Introduction :
1 : Ce cycle commence à manifester les conséquences de la décision de débuter par Saussure.
La plus évidente de ces conséquences est la réduction drastique imposée par la linguistique saussurienne dans l’étude du langage.
Je reprends pour préciser cela ce que je nommais en novembre « l’acquis principal » du saussurisme, qui se comprend mieux a posteriori comme le résultat d’une double exclusion. L’exclusion de la parole d’abord, en ce qu’elle a de trop subjectif pour pouvoir faire l’objet d’une science. Mais l’exclusion du langage aussi, comme question compromise par des attendus métaphysiques incompatibles avec un projet scientifique compris dans l’horizon positiviste.
Le principal attendu métaphysique nous dit l’essentiel de difficulté du cycle à travers son enjeu. Avant de poser cet attendu, partons du fait de la diversité des langues. Pourtant les humains se comprennent, ce dont l’explication la plus simple est qu’ils doivent partager une même faculté du langage, faculté qui a dû ensuite se diversifier dans les différentes langues.
D’où l’attendu métaphysique dont l’examen est connu pour avoir été interdit dans les statuts mêmes de la société de linguistique de Paris. Pour des détails sur la question, voir Sylvain Auroux : La question de l’origine des langues ( P.U.F 2007).
Cet attendu s’énonce ainsi : attendu que les humains se comprennent puisque toutes les langues sont intertraductibles, alors elles ont une origine commune dans le langage. D’où un premier résultat, dont je me suis imposé l’examen pour relancer le travail du cycle.
Il se peut que, dans la triade saussurienne, le langage commande à la langue et à la parole, mais c’est pour jouer seulement le rôle d’une origine, et chacun sait que, depuis l’instauration de la science classique par Galilée, si une science peut s’occuper d’un début, elle n’a rien à dire sur une origine.
Dès lors , nous nous trouvons d’ emblée devant une alternative : soit on abandonne toutes les questions d’ origine , au motif qu’elles ne peuvent recevoir un traitement scientifique, soit une certaine discipline ( et vous aurez reconnu la philosophie) prend en charge lesdites origines , tout en en payant le prix : ne plus pouvoir prétendre au rang de science au sens moderne.
C’est ici l’occasion de se souvenir que, jusqu’à la révolution moderne instaurée par Kant, la philosophie passait pour la seule science digne de ce nom… C’est ainsi qu’à la fin de l’Antiquité, on rencontre encore couramment la définition suivante pour la philosophie : « la science des choses divines et humaines ».
2 : D’où une première thèse pour commencer cette conférence, qui est elle-même le pivot du cycle.
Cette thèse assure que le langage est un objet philosophique, ce qui me permet d’ en résumer les principaux acquis, déjà anciens, puisqu’à un moment donné de la modernité, l’étude de cet objet sera abandonné , au bénéfice de réflexion sur les rapports entre la pensée et son expression. KANT est là aussi fondateur, puisqu’il est facile de vérifier dans un quelconque résumé de son œuvre que le langage n’est plus du tout un objet pour lui.
Ce premier acquis est en lui-même décisif, ce qui est logique pour ce qui est premier : il s’agit de l’inscription du langage dans un ensemble plus vaste, ce qui va donner à ce qu’il a de propre un statut différentiel. Pour bien mesurer la portée de cet acquis, faisons le détour suivant : de même que l’opposition cardinale du droit est celle qu’il pose entre les choses et les personnes, l’opposition cardinale en philosophie est celle qu’il faut instaurer entre agir et connaître.
À cet égard, parce que toute opposition rationnelle est justifiée par la pertinence du critère qui la rend possible ( dans le cas du droit, ce critère est la propriété), on conçoit vite que l’action s’oppose à la connaissance selon le critère du changement. Il y a connaissance lorsque l’opération ne change pas ce qu’elle connaît (ce principe métaphysique suffit à fonder le postulat d’objectivité) tandis qu’une action se reconnaît au fait qu’après qu’elle a eu lieu, le monde où elle s’insère n’est plus le même. Sur cette supposition, se sont constituées deux philosophies du langage distinctes.
Soit vous considérez que le langage change le monde, et il relève alors de la sphère de l’action, soit il ne change rien au monde, qu’il ne fait tout au plus que doubler, au sens où l’on parle d’une doublure, et le langage peut alors relever de la sphère de la connaissance. Pour ma part, je postule que le langage est de l’ordre de l’action, ce terme étant d’ailleurs lui-même à préciser , car il est utile et fécond de distinguer « faire » et « agir » , mais en ce cas il faut préciser ce que je nommais ci-dessus le propre du langage parmi les moyens d’action.
