Derrida post Lacan

17 février 2011
Les Apprentis Philosophes – Valence.
Dans le cycle : « Vous avez un nouveau message »

Introduction :

1 : DERRIDA fait partie de ces nombreux philosophes qui, à un moment de leur œuvre, ont commencé à penser apparemment contre eux-mêmes, au point qu’il faut examiner leurs livres dans une double perspective.

Cette dualité, qui ne devient jamais une duplicité, a pour raison un certain sort fait à une altérité résistante . Il en va alors de la conception même de la philosophie dans cette affaire, dès lors qu’on est attentif au fait que la pratique philosophique est volontiers affaire d’une opération de reprise.

C’est même ce que les œuvres philosophiques peuvent avoir d’exaspérant, parce que ces reprises incessantes se déploient volontiers sur un registre qu’on pourrait qualifier de « radiographique ». Car un philosophe quelconque croit volontiers disposer d’un don de double vue : la démarche philosophique serait ainsi censée permettre de mieux voir le sens d’une œuvre que ne l’ont perçu ses propres auteurs.

En somme, il n’y aurait rien de véritablement interdit à la reprise philosophique . Ou encore : il n’ y a pas de réalité absolument autre pour le travail philosophique, rien qui pourrait se tenir hors de toute reprise possible.

Ce phénomène était moins sensible dans les premiers siècles de l’élaboration philosophique, parce que celle-ci se faisait alors encore dans l’horizon de la conviction qu’il y avait vraiment un objet proprement philosophique : pour aller vite, la métaphysique, comprise comme un au-delà de la connaissance commune.

Mais, depuis que KANT a montré que la métaphysique ne pouvait être un objet , ni même un domaine, les parcours philosophiques ont ceci de commun de s’ installer d’emblée dans une région des pratiques humaines : actions ou connaissances , région qui reçoit alors un statut d’horizon privilégié.

C’est ainsi qu’il est des philosophes pour qui la physique a été un modèle de référence, ou encore l’histoire : c’est le cas respectivement de KANT puis de HEGEL.

Il y a un philosophe français du Xxe siècle, dont la discrétion aura grandi avec son influence , qui a formulé remarquablement cette nouvelle situation de la pratique philosophique après la fin de la Métaphysique : la philosophie ne vit pas d’elle-même.

Il s’agit de Georges CANGUILHEM (1905-1995), qui écrivait dans l’introduction de sa thèse de médecine : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne , et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. » Le normal et le pathologique (1943) P.U.F. collection Galien 1975 page 7

2 : Retenons donc de ce premier point que les démarches des philosophes ont ceci de commun, et par conséquent de particulier, qu’elles ne se laissent par principe tenir à l’écart de rien.

Cela dit, cette hospitalité philosophique, puisque l’hospitalité est la suppression du sentiment de se trouver dans un lieu étranger, reste différentielle. J’ entends par là que chez chaque grand philosophe on voit une insistance particulière s’adosser à une résistance propre.

Autrement dit, un philosophe particulier se reconnaît à la permanence de son intérêt pour un domaine, ou au moins pour un thème. Dans le parcours de DERRIDA, il est clair que la psychanalyse relève de cette condition d’une insistance qui ne se résout jamais en désistance.

Mais il faut alors noter d’emblée qu’il s’ agit d’un intérêt pour la psychanalyse, et non pas pour l’inconscient, déplacement insolite dont il convient aussitôt d’éclairer la portée. On peut commencer à saisir de quoi il s’agit en projetant chacun des deux termes dans l’ensemble dont il n’est qu’un élément. Or la psychanalyse est une élaboration, tandis que l’inconscient est un objet. Si donc on peut les séparer, cela signifie que l’élaboration de la psychanalyse n’est pas d’abord celle d’un objet comme l’inconscient.

C’est donc l’inconscient qui reste l’étranger pour les rares philosophes qui auront pris au sérieux l’analyse. Ou encore, il faut comprendre que la psychanalyse, comme dispositif de soins, se tient relativement étrangère à l’inconscient. Ou même encore que la psyché, dont la psychanalyse se veut étymologiquement la décomposition, ne s’identifie pourtant pas avec l’inconscient.

C’est ainsi qu’ il est aisé de vérifier que FREUD a reçu des patients en les écoutant parler bien avant d’avoir « dégagé », si même ce verbe est le bon, un quelconque concept d’inconscient. On peut donc en conclure fort logiquement que l’inconscient est le résultat d’une démarche dont la logique peut être philosophiquement questionnée, précisément parce qu’elle reste étrangère à son opération préférée de reprise.

Il s’agit de la logique dans laquelle il faut, ou en tout cas il est bon , qu’un processus de soin ait un objet. Or cet objet, terme pris au sens théorique, c’est-à-dire au sens où la Nature est l’objet de la physique, comme d’ailleurs l’étymologie le suggère , reçoit de l’avis même de FREUD, un statut qui n’est en rien quelconque . Car il y a plusieurs sortes d’objets : ceux dont l’existence s’impose sans travail, et ceux dont il faut élaborer l’existence lors d’une démarche hypothétique. En effet, dans le troisième des essais de sa Métapsychologie, rédigée au printemps 1915, soit bien après l’institution de la psychanalyse comme pratique de soins, FREUD écrit que l’inconscient doit être considéré comme une hypothèse (voir l’édition de poche chez Gallimard. Collection Idées. 1971, page 70).

