Du fantasme n’ai science

17 décembre 2007

« Séminaire Toulouse : Science et ascience »

Pour introduire la séance du séminaire « le juste mi-dieu  » de Marie Jean Sauret.

Un. Dans l’intitulé du séminaire « Science et ascience », le mot ascience peut évoquer l’absence d’une science, ce qui n’est pas une science. Il peut aussi faire penser à ce que serait une science de l’objet petit a, la science de ce qui cause le désir, et ce pourrait alors être un nom de la psychanalyse. Mais ascience peut aussi poser la question de ce qui cause le désir du chercheur, la cause du désir de faire science.

Deux. Les sciences dures ou sciences positives peuvent croire avoir leur objet devant soi, en dehors de soi tandis qu’à la philosophie échoiraient les questions dont l’objet n’est pas nettement constitué, dégagé [J.L. Austin,1]. La question du rapport entre la science et son objet ne peut pas être évitée dans les sciences du langage ou plus généralement les sciences de l’homme parce qu’on parle du langage et parce que chercher est une activité humaine. Mais il arrive que les mathématiciens traitent leurs propres énoncés comme des objets mathématisables (par exemple, dans la théorie de la preuve en logique) et que les physiciens reconnaissent comme leurs objets l’observateur ou des êtres purement symboliques.

Trois. Dès sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes [2] pose le droit de faire partir la recherche d’un fantasme. La première année du séminaire est l’exploration du fantasme « Vivre ensemble ». Dans la première séance, il commence par reprendre l’opposition nitchéenne (selon Deleuze) entre méthode et culture : La méthode est une démarche vers un but, un protocole d’opérations pour obtenir des résultats, l’idée d’un chemin droit pour aller vers un but. « Or paradoxalement, le chemin droit désigne des lieux où le chercheur ne veut pas aller. » La culture est exercice d’écoute des différences, écoute des forces (forces comme engendrement de différences), écoute de la force du fantasme. Cet exercice est antinomique au pouvoir : il convoque la « volonté de puissance » comme opposée à la « volonté de pouvoir ». Puis, RB décrit la force fantasmatique de l’expression « Vivre ensemble ». Il relève les propriétés suivantes : 1)- Non-contradiction : le fantasme n’est pas le contraire de quelque chose ; n’a pas de contraire logique ; n’est pas l’endroit d’une frustration (solitude) qui serait l’envers du fantasme (vivre ensemble) ; mais à l’intérieur du fantasme, il peut y avoir des contre images, des images malheureuses ; il peut y avoir opposition entre deux scénarios fantasmatiques mais pas entre une image et une réalité. 2)- Oblitération : le fantasme fait abstraction des difficultés qui vont se lever. 3)- Force : la force fantasmatique d’une expression est productrice de différences ; elle permet d’accéder à des choses qui peuvent être apprises ; elle transmute le fantasme en champ de savoir. Est-il possible de construire la logique du fantasme à partir de ces trois éléments et surtout d’expliquer comment le fantasme peut induire une recherche ?

Quatre. RB a rencontré fortuitement dans un livre de Jacques Lacarrière le mot qui a fait travailler son fantasme personnel du vivre ensemble : « Des moines isolés qui sont tout de même reliés » forment des agglomérats idiorrythmiques. RB décrit son fantasme de vie communautaire compatible avec son goût pour la solitude, dont il situe la scène sur le mon Athos, un lieu qui lui « a procuré une scène, un mixte d’images avec un peu de Méditerranée, une terrasse, la montagne et bien entendu dans le fantasme, on oblitère ce qui nous dérange et qui serait probablement là la crasse et la foi. » Un scénario est évidemment un paysage : « Eh bien, je me voyais là au bord d’une terrasse, la mer au loin, disposant de deux chambres à moi, et autant pour quelques amis non loin, plus peut-être une occasion de réunion comme une bibliothèque. C’était la un fantasme très pur qui bien entendu fait abstraction des difficultés qui vont se lever comme des fantômes et ceci, ces difficultés, ce sera un peu l’objet du cours. » (C’est moi qui souligne.) Comme exemple de scène malheureuse de ce fantasme, il donne celle-ci : « Etre enfermé pour l’éternité avec des gens déplaisants qui sont assis à côté de moi au restaurant. »

Cinq. Le fantasme mis en mouvement éclaire de façon fugitive des fragments de la réalité pour créer de scènes heureuses ou malheureuses. L’éclair est à la fois positif (il montre) et négatif (il cache). Il est fragmentaire autant sous sa valeur positive que négative : ce n’est pas qu’il cache ce qu’il ne montre pas ou qu’il montre ce qu’il ne cache pas. Il montre des fragments disparates, il cache des fragments disparates et la plus grande partie de la réalité lui est indifférente. Il fait voir (éclairage positif, lumière colorée) sous ses meilleurs angles une scène heureuse où le désir est tout content. Il escamote de la scène (éclairage négatif, ombre noire) ce qui gêne le désir. Au contraire de l’éclairage positif qui est imagination du détail, qu’il rend concret et rapproche, l’éclairage négatif rend abstraite la perception des difficultés, les met à distance, les oblitère. En conséquence, le désir est montré content (ou dépité) comme s’il possédait en totalité son objet ou le ratait en totalité. L’auteur du fantasme n’est pas divisé. C’est une lecture possible de la formule de Lacan a ◊ D : dans le leurre de l’imagination, la réalité est sans reste, l’objet a est hors jeu. L’éclairage négatif, l’ombre dans la scène a pour fonction de recéler les points d’angoisse, d ‘exclure l’objet a et le sujet divisé, de rendre la réalité étanche au réel. RB décrit ainsi les rapports de lumière et d’ombre dans son fantasme : « Le fantasme est une sorte de projecteur net et puissant, très sûr, qui découpe la scène éclairée où le désir s’installe et laisse dans l’ombre les deux côtés de la scène. Le fantasme découpe une scène idiorrythmique de coloration un peu carte postale (…) mais elle laisse dans l’ombre des deux côtés d’autres formes de vivre ensemble. » Ce que le fantasme cherche à éclairer est « une zone entre deux formes excessives ». La forme excessive négative (érémitisme) et la forme excessive intégrative (cénobitisme, grandes communes, internats, casernes) lui répugnent. RB prend également la décision méthodique de ne pas parler du vivre ensemble en couple, comme la linguistique avait décidé de ne pas parler de l’origine du langage. Il explique cette décision : « Le fantasme ne touche pas au lieu du couple. Il ne veut pas voir l’immuable chambre à coucher. L’appartement centré sur la chambre à coucher ne peut pas être un lieu idiorrythmique. »

