qui l’introduit : « Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l ‘hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections ».

Retenons ainsi de Stendhal que l’amour implique qu’on ne reconnaisse pas « le rameau primitif » et que cette cristallisation, qui a rendu son attrait irrésistible, ne vaut que pour le sujet aimant. On serait tenté de dire, ce qui serait peut-être trop, que l’écrin de l’objet a transformé un objet quelconque en un objet unique. Nous ne sommes pas loin de la conception freudienne qui distingue la tromperie foncière de l’objet d’une part, inhérente au statut originaire de l’objet qui est d’être perdu, ce qui fait que l’objet en tant que tel n’est jamais que le substitut de cet objet primaire , perdu d’avance faut-il le préciser, et d’autre part l’authenticité de l’amour. Aussi bien, si le désamour survient, les émotions qui sont nées durant que l’amour était là , bien que palies, ne sont pas effacées. Les émotions liées à l’amour sont ainsi moins remplaçables que l’objet d’amour,mais on sait aussi, d’expérience, que la reviviscence de ces émotions ne va pas sans un léger regain , transitoire, de l’amour.

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La deuxième proposition est celle que je vous ai présentée lors de ma dernière intervention : l’amour est alternatif au symptôme. J’ai hésité en vous la livrant, parce qu’elle pourrait accréditer l’idée que l’amour, en dissolvant le symptôme, serait une fin psychanalytique. Il est vrai que, dans le temps de l’amour, le symptôme s’envole. Où va t-il,que devient-il ? On ne peut tenir sa disparition comme le mot de la fin. Cela étant, je réitère cette formule. C’est d’ailleurs une formule tout à fait orthodoxe. Si en effet l’amour supplée au rapport sexuel qu’il n’y a pas, il peut se substituer au symptôme qui est un marqueur de l’inexistence du rapport sexuel. Il a même un avantage sur le symptôme, à savoir qu’il inaugure la séparation de l’Autre maternel en préférant, à la mère, un objet non incestueux.

Je tiens donc pour acquis d’une part que le symptôme garde vide la place du père , même quand le père se défausse à l’occuper, et que l’amour est une réponse à l’impensable que constitue la perte, et non le manque de la mère. Sans doute, l’objet non incestueux peut présenter nombre de traits de l’objet incestueux, mais ce sont des traits relevant de l’identification à cet objet du nouvel objet, et cela seul implique un renoncement à avoir l’objet original, à savoir la mère. L’Une, ou l’Un, avec son sens d’unique, vient remplacer l’Autre, ou plutôt vient s’approprier l’Autre, en rendant l’Autre pensable comme objet. Cela viendrait confirmer que l’Autre maternel est impensable comme objet avant cette mutation, qui se décline sans doute selon des flexions diverses. Pour inscrire cette signification dans le marbre, disons que l’amour pour une étrangère remplace la passion incestueuse. J’évoque des flexions diverses, et on pourrait en trouver dans la riche palette que Marie-Jean Sauret vous a présentée la fois dernière.

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Le désir, chez les lacaniens, a bonne presse : désirer si, jouir no. Or, désirer repose sur le fantasme. Que devient le désir quand le fantasme est démonté ou désactivé ? Remarquons d’abord que le fantasme inclut, dans sa composition même, l’axiome de l’inexistence du rapport sexuel. Il se constitue à partir de cette inexistence, puisqu’ il s’alimente de l’objectif qui est de convoquer l’objet qui pourrait faire cesser cette inexistence. Mieux encore, ou pire, il ne fonctionne qu’au plus-de-jouir, dans lequel « plus » a un sens positif .Autrement dit, le fantasme vise une jouissance + + +, comme on dit. C’est en quoi il est insurmontablement contradictoire, puisque l’objet censé le réaliser comme fantasme, à savoir a, n’est autre que l’agent de la castration, comme cela se constate à l’oeil nu dans le masochisme. De ce fait, le désir lui-même, en tant que dépendant du fantasme, obéit à son régime, ce qui explique que ce soit seulement dans le rêve que l’accomplissement ( Erfühlung) du désir ne soit pas une déception. Reste le cas, que je laisse provisoirement en suspens, d’un désir qui s’appuierait sur un retournement du fantasme.