La question devient alors aussitôt : quel est le statut exact d’une hypothèse, ou encore , pour que la question soit plus aisément traitable , quel est ce statut dans la psychanalyse freudienne telle que son auteur l’imaginait ?

Les quelques pages qui terminent la première section de l’article de 1915 sur l’inconscient permettent au moins une première réponse à la question. FREUD a en effet recours explicitement à un philosophe, peut-être le plus influent de tous : KANT, dont FREUD dit reprendre la démarche d’une manière analogique. La fin de l’ argument de la page 74 est particulièrement clair : de même que KANT nous aura appris à « ne pas oublier que notre perception a des conditions subjectives » , de même la psychanalyse est la discipline par laquelle on peut s’exercer à ne pas mettre la conscience « à la place du processus inconscient qui est son objet. »

Dans le droit fil de ce que j’exposais dans la conférence précédente sur LACAN , il est difficile de présenter un objet hypothétique comme l’inconscient sans le faire dans un style d’exposition que je disais « mimétique ». Faute de quoi on se place au niveau d’un métalangage … Or, depuis le début de son œuvre, DERRIDA se demande comment la psychanalyse peut à la fois être une pratique originale de soins, et avoir un objet dont le statut hypothétique est aussi semblable à ceux de la philosophie.

* *

I ) Le statut de la philosophie comme psychanalyse.

3 : DERRIDA n’avait donc pas le choix de s’intéresser à la psychanalyse ou pas : elle n’est jamais une élaboration arbitraire à ses yeux, puisqu’elle aura pu même être perçue comme modèle possible pour la nouvelle pratique de la philosophie que DERRIDA invente sous le nom de « déconstruction ». Autrement dit : la psychanalyse lui arrive avec l’entreprise même de déconstruction du travail philosophique antérieur.

Rappelons sur ce point l’acquis principal de ma conférence du 13 janvier : DERRIDA tient que le travail philosophique usuel s’appuie principalement sur la double opération de la division et de la distinction . Autrement dit , les philosophes ont pris l’habitude de séparer le divisé. Or DERRIDA montre sur plusieurs cas que ce travail, qui prétend explicitement aboutir à une réalité originaire, n’est en vérité jamais conduit à son terme. Au contraire, il se contente toujours d’une opposition non pas originaire, mais fondatrice du système que le philosophe considéré va reconstruire sur cette fondation.

Déconstruire consiste alors à pousser plus loin l’analyse en montrant peu à peu qu’un tel travail est en droit interminable . Un philosophe est donc en un sens toujours pressé de s’arrêter pour passer à la phase de reconstruction. Ce mouvement de rappel fournit un premier accès à la portée, sinon au sens, de la citation suivante, par laquelle DERRIDA résume le début de son propos lors d’une conférence donnée au séminaire de psychanalyse d’André GREEN, sans doute au début de 1966 : « Malgré les apparences, la déconstruction du logocentrisme n’est pas une psychanalyse de la philosophie. » L’écriture et la différence. Éditions du seuil 1967 page 293 Le terme de « logocentrisme » est sans doute encore bien plus intimidant que celui de « déconstruction », mais en vérité il est plus simple que celui-ci.

DERRIDA en fournit une clé commode dans l’exergue de l’autre recueil d’ articles de cette grande année que fut pour lui 1967 . Je résume son propos qui s’articule en trois propositions successives.

A) Le logocentrisme est l’ethnocentrisme « le plus original et le plus puissant. »

B) Cet ethnocentrisme repose sur une promotion du logos comme parole, au détriment de l’écriture.

C) Cette soumission d’écriture prétend se justifier par le fait que le sujet qui écrit ne peut pas être affecté à la manière dont la parole fonde la présence dans l’ expérience de « s’entendre parler ».

La « déconstruction du logocentrisme » consiste donc dans l’entreprise d’établir que la métaphysique de la supériorité de la parole sur l’écriture ne parvient en vérité jamais à ces fins. Autrement dit : elle n’arrive à fonder une vérité sur une présence qu’en se contentant d’une impossibilité : le sujet de la parole s’avère incapable d’imaginer qu’il n’est pas celui qu’il entend parler quand il parle. Pourtant, le moindre lapsus atteste du fait que cette absence de coïncidence est la règle. La psychanalyse – ce dispositif de soins – n’aura donc pas été consciente de ce dont elle héritait , avec le rôle décisif qu’elle confère à la parole.

A / Le retard de FREUD.

4 : DERRIDA s’attache donc à montrer que l’élaboration de la psychanalyse est travaillée par une contradiction très nocive : elle fonde une pratique de soins sans précédent sur une élaboration de concepts qui reviennent de la métaphysique la plus classique. Loin d’être « aphilosophique » comme son fondateur la voulait, la psychanalyse s’inscrit classiquement dans la plus ancienne métaphysique : celle de la présence comme gage de la vérité.

Ainsi FREUD, tout comme le second LACAN, auront donc fait preuve de naïveté, voire de présomption, en croyant qu’on se défait du travail philosophique par la simple décision de s’en séparer. La naïveté freudienne et la présomption lacanienne s’articulent ainsi toutes deux à la croyance en un caractère non philosophique de la séparation. Autrement dit : ils auraient tous deux supposé que se séparer de la philosophie peut être un acte lui-même indemne de toute contamination philosophique.