Je l’expliciterais volontiers en parlant d’un moyen d’action de l’ordre d’un traitement, en ce sens très précis que disposer du langage permet de traiter A comme B, au sens où grâce au langage A est en même temps B. Il s’avère que ce type de traitement est constitutif du concept de signe. Car un signe a ceci de propre qu’il permet de prendre en compte un certain type d’absence. Ainsi ce qui fait signe ne pourra jamais être définitivement absent. Or c’est précisément par la porte de l’absence que l’on peut entrer dans l’œuvre de DERRIDA (1930-2004).
I ) L’IMPOSSIBILITE de l‘ORIGINE.
3 : DERRIDA vient de la phénoménologie, c’est-à-dire d’une école philosophique dans laquelle il s’agit de rendre ses droits à la constitution par rapport au constitué. Tout se passe en effet comme si HUSSERL , le fondateur de cette école, qui n’était pas lui-même d’abord professeur de philosophie, considérait que la philosophie est devenue trop savante. La phénoménologie se présente donc comme une philosophie qui veut être un remède à certains excès philosophiques. Autrement dit, cette pratique savante comporterait une perte inévitable de ce qui est pourtant essentiel, à savoir ce qu’on veut obtenir en philosophant , qui se nommait à l’ origine la sagesse.
Le paradoxe de l’orientation phénoménologique tient alors au projet de HUSSERL lui-même : en un sens, la perte du sens de l’élan initial est inévitable, mais en un autre sens, HUSSERL suppose que l’on pourrait y remédier. Ce remède passe par un changement de méthode , notamment par une manière de savoir faire durer un moment que les autres écoles philosophiques escamotent ou abrègent le plus souvent : le moment de la description. Autrement dit : il n’y aurait pas de description savante …
Or il y a une raison doctrinale forte à cette élision ordinaire : cette raison réside dans la conviction philosophie initiale que nous vivons dans un monde de simulacres. Autrement dit, c’est parce que les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être que l’opération de description paraît frivole dans les autres écoles philosophiques. HUSSERL répliquerait à cela que cette tradition philosophique dominante repose sur une confusion entre l’apparence et l’apparition, c’est-à-dire entre un statut et un événement. La philosophie savante aurait donc « oublié » l’importance du moment de description des apparitions comprises comme les événements par lesquels quelque chose paraît.
DERRIDA, dont le premier ouvrage porte sur un livre de HUSSERL, se rattache ainsi clairement à cette approche phénoménologique, qui se veut favorable à une sorte de seconde naïveté, une naïveté ultérieure, si cette expression n’est pas trop contradictoire. Cela dit , comme tous les philosophes originaux, il y a un aspect dissident dans le travail de DERRIDA, et cet aspect tient à une interposition. C’est pourquoi la forme propre de sa naïveté fut perçue comme une violence à l’égard des acquis contemporains
En effet, HUSSERL, né en 1859, a choisi HEIDEGGER , né en 1889, pour lui succéder à la tête de l’école phénoménologique dans la conviction que cette succession serait alors une continuité. Nous savons aujourd’hui qu’il n’ en a rien été , et un des enjeux à l’horizon de cette conférence sera donc de saisir ce qu’il en est d’un premier DERRIDA, compris entre HUSSERL et HEIDEGGER.
A / Le projet de la déconstruction.
4 : Le nom de DERRIDA est désormais associé, et sans doute pour longtemps, au mot de « déconstruction » comme résumant son projet. Ce terme de « déconstruction », parce qu’il est plutôt un horizon qu’ une procédure entièrement codifiée, ne peut pas recevoir de définition simple comme les méthodes philosophie classiques , par exemple l’analyse cartésienne ou la critique kantienne. Néanmoins, on peut approcher du sens de ce projet en situant le terme qui le désigne comme tenant sa valeur du refus de deux autres termes voisins. C’est ainsi qu’une déconstruction n’est ni une simple destruction ni pour autant une reconstruction.
