11 mai 2009
1 – La fois dernière, Dimitris Sakellarou a introduit l’amour du père – au double sens du génitif : objectif et subjectif. Il a distingué l’amour au principe de l’identification au père et l’amour du père réel pour son office d’agent de la castration. Le sujet aime celui par lequel le caprice maternel s’humanise et qui lui ouvre la possibilité de symboliser alors son propre manque. Dimitris a évoqué encore l’amour narcissique. De sorte que nous avons trois modalités de l’amour selon la dimension que chacune met en avant : l’imaginaire dans le cas de l’amour narcissique, le réel dans l’amour adressé à l’agent de la castration, le symbolique dans l’amour dont témoigne l’identification. Dans ces trois cas, à quel registre appartient l’amour lui-même et quel est le troisième terme noué à chaque fois ? Je laisse ce problème pour une soirée d’insomnie (il a une solution)…
2 – Nous pourrions compléter la série avec l’amour maternel. Dans les faits celui-ci est d’abord amour de l’enfant par la mère qui l’adopte faute d’instinct maternel justement. Cette mère est celle qui prête à l’enfant la demande dont elle détiendrait (serait) l’objet. La réponse maternelle interprète la tension qu’elle apaise comme un manque, de sorte qu’elle est frustration, ce qui relance la demande à elle adressée. A ce temps, l’enfant profite de sa présence aimante en quelque sorte, présence symbolique (c’est la mère symbolique qui est l’agent du manque imaginaire dont le sein est l’objet réel). Si par cas la mère concrète s’excepte de cette présence symbolique, elle devient réelle, et alors, note Lacan dans le Séminaire 4, l’enfant enregistre une mutation de l’objet qui, de réel, devient symbolique de la présence de la mère. Ce qui suppose qu’à ce temps, l’objet sein se distingue de la mère et serve même de preuve de son amour. Il s’agit, je le répète de l’objet donné par l’Autre. L’amour est donc adressé dans un cas à la mère symbolique, et dans l’autre à la mère réelle – pour les soins dont dépend la survie de l’enfant.
3 – Laissons de côté encore, faute de pouvoir apporter une réponse satisfaisante, la discussion sur le fait de savoir si le premier objet d’amour est la mère, ainsi que Freud le soutien, ou le père, ainsi que Dimitris l’a articulé avec Lacan : il est clair que ce ne sont pas des amours de même registre, puisque dans un cas l’objet aimé est la preuve de l’amour de l’Autre du soin, et dans l’autre cas l’amour est adressé à celui qui protège l’enfant de servir à la jouissance de l’Autre qui l’aime.
4 – L’enfant, de son côté, n’est capable de don qu’avec l’inversion de la demande, lorsque la mère entreprend d’exiger de lui la maîtrise de ses sphincters. Alors l’excrément apparaît-il comme la seule chose qu’il puisse fabriquer en propre, et dont il peut jouer : pour monnayer le don en échange de l’amour maternel, ou pour le retenir par mesure de rétorsion… Freud a noté dans son article sur « L’organisation génitale infantile » l’équivalence qui s’en déduit entre le sein (don maternel), les faeces (don de l’enfant), le pénis imaginaire (don déçu par la mère et espéré du père), l’enfant lui-même (attendu du père) et le cadeau (de ou à l’A(a)utre). L’amour s’adresse sans doute d’abord à la mère réelle, là encore, pour tenter de l’apprivoiser ou de la séduire.
5 – L’amour enchaîne de façon olympique – Pierre Bruno en a rappelé la démonstration – les dimensions dont est fabriqué le sujet, occupant le chaînon médiant : comme médiateur entre les deux autres ronds. Au-delà de la visualisation de chacun des nœuds de l’amour évoqués jusque là, qu’en est-il de l’objet dans chacun d’entre eux ? Il semble absent dans l’amour narcissique – sauf à considérer que le sujet se prend alors lui-même comme objet. Il semble à première vu absent dans le cas de l’amour identificatoire, mais ce sont les avatars de la relation maternelle autour de l’objet qui y conduisent. Dans le cas de l’amour adressé au père pour le service rendu à la castration, là, l’amour répond à ce qui permet au sujet de symboliser le manque d’objet et lui ouvre la possibilité de s’en faire une cause à son désir. Intuitivement, est-ce que nous ne sentons pas que l’objet d’amour, d’une façon ou d’une autre, est affecté par le manque de l’objet cause du désir ? Est-ce une façon de renouer avec la thèse de Lacan selon laquelle l’aimé est le manque de l’aimant ?
6 – Le pas suivant, je l’introduirai par une quasi-anecdote 1 : une étude récente tend à démontrer que les femmes françaises sont les plus minces d’Europe. Elles auraient un idéal de corpulence plus exigeant que leur voisines, cela expliquant ceci. L’étonnant, aux yeux des commentateurs, est qu’elles persistent dans l’idée d’avoir néanmoins un ou deux kilos de trop. Nous savons que la raison pourrait se trouver ailleurs : même pour une femme, le féminin ne se laisse pas attraper par la représentation. De ce point de vue, certaines anorexiques savent rappeler que tous les kilos sont en trop. Les mêmes commentateurs ironisaient sur le fait que les hommes les préfèrent justement souvent avec des formes rondes. Ils suggéraient aux femmes qui se pensent trop enveloppées de se placer à côté de leurs consœurs européennes plus « fortes » pour guérir – par thérapie comportementale au fond, et continuer à satisfaire leur partenaire… français ( !). Nous savons, cette fois, que, côté homme, une femme est promesse de récupérer un peu de la jouissance perdue à parler : et que pour que cette jouissance paraisse plus consistante, mieux vaut que le corps de l’autre ait un peu de chair.