Comment croire qu’on se sépare sans retour de la philosophie si la séparation est l’activité philosophique la plus ordinaire ? Or une telle croyance est très imprudente , pour autant que l’acte de la séparation s’avère avoir été l’acte fondateur de la position philosophique par excellence : la suspension de l’évidence des apparences. A contrario : pour être immunisé contre la philosophie, il faudrait pouvoir ne pas recourir à la conception de l’immunité qu’elle a elle-même élaborée. Autrement dit : la psychanalyse se prétend aphilosophique par sa conviction que l’on peut disjoindre complètement un domaine et une manière.

Mais c’est ne pas supposer un instant que le travail philosophique est une manière qui institue un domaine par sa seule particularité comme manière. Scolairement, on pourrait nommer ce domaine : le problématique, et cette manière comme une sorte d’anabase indéfinie vers les présupposés d’une thèse quelconque, y compris une hypothèse, qui reste une sorte de thèse …

Cette manière a été thématisée par ARISTOTE, qui la dégage de l’œuvre de son maître PLATON , avec lequel il restera d’accord jusqu’à la fin sur ce point . Il la thématise sous un terme qui semble désormais être devenu anodin : celui de paradoxe. Or un paradoxe ne peut s’entendre comme tel qu’en référence à la doxa à laquelle il contrevient par définition. Ainsi, la recherche d’un paradoxe initial est l’invariant le plus étonnant de pratiques philosophiques par ailleurs des plus diverses , d’une façon qui devrait interdire de parler sans rire de « la philosophie » conçue bien à tort comme un domaine unitaire et homogène. Ainsi, une doxa se reconnaît à la confiance qu’elle accorde à la présentation des apparences. Ou encore : « doxique » est toute conviction que les choses se confondent au bout du compte avec ce qu’elles présentent de leur être. Le travail philosophique se disperse seulement après ce temps initial.

Cette dispersion se fait au moyen de deux actes. D’une part, choisir un niveau de complexité pour ce qui apparaît comme apparence. On voit par là qu’il y a une doxa savante ! … D’autre part, définir l’acte pertinent pour faire suite à la mise en évidence de la doxa en tant que telle . C’est ainsi que , par exemple , les sceptiques choisissent comme acte la suspension de tout jugement instaurant une existence.

5 : Les travaux philosophiques les plus divers, et cela malgré leur diversité, ne seront donc pas parvenu à faire entendre qu’on valorise indirectement ce que l’on quitte. Ou encore : il faut apprendre à distinguer les séparations et les abandons, un peu à la façon dont chacun sent la différence entre l’indifférence et l’hostilité. Quitter est un acte qui n’est pas accompli une fois pour toutes : il y a des revenants, voire des fantômes… D’ailleurs, FREUD ne cesse de se défendre de faire de la philosophie, et LACAN ne cesse de s’en moquer, et parfois grossièrement, parlant par exemple de « baratin philosophique » dans le Séminaire XVIII .

FREUD n’ aurait donc rien fait d’ autre, du moins dans la partie de son oeuvre qui n’est pas clinique, qu’introduire une nouvelle variante de la métaphysique la plus autorisée : celle de la présence. Il aurait pourtant pu percevoir cette situation s’il avait su soupçonner ce qu’emporte avec elle l’opération d’identité qui soutient le sentiment de la présence. Or le premier DERRIDA met en évidence le fait que FREUD ne doute jamais de la doxa selon laquelle je suis celui qui parle quand je m’entends.

En effet la division du sujet est toujours postérieure à cette première perception . On ne fait réellement quelque chose en opérant une division que si l’on divise ce qui était jusqu’alors indivis. C’est ainsi la clinique qui est prisonnière de la parole, et on doit alors dire que FREUD invente une pratique de soins qui n’est qu’une variante pour cet emprisonnement.

DERRIDA souligne ainsi combien c’est dans le programme naturaliste de l’Esquisse … de 1895 que FREUD est de manière peut-être assez inattendue le plus proche de la démarche philosophique en ce qu’elle a d’a priori. Cependant la reprise de cette démarche, qui reste alors étrangère au sens du § 1 supra , conduit FREUD à élaborer des concepts si contradictoires qu’il les abandonne presque aussitôt. Le plus manifestement intenable s’avère celui de résistance, qui met vite en crise l’évidence de la répétition comme secondarité.

En effet la résistance est un concept naturaliste qui désigne la difficulté dans le passage ou encore l’absence d’accueil pour une trace quelconque. Dès lors, si c’est la même résistance qui caractérise le système neuronal dans toutes ses étapes, alors on ne peut pas parler de transformation de ce système par la mémoire, et plus précisément par l’opération de mémorisation.

On ne peut avoir ensemble une identité et une différence, sauf à supposer l’inconscient comme exempt du principe de contradiction. C’est-ce que devra faire FREUD … C’est pourquoi la problématique de la trace qui a besoin avant son début d’une forme d’indétermination devient vite intenable. Tout retard est donc nécessairement originaire puisqu’il ne peut y avoir d’antérieur et de postérieur.

C’est donc la philosophie du langage, compris comme système de traces, qui conduit à se représenter l’inconscient comme échappant au temps, et en particulier à cette représentation du temps que HEIDEGGER considérait comme sa « conception vulgaire ». FREUD se trouve ainsi rattrapé par ce dont il voulait se prémunir, et cela dans le geste même de sa prévention.