Le projet de la philosophie comprise comme destruction peut être associé commodément à l’œuvre de NIETZSCHE, qui disait philosopher « à coup de marteau » . Car il convient de détruire ce qui est nocif, pour autant qu’aucun autre traitement n’est vraiment sérieux. Une telle démarche postule que NIETZSCHE aurait découvert, en quelque façon, l’origine de tout ce qui est mauvais, et donc qu’il y aurait enfin un terme au travail philosophique de sorte que, par conséquent, on saurait aussi quand et comment le commencer. Or c’ est un trait constant de la pensée de DERRIDA de récuser tout accès définitif à un quelconque donné originaire. Dès lors la déconstruction ne peut pas être une destruction (Zerstreuung).
Mais elle n’est pas non plus une reconstruction, ni même d’ailleurs une simple préparation pour celle-ci, au sens où l’on a par exemple démonté pierre par pierre le temple égyptien d’Aswan pour le reconstituer plus haut après la mise en œuvre du barrage dont le lac de rétention devait le submerger. Le projet de la philosophie comprise comme reconstruction peut être associé commodément à l’œuvre de DESCARTES, qui assure qu’on n’est pas un humain digne de ce nom si l’ on n’a pas , au moins une fois dans sa vie , examiner tout ce que l’on croit sans reste.
Là aussi, la démarche de DERRIDA est manifestement étrangère à un tel projet, pour une raison d’ailleurs voisine de celle qui lui fait récuser la perspective de la destruction. En effet , DESCARTES arrête son examen suspicieux quand il a rencontré ce qu’il nomme en latin « fundamentum inconcussum » (un fondement incassable) : en l’occurrence le cogito. Or, encore une fois, DERRIDA fait manifestement de la déconstruction une démarche qui n’a pas de terme : elle est indéfiniment réitérable. On notera que les deux programmes : destruction comme reconstruction ont en commun de supposer qu’ ils sont des entreprises finies , avec un début et une fin.
5 : Le projet de la déconstruction relève cependant aussi d’une raison positive car immanente, à savoir sans référence à sa distinction à l’égard d’autres projets. Cette raison positive peut être bien approchée à l’occasion du traitement précis que doit recevoir la croyance la plus commune à l’égard du langage. Or cette croyance postule que le langage est une manière de sortir du présent , surtout quand ce présent est le présent d’une absence.
C’est ainsi que, comme je l’ai déjà fait lors des deux premières conférences du cycle, le langage est classiquement posé comme l’expérience d’une transcendance : soit celle du monde, soit celle de la pensée. On voit par là que la doxa confère au langage une inconsistance manifeste : il est censé être un dispositif originaire, alors qu’il repose déjà sur l’évidence supposée de l’opposition présence/absence …
DERRIDA présuppose au contraire que le langage est clos sur lui-même , en radicalisant la thèse saussurienne sur la nature de la langue, dans laquelle un signe ne renvoie, sous le régime de la nécessité, qu’à un autre signe. On pourrait ainsi parler d’un hypersaussurisme chez le premier DERRIDA, et en l’occurrence d’une manière de pousser à la limite une thèse de SAUSSURE, au motif que celui-ci n’a pas défini lui-même la limite de validité de son concept, allant ainsi contre les pratiques usuelles de la catégorie de concept.
Cet hypersaussurisme conduit à ce que je nommerai la première thèse fondamentale de la pensée de DERRIDA , qu’ il énonce à l’ occasion d’une étude d’ un auteur : ROUSSEAU , auquel il aura consacré bien des pages tout au long de son œuvre : « Il n’y a pas de hors-texte. » De la grammatologie. Seconde partie, chapitre 2 Minuit 1967 page 227
Deux aspects de cette citation me semblent décisifs. D’une part, la substitution du concept de texte (notamment à cause des connotations qu’il permet avec les mots de texture et de textile) au concept familier permettant de dire le contenu d’une œuvre littéraire, ce contenu pouvant être nommé son « propos », son « intrigue », son « histoire », etc. D’autre part, le registre déclaratif (« il n’y a pas… ») sur lequel s’énonce l’absence de toute extériorité au travail de l’écriture qui aboutit à un texte. Or, pour autant que le niveau déclaratif est celui du constat d’une évidence qui s’impose sans décision, il s’agit à ce niveau de prendre seulement acte d’une absence qui s’avère pour le coup sans suppléance possible…
B / Le concept de différAnce.