Cette description illustre à sa façon le fait que l’objet de jouissance doit être perdu pour causer le désir. En d’autres termes, jamais le sujet du désir ne rencontre le sujet, certes mythique, de la jouissance. En ce sens il n’y a pas de rapport sexuel. Chacun peut bien rêver. Si par mégarde il s’approche trop prêt de cette impossible conjonction, alors c’est l’angoisse. Celle-ci fait donc une difficulté particulière – dans la vie amoureuse comme dans l’analyse : plus je m’approche du désir de l’Autre, plus je suis contraint de me demander ce qu’il veut, quelle bête tapi en lui cherche à jouir de moi, que voit-il en moi, de qu’elle image m’affuble-t-il, de quel masque me couvre-t-il – bref, que suis-je pour lui ? C’est pour cette rencontre que Lacan a forgé, sur le modèle des peintures préhistoriques de sorciers à têtes d’animaux, l’apologue de la mante religieuse géante (Séminaire 10) : j’ignore le masque que je porte, et si c’était celui d’une proie ? Isabelle Morin a écrit des lignes importantes sur ce point. Rappelons-nous que nous tenons notre moi, avec lequel nous habillons l’organisme, de l’Autre lui-même (de l’Idéal du moi qui commande le moi-idéal sur le modèle duquel j’introjecte ce qui constitue le moi). Il se pourrait bien, donc, que, avec le masque dont je suis affublé, je convienne trop bien au cannibalisme naturel de l’Autre – angoisse.
7 – Il arrive néanmoins qu’un homme et une femme, poussant la rencontre jusqu’à la relation sexuelle, affrontent ce point d’angoisse. L’orgasme occupe alors le lieu de l’impossible conjonction entre désir et jouissance, et c’est pourquoi Lacan en fait un équivalent de l’angoisse. Femmes et hommes se heurtent de fait à la castration, à l’absence de l’objet qui autoriserait la conjonction du désir et de la jouissance, et que Lacan nous a appris à écrire (-phi). En effet, la détumescence laisse l’homme aux portes de la jouissance de sa partenaire, tandis que la jouissance féminine, close sur elle-même, ne supporte aucun complément. Aucun ne jouit de la jouissance de l’Autre. Alors, pourquoi et à quelles conditions les sujets affrontent-ils le désir de l’Autre et la barrière de l’angoisse ? L’une des réponses possibles est l’amour. Une autre, aujourd’hui encore possible, est la psychanalyse. Il y aurait ainsi des façons féminine, masculine, hystérique, obsessionnelle, hétérosexuelle, homosexuelle, voire psychotique et perverse d’aimer.
8 – Un mot de la façon obsessionnelle. Ce sujet, souvent masculin, privilégie l’objet qu’il dérobe ou restitue à la demande de l’Autre, l’objet anal – selon qu’il refuse ou mendie l’amour de l’Autre. Nous retrouvons la démonstration freudienne évoquée plus avant, qui conduit à l’équivalence de cet objet avec le phallus imaginaire, l’enfant et le cadeau. Le cadeau est toujours du registre de l’anal (à méditer au moment de la fête des mères et à rappeler aux alentours de Noël !). Il n’y a aucune signification du cadeau dans l’ordre de la relation sexuelle. Si nous l’y rencontrons, c’est précisément que l’obsessionnel l’exporte de la sphère anale. Il offre son image idéale (le moi idéal qu’il tient pourtant de l’Autre) comme cadeau que sa partenaire (et au-delà l’Autre) ne peut pas ne pas vouloir, sans aucune considération pour son désir à elle : telle est la fameuse oblativité soulignée par maints auteurs. La certitude obsessionnelle diffère de celle de l’érotomaniaque précisément par le rôle de l’objet anal dans lequel le sujet peut reconnaître (à condition de l’amour ?) la raison de son comportement. Sans doute cette reconnaissance autorise-t-elle un franchissement qui permet au sujet d’accueillir à la fois le réel de sa partenaire et son désir. Il n’est pas sûr qu’une analyse arrive toujours au même résultat : quoique le symptôme obsessionnel ne soit constitué comme tel que si le sujet peut se demander, grâce à l’amour de transfert, cette fois, comment il se fait qu’il agit ainsi, quelle est sa part dans ce fonctionnement.
9 – Les femmes semblent mieux armées, finalement, pour ce franchissement. Auraient-elles plus d’aptitudes à la passe ? On se souvient que Lacan en a parlé comme d’analystes-nées ! En effet, Lacan leur prête – sans doute du fait du « pas tout phallique » sous lequel elles se rangent – de viser, grâce à l’amour, au-delà du point d’angoisse, au-delà du phallus. Se peut-il qu’il leur revienne d’y attirer leur partenaire ? Peut-être cela éclaire-t-il en quoi elles sont un symptôme pour un homme, et en quoi, lui, qui rabat les choses sur le phallus et sur l’angoisse, est un ravage. Il faudrait alors attribuer aux femmes la remarque que Lacan fait à propos du petit Hans : de se promener et de convoquer leur partenaire là où même les psychanalystes ont peur.
(1) « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons européennes », Thibaut de Saint Pol, paru dans Population et Sociétés, bulletin mensuel d’information de l’Ined.