B / L’autorité de la citation.

6 : On pourrait soutenir dans ces conditions que l’œuvre de DERRIDA est une extension indéfinie de l’impossibilité de savoir en toute certitude ce qui vient avant et après. Mais il ne s’agit pas d’une question simplement « théorique », à supposer que de telles réalités existent véritablement. En effet, ce déplacement opéré par DERRIDA a des effets sur une pratique qu’il avait en commun avec LACAN : celle du séminaire. Rappelons au passage ce qui spécifie en propre l’institution du séminaire. Elle suppose la confrontation régulière avec un dispositif de textes. Là aussi ce dernier terme subit un déplacement précoce : les textes ne sont pas censés précéder le traitement que le séminaire va leur faire subir.

C’est plutôt une certaine pratique qui va en faire des textes, et ladite pratique est un agencement de plusieurs opérations successives , et en particulier les opérations de prélèvement, de rapprochement et de commentaire.

LACAN et DERRIDA avaient néanmoins des usages tout à fait différents du séminaire. Il est bien connu que le séminaire de LACAN est presque entièrement parlé. Mais il est moins notoire que ceux de DERRIDA étaient complètement écrits. Le séminaire de DERRIDA est en cours de publication, et ont déjà paru deux volumes sur la question de l’ animalité . Dans l’ introduction qui précède, l’équipe éditoriale évoque 14 000 pages à venir , disposées en 43 volumes…

On voit par là que LACAN prenait, du fait de son usage particulier du séminaire, des risques spécifiques, liés aux rapports ainsi impliqués avec d’autres pensées et d’autres « supports » de ladite pensée. Symétriquement, DERRIDA cherchait à se garder de risques semblables, mais non identiques.

Ce risque, c’est-à-dire cette confrontation avec la possibilité d’une perte, était particulièrement notable dans sa pratique de la citation . En effet une telle pratique est constitutive de l’importance d’un séminaire , dès lors que celui-ci repose sur la confrontation avec une autre pensée, qui ne peut être soutenue par la présence de son auteur. Il y aurait beaucoup à dire sur l’opération de citation, qui apparaît tôt ou tard comme un dispositif violent, sauf dans les cas plutôt rares de ce qui est écrit pour être cité.

Dans les autres cas, une citation est toujours une désarticulation : un propos est soustrait à ce qui le soutient et à ce qu’il annonce , ce en quoi elle est un dispositif auquel sa violence est inhérente. La psychanalyse, comme élaboration de l’importance de sa clinique, comporte une pratique originale de la citation, qui n’est jamais réglée par une norme d’exactitude.

D’où la nécessaire réactivation de la distinction entre vérité et exactitude. Celle ou celui qui prélève la citation en devient en quelque façon l’auteur, et citer devient ainsi une pratique de scansion qui n’exige aucune fidélité, toujours suspecte d’une sorte de servilité. Au contraire, la vérité est censée surgir de la scansion, ce qui justifie a posteriori la dispense de tout souci d’exactitude.

7 : Le séminaire de LACAN fourmille d’à peu près et de citation fausses. Elles sont de plusieurs sortes différentes, qui ont par conséquent une portée distincte. Citons notamment le non-sens total, fréquent dans les citations en langue étrangère, surtout en grec.

Exemplaire est à cet égard la citation d’HERACLITE qui figure en exergue de la 14e séance du séminaire XI titré : Les quatre concepts …, Le 13 mai 1964, qui comporte une dizaine de fautes en quelques mots. Ensuite et surtout, signalons l’erreur qui peut sembler impliquer l’inconscient du citateur lui-même, et donc de LACAN en l’occurrence. Car LACAN travaille évidemment de mémoire, et chacun peut faire l’expérience que la mémoire est une autorité : elle s’augmente en s’autoentretenant. Le sujet en vient à se souvenir seulement de sa propre parole : en un sens, c’est-à-dire sans le savoir, il se cite lui-même !

La répétition tend ainsi à devenir l’occasion d’une appropriation , ce qui interroge en retour le désir de citer, qui peut alors être interprété comme un désir de transformation, et même de correction en particulier. DERRIDA, dans un article paru en 1975 dans la revue Poétique, et qui fit grand débat à l’époque, s’autorise pour sa part de telles pratiques citationelles de la psychanalyse pour les ranger dans un genre plus vaste, et peut-être inattendu : celui de la supposition.

Après avoir noté au passage que « supposition » est l’exact homologue latin du grec « hypothèse » , alors que je soulignais ici même plus haut dans le § 2 que FREUD confère un statut seulement hypothétique à son innovation de l’inconscient, examinons en quoi la psychanalyse est une supposition.

Ce qu’elle suppose est d’abord ce dans quoi elle s‘inscrit, et dont elle a besoin comme fond pour apparaître comme nouveauté éventuellement tolérable. Le nom usuel de cette supposition est « littérature », comme le montre déjà avec suffisance la référence à Œdipe-Roi pour constituer le concept de complexe d’Œdipe.

Or , qu’est-ce que la littérature par rapport au simple langage ? Un agencement de textes, c’est-à-dire de citations entrelacées, ou encore des citations de citations. On voit par là que le langage est une fonction de déplacement (« A comme B »), tandis que la littérature est une fonction de fixation : le langage est linéaire et projectif, puisqu’il envoie quelque chose pour servir comme autre chose. La littérature a la solidité d’un texte ou d’un tissu, dont la déchirure ne laisse subsister qu’une parole, elle-même redevenue linéaire, et en cela sans garantie.