6 : Encore une fois, il n’y a pas d’argument d’autorité en philosophie et ce n’est donc pas le prestige acquis par DERRIDA qui peut suffire à valider une proposition aussi transgressive que celle qui énonce le refus de tout hors-texte. En effet, une proposition philosophique n’a de valeur que sous au moins l’ une de ces deux conditions : permettre de saisir l’enjeu plus global d’une entreprise philosophique, ou permettre le rapprochement entre deux champs qui passaient jusqu’alors pour résolument hétérogènes. Je postule ici que la thèse précitée facilite l’approche de ce qui est en jeu dans la déconstruction comme procédure en droit interminable ou encore indéfinie.
On pourrait croire que cette « pensée centrale » est tournée contre la croyance en une transcendance de la pensée par rapport à ce qui permet de la formuler , croyance qui fonde d’ailleurs la rationalité de la conviction qu’une seule et même signification puisse se dire à l’ identique plusieurs fois et de diverses façons. Je suppose même que le projet de DERRIDA est encore plus radical : même son auteur supposé ne se veut pas autre et extérieur à son texte, et donc transcendant à ce qu’il écrit. Il s’agit d’ailleurs là d’une simple cohérence : s’il n’y a jamais rien d’ extérieur à ce tissage du langage avec lui-même que nos contemporains nomment un texte , alors son auteur ne possède aucune autorité particulière sur ce qu’il écrit, même dans la croyance, d ’ailleurs erronée, qu’il y a un sens initial à ce qui s’écrit.
Et parce que l’initial ou l’originaire tendent tôt ou tard à être pris comme ultime ou définitif, l’enjeu d’un tel travail est donc bel et bien de reporter sans cesse le moment où l’on croira que l’on tient enfin le sens de ce qui fut ainsi dit. La thèse qu’il n’y a ni référence ni signification ultimes est donc un corollaire direct de la « pensée centrale » de DERRIDA. On notera d’emblée que ce refus de toute autorité textuelle a des conséquences politiques directes et immédiates : aucun littéralisme n’est légitime, et l’on sait que tout fondamentalisme devient tôt ou tard un littéralisme. Parce que la recherche de l’originaire est hantée par le désir qu’il devienne définitif, il importe à DERRIDA de contrecarrer une telle recherche, même si elle soutient la plus grande part du passé de la philosophie…On ne se fait guère d’amis avec un tel projet !
7 : Ce mouvement de désappropriation de la signification d’un usage quelconque du langage donne accès au deuxième concept caractéristique de la méthode de DERRIDA : celui de différAnce. Pour bien saisir la chose, il convient de remonter jusqu’à ARISTOTE qui pose la première certitude en matière de langage : « Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme. » De l’interprétation.Chapitre premier. 16 a 3 GF 2007 page 261
Nous disposons ainsi d’une identité initiale assurée par le fait que tout sujet parlant s’entend parler quand il parle, de sorte qu’il modifie ainsi l’état de son âme. On voit par là en quoi ARISTOTE est un philosophe réaliste, c’est-à-dire un philosophe qui postule que la réalité n’est pas une construction psychique, mais qu’elle préexiste à toute élaboration. Or , en l’occurrence, la réalité, c’est l’âme, à savoir la sensibilité toujours déjà affectée , puisqu’ il n’ y a pas d’exemple possible d’une âme qui pourrait se tenir à l’écart de toute stimulation , car la présence du monde est permanente et le sensible ne peut dès lors manquer d’en être modifié chez le sujet qui l‘abrite.
C’est exactement à cette croyance réaliste que s’en prend DERRIDA, qui considère qu’elle n’est pas tenable. Par conséquent, ce n’est pas réellement que je suis le même, mais seulement idéalement , selon un processus qui requiert donc une suite de décisions.
ARISTOTE a donc peut-être raison, mais en tout cas pas au nom des raisons qu’ils invoque. Ainsi nul n’ a jamais accès à lui-même et doit se contenter même à ce niveau d’ une approche indéfiniment reportée. Et comme le verbe « différer » signifie en français à la fois « distinguer » et « reporter », DERRIDA pose que les significations font toujours l’objet d’une différAnce, le néologisme étant là pour marquer la simultanéité des deux usages concomitants du verbe « différer ». On notera aussi que la graphie du mot « différAnce » n’est perceptible qu’à l’écrit, ce qui peut servir d’illustration à une autre thèse centrale de la pensée de DERRIDA : l’écriture ne sert jamais de consignation d’une parole qui serait censée toujours déjà la précéder. J’y reviens en seconde partie car cet aspect est manifestement décisif.