Six. Mû par l’énergie fantasmatique d’un mot, l’auteur du fantasme peut partir à la recherche. Il prend pour objet son fantasme : la scène éclairée est objet de sa recherche ; les difficultés dans l’ombre sont l’objet de sa recherche. L’exploration mène le chercheur là où il ne voudrait pas aller, explorer les zones d’ombres du fantasme qui retiennent l’angoisse. C’est en ce lieu que le fantasme se transmute en champ de savoir. Mais nécessairement, le chercheur y affronte l’angoisse et rencontre le réel avec pour résultat sa division subjective et un accroissement du symbolique (des bribes de savoir). Une méthode scientifique, en privilégiant le but, le tiendrait plutôt écarté de ces zones d’ombres. RB dit à propos de ce point de conversion : « Si on laisse le fantasme à l’état pur, il n’y a rien à en apprendre, il n’y a qu’à le répéter, mais à partir du moment où le fantasme rencontre un mot, un nom, à ce moment-là on peut explorer le nom, on peut mettre en branle un certain apprentissage. »

Sept. L’objet principal du cours de RB était l’idiorythmie et pas sa propre confrontation à l’angoisse pendant le travail de recherche. Il n’y a pas de trace patente de ce processus dans l’enseignement lui-même. Faute de pouvoir dire comment RB s’est approché, en pratique, de l’objet a, je vais essayer de faire fonctionner un modèle théorique de cette expérience. Dans le séminaire La logique du fantasme, Lacan montre que dans le fantasme, le désir et la réalité ne sont pas deux choses différentes, mais qu’ils sont une même texture dans la continuité l’un de l’autre. Le fantasme peut être représenté sur une surface prête à le porter : une surface fermée, non orientable qui ne délimite pas un intérieur et un extérieur comme une sphère. (Je ne détaille pas ici les propriétés de cette surface qui peut être une cross cap ou une surface de Boy.) On peut représenter le point de départ, la phrase « à partir du moment où le fantasme rencontre un mot ». Lorsqu’un signifiant touche la surface en un point, il y provoque des trajets, des lacets. En tout point, ces trajets sont baignés par le réel, c’est à dire par ce qui excède tout signifié. Si on imagine le réel comme l’espace ordinaire à trois dimensions qui contiendrait la surface du fantasme, le rapport de quantité du volume à la surface donne une idée de la proportion entre ce qui est signifiable et ce qui ne peut pas l’être. Tant qu’on reste dans la logique du fantasme (suivant un trajet sur la surface), on n’est pas dans la logique du signifiant. Dans la logique du fantasme, il n’y a pas de sujet divisé, pas d’objet a et pour tout dire pas de mise en rapport avec le réel, bien que le réel touche le fantasme en tout point. Dans le fantasme, c’est comme s’il n’y avait jamais eu l’épreuve de réalité, comme s’il n’y avait jamais eu de différentiation (Entfremdung) entre un objet de satisfaction pour le désir (dedans) et un objet qui existe (dehors). La différentiation devient actuelle, seulement quand on passe dans la logique du signifiant. La logique du fantasme peut se compléter avec des opérations qui permettent d’entrer dans la logique du signifiant et d’en sortir. On entre dans la logique du signifiant par une opération qui découpe et sépare la surface du fantasme en deux morceaux : une rondelle qui représente l’objet a et un ruban qui représente le sujet divisé (lequel ruban se présente à la fin de l’opération sous une forme qu’il faut coudre au milieu pour obtenir une bande de Moebius). On pourrait dire que l’opération de découpage de l’objet a, est en elle-même l’actualisation ou l’effectuation de la différentiation. Donc, le processus de Entfremdung ne serait pas effectué une fois pour toutes dans l’enfance, mais un processus qui s’effectue à chaque fois qu’on passe de la logique du fantasme dans celle du signifiant. Or c’est précisément ce processus que déroule la recherche de RB à partir de son fantasme. Huit. Le modèle de fantasme que nous avons proposé en suivant des indications de Barthes met en évidence comment la surface du fantasme est rendue étanche au réel dans lequel elle baigne en tout point.

Références

[1] J.L. Austin, La Philosophie analytique, Cahiers de Royaumont n°4, Editions de Minuit, 1962.

[2] Roland Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, le 7 janvier 1997, diffusé par les vendredis de la philosophie du 31 octobre 2004. Mis en ligne sur Internet par La revue des ressources.

[3] Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France 1977-1978, Editions du Seuil / IMEC, 2002.