La littérature est donc comme une sorte de redoublement de ce que j’ai défini lors des deux dernières conférences du cycle comme le propre du langage, à savoir l’importance du « comme ». C’est pourquoi l’élaboration psychanalytique passe d’abord par un recours à la littérature, mais si l’inconscient est une réalité inouïe, comment pourrait-il être entendu avec de vieilles oreilles ? C’est pourquoi il est voué à rester une hypothèse ! Ou encore : il faudrait que la littérature disparaisse pour qu’on entende l’inconscient.

* *

Transition de I à II :

8 : La difficulté tient par conséquent à la visée de la psychanalyse de relever d’un rapport scientifique au langage. Cela implique donc que le propos de la psychanalyse, et ce à propos de quoi elle se présente pour le dire, ne va pas utiliser les éléments langagiers comme cela se faisait auparavant.

La littérature peut dévoiler la vérité, à condition qu’on la considère seulement comme son transport, et non pas comme son illustration. On se sert du langage pour accéder à la vérité à la condition de sauter directement dans cette vérité, sans passer par les médiations qu’elle s’impose pour devenir la vérité. D’où l’intérêt de la psychanalyse pour la mystique si elle est bien , comme je l’ai soutenu à plusieurs reprises, un raccourci vers la vérité.

Il n’y a pas d’autres moyens que ceux de la relecture , si l’on veut énoncer quelque chose de nouveau sur un objet inouï . La relecture n’est pas de l’ordre de la littérature, si celle-ci est une variation sur un récit déjà connu , dans laquelle seule importe alors l’originalité de la variante puisque le reste est déjà su.

La relecture est donc seule à même de nous restituer le niveau du langage, c’est-à-dire du « voir comme », ou encore le niveau de production de l’étranger. C’est pourquoi il ne faut pas entendre ladite relecture comme une révision, en particulier à fin de correction. Cet acte de relire consiste surtout à user des unités du récit comme de lettres, c’est-à-dire comme des signifiants pour lesquels importent avant tout leurs places, parce que celles-ci déterminent leurs déplacements possibles.

Dès lors toute la force élucidatrice est dans la position qui peut discerner lesdits déplacements. DERRIDA souligne ainsi combien la littérature est, dans la psychanalyse du moins, au service d’une vérité qu’elle n’a pas établie, mais qu’elle illustre. La parole du psychanalyste est alors en position d’extériorité à ce qu’elle utilise, quand c’est de littérature qu’il s’autorise à faire usage. La fausseté de la citation n’importe plus alors,comme lors de l’erreur répétée de LACAN dans sa citation de CREBILLON lors du séminaire paradigmatique sur la « Lettre volée ». Ou plutôt même elle importe, en ce sens que c’est la fausseté de l’énoncé qui institue la citation comme énonciation, mais il s’agit alors moins d’importance que d’importation.

Dans un tel propos, LACAN s’avère bel et bien freudien : il réitère une opération de FREUD sur SOPHOCLE , à savoir son élision, qui frappe d’ailleurs POE aussi bien dans le séminaire sur la « Lettre volée » . La relecture ne peut permettre une illustration que par un détournement de la destination de la lumière : celle-ci n’éclaire plus le mythe dont le récit littéraire provient, mais enlumine pour ainsi dire par en dessous une vérité établie par ailleurs. Ce qui s’est avéré nécessaire est pourtant aussitôt destitué au rang de moyen.

* *

II ) Après LACAN , la psychanalyse ? …

9 : Je parlais en introduction d’un DERRIDA dressé contre lui-même, et se mettant ainsi spontanément en perspective. Il y a cependant un point d’inflexion dans ce processus, et même un point qui l’inaugure, selon une civilité dont il y a divers précédents dans l’histoire de la philosophie.

En effet DERRIDA parle de LACAN aussi longtemps que celui-ci reste en vie, mais dès la mort de LACAN le 9 septembre 1981 , il se présente comme un soutien constant de la psychanalyse, ce dont il importe alors de déterminer l’exacte portée philosophique.

La mort sépare l’entreprise de son fondateur. C’est d’ailleurs d’autant plus possible que DERRIDA rencontre alors un analyste, qui sera son médiateur constant avec le reste de du monde analytique : René MAJOR, né en 1932 et donc son cadet de deux ans, psychanalyste qui s’est lui-même donné pour tâche, voire pour mission, de permettre les franchissements les plus divers.

Ainsi , le 21 novembre 1977, DERRIDA se rend à l’invitation du groupe « Confrontation », imaginé par le dit MAJOR, qui fera de l’enregistrement de cette séance le premier numéro de la revue éponyme. Cette séance, s’il s’agit bien de cela, de la part d’un DERRIDA qui affecte longuement de pouvoir la quitter, montre le philosophe mettant en acte à son propre égard un des acquis alors désormais familiers de son travail, à savoir le caractère jamais assuré de la présence d’un être en tant que cette présence passe pour annuler une absence précédente.