Transition de I à II :
8 : Ce qui peut donc être décrit comme le second concept caractéristique du travail de DERRIDA : celui de « différAnce » a donc l’intérêt d’illustrer dans sa graphie même ce qu’il est censé permettre d’effectuer. Tout ce qui s’écrit permet d’effectuer ce qu’il dit sans avoir à le proclamer. Un tel phénomène n’est pas exceptionnel mais au contraire inhérent à la démarche de notre auteur, qui refuse toute position d’extériorité à l’égard de ce qu’il traite.
Mais comme, dans la tradition philosophique dominante, la possibilité de surplomber ce dont on parle est le fondement de l’objectivité à laquelle doit obéir l’idéal philosophique, on conçoit pourquoi DERRIDA a pu faire l’objet d’une véritable haine, articulée à sa qualification de penseur irrationnel. S’il est hors de question de chercher à justifier cette haine, qui prit notamment la forme du refus de lui accorder le moindre poste de professeur de l’université française, ce qui l’a conduit à une carrière menée entre l’E.N.S. de Paris et l’École Pratique des Hautes Études, pour ne rien dire de ses séminaires américains, on peut néanmoins chercher à en comprendre les motifs.
Or, si DERRIDA « a raison », selon une expression qu’il n’aurait d’ailleurs pas acceptée, c’est l’ensemble des travaux contemporains en philosophie, et même avant, qui se trouve privé de toute assurance, parce qu’ils relèvent tous d’une des deux figures que DERRIDA déconstruit avec constance : celle du fondement et celle de l’achèvement.
Occasion pour moi de tenter maintenant une définition de la déconstruction, contre l’avis constant de DERRIDA. L’analyse philosophique repose depuis PLATON sur une procédure de division tournée vers l’amont, procédure supposée permettre d’attribuer la réalité analysée à l’une des parties divisées. De plus, cette pratique classique est mise en œuvre de telle manière qu’on est toujours censé aboutir à une opposition primordiale dont l’évidence ne peut être contestée. Or c’est avec le primordial, comme avec son symétrique : l’ultime, que DERRIDA expose que nous sommes condamnés à rompre , parce qu’une telle recherche s’avère en vérité inopérable. Notons au passage la nature précise de l’entreprise de DERRIDA : il ne s’agit pas d’un devoir moral, dans lequel on devrait cesser de pratiquer une activité nocive. Il s’agit de prendre acte de l’échec de ce que la philosophie faisait.
II ) LE MIRAGE de la PRESENCE :
9 : DERRIDA s’en prend donc aux certitudes en apparence les mieux établies de la tradition philosophique rassemblée, depuis ARISTOTE, sous le nom de « métaphysique ». On pourrait objecter à cette entreprise qu’elle ne fait rien de plus que reconduire la tradition déstabilisante de la philosophie critique , dont un bon exemple est la démarche cartésienne envers la philosophie médiévale, également connu comme « scolastique ». Or cette objection doit être récusé parce que DERRIDA refuse toute perspective dans laquelle on pourrait un jour enfin être en présence d’une vérité définitive, serait elle-même la vérité subjective d’un sujet enfin rendu à lui-même. Toute critique s’avère insuffisante parce qu’elle s’effectue tôt ou tard au nom un fondement enfin saisi comme tel.
Le langage ne peut donc pas être le moyen d’accès à une première vérité non pas du fait d’ une impuissance essentielle du langage à saisir ce qui importe (DERRIDA n’est pas BERGSON) mais parce que l’ expression de « première vérité » est inconsistante , c’est-à-dire logiquement contradictoire. Si donc la vérité peut recevoir un statut, ce sera celui d’un processus, et non pas d’un lieu pour une destination, serait elle-même la lettre. Là aussi la haine dont DERRIDA a fait l’objet s’avère intéressée : sa déconstruction de la théorie de la vérité qui renvoie de proche en proche à une première vérité n’équivaut pas à un abandon de toute théorie de la vérité.
Ainsi, dans un des livres essentiels du premier DERRIDA, la grammatologie est clairement désignée comme « science de l’écriture », alors que là où il y a projet de science, il en va toujours de la vérité. DERRIDA ne se livre donc pas à l’abandon irrationnel de la norme de la vérité, mais il déconstruit la conviction naïve qu’elle ne serait rien d’autre que l’effet nécessaire d’un simple approfondissement. En vérité, la vérité n’est jamais disponible : « Je répéterai donc, laissant à cette proposition et à la forme de ce verbe tous leurs pouvoirs disséminateurs : il FAUT la vérité. » Positions. Minuit 1972 page 80 note 3 Cette citation ne peut être entendue si l’on ne se souvient pas que l’expérience à quoi renvoie le verbe « falloir » est celle de ce qui fait défaut. Ce qu’il faut manque à l’appel.