L’amour lui, contrairement au désir, n’est prisonnier d’aucun fantasme, si ce n’est celui, si c’en est un, du Un unique. Y aurait-il progrès à transformer cet Un unique en un comptable ? Pas vraiment. Voyez Don Juan. Chez Don Juan, le remplacement du Un unique par un un comptable et donc additionnable est une régression, qui est la conséquence d’une impuissance, ou d’une peur d’aimer. Si l’on veut considérer dans sa positivité la quête donjuanesque, dans la version émancipatrice du libertinage, on dira que Don Juan veut préserver l’authenticité de l’amour et se garder de l’objet trompeur mais, en refusant d’affronter le risque de la tromperie, il se fixe, en brisant l’écrin de la cristallisation dès qu’il a l’objet, en-deça de l’expérience d’amour. Je veux dire par là qu’il procède par ablation de la dimension passionnelle qu’il apparaît difficile de séparer totalement de l’amour. Kiergegaard s’est beaucoup interrogé sur Don Juan, dans un essai admirable, Journal d’un séducteur.Il publie ce texte en 1843, soit à peine plus d’un an après sa rupture avec Régine Olsen, avec laquelle il s’était fiancé en septembre 1840. Kierkegaard n’est pas Don Juan. Il se dit et il est mélancolique, c’est à dire quelqu’un qui ne se supporte pas d’être fini. Il ne croit pas au rapport sexuel, c’est à dire à l’espérance qu’il pourrait éviter à l’Autre son inconsistance , et il se soustrait à la volonté de jouissance de l’Autre, volonté qu’aurait l’Autre de se servir du sujet afin de réaliser sa consistance en l’abolissant comme sujet. Comment se soustrait-il ? En s’identifiant, en tant que fini, au néant. Pourquoi décide t-il de ne pas se marier avec Régine, qu’il désire et qu’il aime ? Il allègue plusieurs raisons, dont celle- ci : « Je suis convaincu que, si elle était devenue ma femme, le jour même des noces, à côté d’elle, j’aurais eu l’idée qu’un de nous serait mort avant la fin du jour » 2. Le mariage implique donc que l’un doit mourir, mais il y une raison plus essentielle à la rupture : Kierkegaard ne veut pas se marier avec Régine pour empêcher que celle-ci devienne sa « confidente » et qu’il puisse perdre sa mélancolie. Sa mélancolie est en effet, comme je viens de le souligner, ce qui le soustrait à la volonté de jouissance de l’Autre. A la différence du petit garçon qui troque son symptôme contre l’amour, Kierkegaard ne peut effectuer ce pas, certainement parce qu’il ne dispose pas du même appui paternel. Est-ce que cela implique qu’il reste sur place ? Non, bien entendu. Ce qu’il va tenter, au moyen de sa mélancolie, c’est de quitter le statut de fini qui, du fait de cet appui paternel problématique, ne lui laisse que la voie du néant. Voilà ce qu’il écrit, toujours dans Etapes sur le chemin de la vie : « …je n’abandonne pas les idées bizarres de la mélancolie, car celles-ci, qu’un tiers appellerait peut-être des fantaisies et elle, affectueusement, de tristes caprices – je les appelle des aboyeurs. Si seulement je les suis et que je persévère, elles me conduiront à la certitude éternelle de l’infini ».

1. Gabrielle Devallet-Gimpel m’a signalé cette formule et Brigitte Gallot-Lavallée m’en a trouvé la référence, soit Les formations de l’inconscient, Le Séminaire, Livre V,Seuil,p.133.

2. S.Kierkegaard, Etapes sur le chemin de la vie, Gallimard, 1948.