En effet, il importait alors de montrer, mais de montrer en disant ce qu’on montre, que la présence n’interrompt pas simplement l’absence puisqu’il existe une expérience simple qui vient déconstruire cette opposition. En effet, l’évitement, on devrait presque pouvoir dire l’évitation , est une manière de ne pas être là d’une absence remarquée. Ainsi, qui s’évitent se croisent dans l’espace de l’évitement, de sorte que celui-ci devient l’acte qui signale leur absence comme n‘étant pas initiale. Cela devient alors une question inévitable de savoir si, quand on rencontre un psychanalyste, on est entré dans une « tranche de psychanalyse » . Cette question engage le problème métaphysique de la possibilité de cesser, à volonté, d’être ce que l’on est.

Où se fait donc la différence entre parler de psychanalyse et faire une psychanalyse ? Surtout dans un contexte où, quelques mois plus tard, dans son séminaire XXIV , LACAN a laissé entendre que DERRIDA était en analyse , alors que ce n’était pas le cas. Bien plus, le numéro 17-18 de la revue Ornicar passera sous silence cette partie de la bande d’ enregistrement …Pour ce point , voir la biographie de DERRIDA par Benoit PEETERS, parue chez Flammarion en 2010 : page 354 et la note 50 de la page 686. On lira donc avec fruit, sous le titre abyssal : Du tout , la transcription de cette rencontre inévitable, ou encore de cette invitation qui n’a pas pu être évitée, faisant de DERRIDA, selon son propre dire, non pas un invité, mais un « inévité ». Ce texte remarquable se trouve à la fin du recueil intitulé : La carte postale, paru chez Flammarion en 1980 , pages 526 à 549 et on consultera en particulier la page 536.

La psychanalyse aurait donc tenté la topologie du rapport à son objet avant de faire sa propre topologie , c’est-à-dire celle de sa division en institutions.

A / La défense de l’institution.

10 : Par la suite, et en particulier dans les années 80, DERRIDA n’aura de cesse d’intervenir sur, et même dans, la psychanalyse. Comment interpréter cette accentuation ? Un élément de cette interprétation doit être qu’il aura dû insister pour être lu d’une certaine façon par celui qui le cite sans le nommer, et qu‘il ne cessera de nommer, mort.

Cette façon tient encore à la question de l’ évitement , auquel j’ai destiné le paragraphe précédent. Il s’agit d’être cité comme tel, ce que LACAN semble avoir toujours évité. La sixième séance du séminaire XX : le fameux séminaire intitulé Encore, le 20 février 1973, est tout entier organisé par la critique d’un livre qui venait juste d’être publié par deux des jeunes disciples de DERRIDA, qui ne sont pas d’ailleurs désignés nommément, mais qualifiés de manière assez désobligeante de « sous-fifres ». Voir l’édition du Seuil . 1975 page 62.

Un autre élément d’interprétation me renvoie directement au langage, compris comme précédemment comme l’espacement du « comme ». Ainsi, dans ces années-là, commence la fin de la psychanalyse comme langage commun. Que faut-il entendre par là ? Un processus qui est à certains égards paradoxal, à savoir la cessation de l’étrangeté des concepts analytiques, et donc aussitôt leur constitution comme élément d’une nouvelle doxa.

En effet, quand un lexique cesse d’apparaître comme technique, d’une part c’est qu’il a déjà cessé de pouvoir servir d’élément de distinction, mais d’ autre part , il n’importe plus par les nouvelles significations qu’il pourrait introduire, mais compte seulement pour la pertinence de ses conditions d’usage, ou plutôt de mention. On voit par là, encore une fois, que la triade saussurienne n’est pas devenue un élément de culture : on continue à parler, comme si de rien n’était, de « langage » pour désigner un mode de référence partagée, et non plus d’une expérience du registre où le réel ne cesse de s’échapper.

Deux processus doivent alors être mis en regard l’un de l’autre : une banalisation de la psychanalyse à travers la familiarité de son lexique et en outre la démultiplication de son influence institutionnelle , qui passe par la fragmentation des écoles et des groupes. Une question de DERRIDA devient alors particulièrement insistante, au moins dans son œuvre, sinon dans celle de ses disciples : la psychanalyse va-t-elle longtemps résister à sa division ? Est-ce que cette division lui arrive, ou la constitue ? La diffusion d’un vocabulaire ne peut pas être à elle seule un indice de santé, si ce vocabulaire a vocation à être précis, c’est-à-dire seulement technique.

11 : On voit par là que la stratégie de DERRIDA à l’égard de la psychanalyse comprise comme composante de la nouvelle doxa en formation est tout à fait différente de celle d’un DELEUZE, par exemple. Cette différence est due à l’étrangeté réciproque de leur style philosophique.

DELEUZE est toujours assertif, tandis que DERRIDA l’est de moins en moins au fil des années, au point de rendre difficile le choix de l’adjectif permettant de le qualifier en regard du registre déclaratif résolument propre à DELEUZE.

DERRIDA ne semble jamais considérer que l’espace de sa parole, c’est-à-dire somme toute le langage, préexiste à son intervention. La place pour son dire ne lui semble jamais préparée. Or la présence dans une institution assure cette attente, d’où le soin que DERRIDA prend, de manière peut-être inattendue, à la conservation des institutions comme condition de possibilité d’une parole recevable, dont la sienne.