A / La science de l’écriture.
10 : Celui qui a reçu a posteriori le statut de première autorité philosophique : Socrate, a sans doute engagé le travail philosophique dans une perspective qui en est venue à paraître naturelle du simple fait de sa consolidation. Cette perspective est celle du bien-fondé d’une abstinence devant l’ écriture , puisqu’il est constant que Socrate est « celui qui n’écrit pas » selon un mot de NIETZSCHE qui figure en exergue du premier chapitre de De la Grammatologie. Dès lors si, pour la parole, la philosophie commence avec ARISTOTE (voir ici même au § 7), pour l’écriture, l’affaire commence avec PLATON , et même précisément avec une parole qui prétend dire la vérité sur l’écriture, parole que l’on trouve dans un mythe figurant dans le Phèdre de PLATON.
Réduit à l’essentiel, ce mythe raconte l’histoire suivante, censée figurer une origine de l’ écriture. Un ingénieur présente au pharaon l’ invention de l’ écriture comme un remède aux défaillances de la mémoire, et en cela comme un bienfait. Or le pharaon refuse cette invention en remarquant au passage que c’est donc un art différent d’inventer, et de savoir la valeur de ce qu’ on invente . Car selon le pharaon, l’ écriture produira l’oubli au lieu de renforcer la mémoire. Le seul avantage que pharaon lui reconnaît est de faciliter le processus de remémoration, sans agir sur sa constitution. Ce mythe a orienté la lecture moderne du dialogue comme signifiant que toute écriture est parricide, pour autant que la lecture permet ensuite de supplanter l’auteur, et de croire qu’on sait mieux que lui ce qu’il aura dit.
PLATON se présente ainsi comme le disciple fidèle de SOCRATE qui n’ écrivait pas , mais aussi comme le tenant d’ une conception du langage censée permettre la plus grande proximité du dire et du dit. Dans un article fameux d’une centaine de pages, paru dans la revue Tel Quel en 1966 dans deux livraisons successives (n° 32 & 33), DERRIDA souligne combien il importe que PLATON présente l’écriture comme un cas de « pharmakon », soit un produit qui est tantôt poison, tantôt remède, sans qu’un savoir certain de ce qu’il en est soit jamais disponible. C’est pourquoi on peut soupçonner que dans toute origine, il n’y a pas le simple, mais plutôt l’ambivalent. Et toute bonne pharmacie doit se souvenir que ce qui s’inscrit est équivoque.
11 : Ce moment de l’œuvre de DERRIDA, canonique de sa méthode, peut du reste conduire à une lecture tentante mais erronée : celle qui ferait dire au philosophe que ce n’est pas la parole qui est la spontanéité du langage, mais l’écriture.
En effet, si DERRIDA affirmait simplement cela, ce qu’il ne fait jamais , il n’aurait procédé qu’à une substitution des occupants, en maintenant les relations entre les places.
Or nous étions alors en pleine vague structuraliste, c’est-à-dire à un moment où il passait pour évident qu’une structure est une invariance de places, celles-ci n’étant jamais modifiées par leurs occupants. DERRIDA ne prend pas à partie tel ou tel maître, car c’est à une certaine organisation de la maîtrise qu’il en a. Qu’ il s’agisse de parole ou d’écriture, la déconstruction montre que quand l’enjeu est une maintenance de la vérité, garantie ou déléguée, il s’agit toujours de garder la main sur elle.
La déconstruction de la dévaluation de l’écriture montre donc que cette dévaluation repose sur la réduction de l’écriture à une simple transcription. Dans cette conception, l’écriture serait toujours un travail second, c’est-à-dire à peine un travail : une tâche servile. DERRIDA montre ainsi que, dans la dévaluation à laquelle il procède, le pharaon fait en effet fond sur une opposition inquestionnée, qu’il importe alors ultérieurement de déconstruire : celle du dedans et du dehors.
L’écriture serait censée affecter l’âme du dehors, de sorte que l’âme lui est étrangère, ce pourquoi nous devons apprendre notre alphabet et conserver nos lettres.