Il n’est donc pas allusif, ou intuitif, voire simplement inchoatif, mais semble reprendre , à plus d’un titre , la démarche de KANT connue sous le nom de méthode transcendantale. Une telle méthode est tout à fait simple dans sa formulation programmatique : toutes les difficultés sont alors d’exécution. Cette méthode consiste à conjoindre deux opérations de styles très différents : d’abord prendre acte d’une certaine réalité, pour chercher aussitôt les conditions de possibilité de cette réalité.

Autrement dit, il importe de considérer que, lorsqu’on a déclaré une réalité, non seulement on n’a pas tout dit , mais on n’ a encore rien articulé qui ait une véritable portée . Ou : la réalité institutionnelle de la psychanalyse n’est rien , tant qu’on n’a pas su exposer de quoi elle est la réalité. C’est-ce qui permet – je veux dire la parenté de la méthode de DERRIDA avec celle de KANT – de faire de DERRIDA un philosophe qui a vocation à devenir classique, ce qui n’arrivera jamais, je crois, à DELEUZE , qui restera un dissident comme Nietzsche ou Spinoza.

La différence tient donc au fait que le questionnement transcendantal à la mode DERRIDA porte sur des objets inconnus de KANT, qui prend en charge en priorité l’existence d’une science de la Nature. Les objets derridiens , si ce sont encore dans ce cas des objets , c’est-à-dire des extériorités subsistantes pourtant produites comme telles , seront ainsi les conditions qui permettent de ne pas parler de ce qui a pourtant eu lieu comme remise en cause du « langage » jusqu’alors en vigueur. C’est donc la conviction que c’est seulement au sein des institutions de la psychanalyse que celle-ci pourra prendre soin de sa langue d’élaboration, qui a conduit DERRIDA à défendre lesdites institutions.

B / Prendre soin de soi.

12 : Décidément, et il est vraiment temps d’y prêter attention, quand ce cycle est sur sa fin, une figure logique se montre ici particulièrement insistante : la nouveauté de la psychanalyse est telle qu’elle ne peut pas se figurer que d’autres disciplines se soucieront de sa place.

Autrement dit : ma décision, explicite lors de la dernière conférence, de rappeler la place de la psychanalyse dans le genre des pratiques de soin, permet d’envisager une protection réflexive, qui devra alors contenir son devenir imaginaire, car il menace particulièrement toute réflexivité. Osons donc cette proposition : il faut prendre soin des pratiques de soin car, étant fondatrices, elles sont par nature sans surveillance. Comme le soutenait WITTGENSTEIN, reprenant ainsi une intuition de FREGE : la logique doit prendre soin d’elle-même, parce qu’elle est autonome.

Par analogie on dira alors : il en est de même pour la psychanalyse, qui est une logique de ce qui n’est pas disponible pour une discursivité, et tout le problème est alors de déterminer de quelle genre de soin il peut s’agir.

(Sur ce point, voire le Tractatus … proposition 5. 473). Faute de soins, on pourrait ainsi voir la psychanalyse réduite à n’avoir été qu’une simple anomalie passagère de ce que la doxa nomme le langage. Il faut bien reconnaître à DERRIDA d’avoir envisagé très tôt, comme LACAN lui-même le fait dans certains de ses séminaires tardifs, sinon la disparition de la psychanalyse, en tout cas sa transformation si substantielle qu’on ne devrait plus pouvoir alors utiliser encore le même terme pour la désigner.

En effet, dès 1977, par exemple lors de la fameuse rencontre avec le groupe Confrontation , DERRIDA évoque un reste inanalysé par la psychanalyse elle-même, du fait des conditions de l’auto-analyse de FREUD : « Le décryptage, dans ces conditions, ne peut plus venir du simple et prétendu dedans de ce qu’on appelle encore provisoirement la psychanalyse. » Du tout. Recueilli dans : La carte postale. Flammarion 1980 page 547 On voit ainsi que DERRIDA envisager déjà l’alternative suivante : soit la psychanalyse participe de la déconstruction pour échapper à la prétendue stabilité de la métaphysique, soit elle continue d’être solidaire des oppositions de celle-ci , et perdra alors rapidement son tranchant de novation.

D’où la possibilité d’entrevoir un peu mieux les positions relatives de DERRIDA et de LACAN par rapport à FREUD : comme DERRIDA déconstruit tout projet de fondation, alors que LACAN se présente volontiers comme le fondateur succédant à l’inventeur, ils sont tous deux, c’est-à-dire l’un par rapport à l’autre, dans une position de rivalité fraternelle (à distinguer soigneusement de la « rivalité mimétique » de René GIRARD).

C’est René MAJOR qui explique pourquoi il en est ainsi : « … les rapports de DERRIDA avec FREUD sont d’origine (…) il n’y aurait pas eu, il n’y a pas DERRIDA sans FREUD. » Oublier la psychanalyse ? Introduction à : Lacan avec Derrida Flammarion collection Champs page V

13 : Une question s’impose alors , qu’on peut formuler ainsi : La psychanalyse, pour un philosophe, de quel droit ? Cette question tourne bien vite au procès en légitimité, dont il est notable que les physiciens ne l’auront pas intenté à l’égard de KANT. Une bonne raison à cela : la science classique s’énonce volontiers en langue naturelle, avec le moins de mathêmes possible. Bien plus, il lui arrive même, jusqu’à la moitié du XIXème siècle, de s’énoncer dans l’idiome même de tel ou tel mouvement philosophique : le cas du positivisme, voire celui du néo-positivisme, est sans doute le plus notoire.