La déconstruction de la condamnation de l’écriture fait donc découvrir, chemin faisant, une méfiance à l’égard de ce qui est étranger, puisque toute lettre reste étrangère à une parole qu’elle se contente de fixer, c’est-à-dire d’interpréter. On voit par là qu’une théorie de l’hospitalité est à l’œuvre dans la dévaluation de l’écriture comme servante d’une parole toujours antérieure et fondatrice. La traduction, puisque toute traduction est d’emblée une interprétation, est donc une activité originaire et non pas dérivée. Il n’y a donc pas de « parole authentique » que l’interprétation viendrait seulement de façon tardive soutenir ou parasiter, mais il y a indistinctement dès le début un texte et son commentaire. En effet c’est son commentaire qui attire notre attention sur un texte et le fait dès lors exister en tant que tel.
B/ Le coup de la dissémination.
12 : L’évaluation de l’écriture s’est faite, à un moment donné du processus de déconstruction, au nom d’une opposition, elle-même à déconstruire, qui mettait en rapport le vivant et le mort. Cette opposition assurait à l’ écriture une troisième posture : la survie, qu’il faut paradoxalement décrire comme une vie qui n’était pas encore présente avant la mort . En effet un écrivain qui survit en tant que tel à son décès n’ avait pas cette vie de son vivant. La survie est donc la chance de vie que donne la mort, ou en tout cas certaines morts. On peut dire aussi que tout survivant déconstruit la simplicité, apparente et trompeuse, de l’opposition simple de ce qui est vivant et de ce qui est mort.
Peut-on dire pour autant que le commentaire d’ un texte assure sa survie ? Sommes-nous autorisés à dire , d’une autorité qui nous est d’ailleurs paradoxalement conférée par PLATON lui-même, que c’est le commentaire de PLATON, par exemple, qui fait exister PLATON ? En un sens il en est bien ainsi, pour autant que toute lecture est une édition. Mais le plus étrange est peut-être que le motif de la déconstruction nous libère d’un imaginaire des commencements qui seraient pris dans une différence simple, telle que la différence sexuelle.
Car , depuis toujours , le travail de la pensée est décrit à l’ aide des métaphores de la reproduction, selon ses diverses guises, de la simple division de l’antérieur jusqu’à la génération d’un tiers , en passant par toutes les formes de la simple transmission. DERRIDA montre ainsi qu’on peut éviter le report indéfini de la fécondité d’une œuvre à l’après coup toujours différé de sa réception. Il n’y a sans doute pas de philosophe aussi étranger au vitalisme que DERRIDA . Rappelons qu’ on entend par « vitalisme » cette tradition selon laquelle le vivant n’est pas réductible à ses conditions.Non pas que DERRIDA plaide au contraire pour une telle réduction , car une fois de plus, il invente ou accentue le sens d’un mot pour déconstruire l’évidence d’un couple. Ici, le couple séparé est le couple de ce qui sème et de ce qui porte, le couple qui avait permis jusque-là de penser le nombre des commentaires ultérieurs d’un texte comme un signe de sa fécondité.
13 : En effet si un commentaire n’est jamais ultérieur, mais simultané et en cela constitutif du texte qu’il commente, alors tout le champ sémantique de la métaphore de la semence se trouve anticipé par là-même. Traditionnellement, la problématique du séminal imposait en effet une représentation d’un effet différé, ou encore d’un après-coup.
C’est ainsi qu’ on se représente que ce qui est semé a besoin de temps pour germer et mûrir, et requiert pour cela un abri pendant ce délai. C’est ce que DERRIDA travaille au moyen de ce dont je fais le quatrième concept fondamental de cette présentation de l’auteur, conduite selon le fil conducteur de langage, à savoir le concept de dissémination. Analytiquement, une dissémination est une espèce dans le genre de la dispersion . Et le propre de cette espèce est qu’elle disperse une semence, c’est-à-dire la possibilité de son renouvellement : on dit même quelquefois de sa reproduction.
La question devient ainsi de savoir ce qui se dissémine, et ce qui est disséminé. Une erreur majeure serait alors de supposer qu’il s’agit de la signification, et qu’en somme la déconstruction ne serait rien de plus qu’une simple pluralisation des significations.
Ce serait réduire la déconstruction à une herméneutique, alors que DERRIDA s’est toujours prémuni contre les réductions. En outre , l’importance de l’herméneutique dans la philosophie du Xxème siècle ( en particulier chez RICOEUR ) aura montré qu’elle se fait au nom d’une origine ( le statut exceptionnel d’un texte , notamment quand il est « saint ») et d’un enjeu : le soustraire à une lecture le réinscrivant dans les flux textuels ordinaires. Cette sorte de définition qu’il donnait à la fin de sa vie lorsqu’on insistait pour qu’il définisse la déconstruction peut nous mettre sur le chemin de ce qui doit être ainsi approché . DERRIDA proposait en effet la maxime : « Plus d’une langue. »
Le premier niveau de signification de cette maxime mettrait l’accent sur la référence à la langue, et non pas la signification. Ainsi c’est l’accès aux manières de dire qui importe dans la dissémination, ce en quoi DERRIDA souligne combien la philosophie est sur ce point proche de la littérature, dans laquelle, au moins quand elle est moderne, les pratiques de citation en langue étrangère sont légion. La dissémination est alors une situation dans laquelle on ne prend pas une citation comme citation . Car si quelque chose peut être dit à un moment donné d’un texte, c’ est qu’il était déjà appelé dans ce qu’ il était en train de dire. On se souviendra ici précisément que l’identification d’une citation comme telle repose sur la convention typographique des italiques, pur phénomène d’écriture qui ne s’entend donc pas.
Conclusion :
14 : Le premier DERRIDA n’a donc cessé de se confronter au thème du langage, sans l’affronter directement, et cela pour une raison qui tient à ce qui est volontiers présenté comme « le derridisme vulgaire » (selon une formule de Jean-Michel SALANSKIS dans un remarquable article : Déconstruction et linguistic turn , dans le recueil coordonné par Charles RAMOND : Derrida : la déconstruction. P.U.F. collection Débats philosophiques. 2005 page 21) , à savoir que : « Tout est langage ».
Il est aisé de montrer qu’une telle lecture est fautive voire malveillante. En effet, si le langage était le tout de ce qui est, alors il n’existerait aucun poste extérieur qui permettrait de le prendre comme objet au moyen d’un outil qui ne serait pas lui-même le langage. En un sens, nous avons donc avec cette œuvre, comme d’ailleurs avec celle de DELEUZE , mais d’une tout autre façon, une philosophie de la stricte immanence. Car il manque à cette pensée la condition nécessaire, mais non suffisante, de toute transcendance, à savoir une position d’extériorité.
Pour ma part , j’ objecterais à cette lecture immanentiste ce que j’oppose aussi à DELEUZE : ce n’est pas pour tel sujet incarné, et donc pour tel ou tel corps, que cette immanence est effective, puisqu’il s’agit d’une décision initiale, presque un principe, voire un archi principe, c’est-à-dire ce qui permet qu’un principe soit traité comme tel.
En somme mon objection est qu’une immanence reste une forme d’identité. Or on ne peut rien commencer par une identité dans une pensée qui pose comme archiprincipe que le sujet ne coïncide pas avec lui même, du fait incontestable du processus de l’autoaffection. Puisque je m’entends toujours parler, je ne puis être réduit au statut de simple émetteur.
Si DERRIDA avait continué à s’intéresser au langage en tant que tel , c’est-à-dire la capacité de faire signifier l’insignifiant, ce qu’il cesse de faire après la publication de son : De la grammatologie , il dirait que le langage n’est pas une capacité mais une institution. Je veux dire par là qu’après un phénomène langagier quelconque, le monde ne peut plus être le même : il est devenu le lieu d’une soustraction qui est aussitôt une introduction, deux opérations simultanées dont la conjonction définit ce qu’on pourrait nommer une transformation, ou un change.
Dire que le langage « donne le change » signifie pour moi d’abord que le monde ne peut plus être pris comme un bloc, mais qu’il est fractionné par les lettres qui le divisent . Mais cela signifie aussi que cette littéralisation du monde tend à nous le faire prendre pour notre habitat normal , et à nous faire devenir « cosmopolites » , c’est-à-dire littéralement citoyen du monde.
Mais je ne vous aurai ainsi présenté ce soir que l’essentiel du premier DERRIDA, celui qui constitue sa pensée dans la décennie 1962-72, au fil de ses sept premiers livres. Or, à l’exception d’un essai sur FREUD publié d’abord en revue en 1966, DERRIDA ne se soucie pas encore de ce que devient le langage dans la transformation de la psychanalyse opérée par LACAN. Je m’efforcerai d’en dire l’essentiel dans deux semaines, avant de clore ce cycle sur la manière dont DERRIDA a vieilli soudain LACAN, en le renvoyant à la métaphysique la plus traditionnelle.