En ce sens la science n’était alors pas étrangère à la langue commune. Le choix de l’exposition de la psychanalyse avec recours aux mathèmes témoignerait donc, de la part de LACAN, de sa conviction qu’on peut et doit, dans le cas de la psychanalyse, sauter l’étape de la présentation dans la « langue naturelle ».

Cette bonne raison se double d’une meilleure encore : la théorie de FREUD est censée être née des difficultés de la clinique analytique, tandis que la philosophie passe pour n’avoir pas de clinique. Mais FREUD semble avoir scié cette branche, au moins en partie, avec l’idée de la légitimité d’une psychanalyse profane, voire « sauvage ». Car il est manifeste que bon nombre de philosophes se sont autorisés de cet élargissement à la « psychanalyse profane » pour devenir psychanalystes. Le problème s’articule alors au point de savoir si un philosophe cesse de l’être en devenant psychanalyste, ou encore , pour reprendre les termes élaborés pour cette conférence, si on peut se séparer d’une séparation …

On se reportera aux deux textes fondateurs sur cette question : l’article de 1910 qui fait le chapitre IV du recueil : La technique psychanalytique , P.U.F. 1953 pp 35-42 et l’essai substantiel de 1926 connu en français sous le titre : Psychanalyse & médecine. Gallimard coll. Idées 1971 : pp 95-184. L’argumentation de FREUD est alors double : les spécialistes peuvent errer, certes comme les profanes, et d’autre part la technique analytique, notamment le déchiffrage de l’inconscient, nécessite des qualités d’écoute et d’entente qui ne vont nullement de soi, du moins pas nécessairement, dans le type de formation donnée par les études médicales.

Les trois essais de DERRIDA, rassemblés sous le titre : Résistances , avec un sous-titre significatif : ( de la psychanalyse ) Galilée 1996 s’efforcent de déconstruire l’évidence que la psychanalyse rencontre avant tout des résistances qui lui seraient extérieures. Or le statut de l’inconscient comme objet, produit à titre d’hypothèse nécessaire dans une théorie, commence à déconstruire aussitôt l’évidence de l’opposition d’un extérieur dont le bord intérieur est devenu difficilement discernable.

DERRIDA se demande alors si la psychanalyse n’abrite pas la résistance la plus virulente à elle-même, ce en quoi son diagnostic consonne souvent avec celui de LACAN lui-même.

* *

Conclusion :

14 : Peut-on accueillir sans se déplacer ? Telle pourrait être la question sur laquelle je projette d’achever cette conférence, et de clore ce cycle. Mais comment faut-il entendre une telle question ?

Il faut avant tout, mais cet « avant » devient sans doute très vite plutôt un « surtout », tant il est difficile de commencer par un « avant tout », l’entendre de nouveau sur le registre de l’hospitalité. Or un hôte se déplace pour accueillir, car attendre immobile un visiteur est une attitude royale, et non pas hospitalière. DERRIDA aura donc professé avec insistance que la psychanalyse doit chercher la langue dans laquelle elle pourra continuer à être accueillie. Qu’il y ait une « voie royale » pour l’accès à l’inconscient ne suffit pas à donner à la psychanalyse une place royale.

D’où un double déplacement : la psychanalyse aura décalé la philosophie, traditionnellement habituée à une place royale de surplomb. L’impossible maîtrise par un sujet quelconque des effets de sa parole, puisque le fait de dire doit faire partie desdits effets, et ne peut donc être calculé avant d’être effectué, est la découverte qui a découronné la philosophie, on aimerait pouvoir dire, « une fois pour toutes ».

Mais il y a aussi un ressac, et peut-être même un mascaret : la psychanalyse continue d’avoir elle-même une écoute troublée par les effets de son entente. Une parole ne peut plus être redite telle quelle après avoir été entendue ! Ou encore : la psychanalyse reçoit un effet en retour de l’attention dans l’écoute qu’elle a reçue. Là aussi, il y a de l’incalculable, et il n’est pas sûr que la mesure en ait été aussi clairement prise que celle de la philosophie à l’égard de sa destitution comme discours universel de surplomb.

On comprend ainsi de mieux en mieux pourquoi il ne peut s’être agi dans ce cycle de « langage » : c’est décidément un registre qui donne trop d’espace à la maîtrise pour pouvoir être hospitalier à la psychanalyse. Mais le fait est que la psychanalyse fut d’abord entendue, et attendue ensuite en retour, comme phénomène de langage. Pourquoi ? À cause de la thématique de l’universel dans laquelle l’inconscient freudien a commencé d’être entendu, à l’écart de l’instinctif, du machinal et de l’habituel.

Autrement dit : l’annonce de l’universalité de l’inconscient ne pouvait qu’avoir pour réciproque le langage comme propre de l’humanité de l’homme. En revanche, la découverte d’un inconscient particulier, dès lors privé de tout statut conceptuel du fait des coutumes philosophiques issues d’ARISTOTE , selon qui « Il n’y a de science que de général. » reste toujours un événement au plan de la parole.

D’où une question ultime qui porte en elle le soupçon que des réponses affirmatives pourraient bien être la manière sournoise par laquelle une certaine philosophie essaie de ramasser sa couronne : le langage peut-il devenir ce que chaque parole a en commun, abstraction faite du propre ?