le 23 juin 2008
Il y a des périodes où l’on a envie de sortir la grosse artillerie. Mais ce n’est pas la raison des initiales qui font titre : « DCA » pour « Démonstration, Calcul, Amour ». J’espère qu’après notre discussion le rassemblement de ces trois mots vous évoquent davantage que le raton-laveur de Prévert !
Lors de notre dernière séance, je me demandais si chaque moment scientifique entraînait un changement dans la logique. Ce que j’ai tenté de vérifier dans un livre que m’a conseillé un chercheur en informatique familier en un certain sens, de la psychanalyse. Je vous recommande la lecture de Gilles Dowek, Les métamorphoses du cacul – Une étonnante histoire de mathématiques, Paris, Le Pommier, 2007. Je n’ai pas la prétention de résumer cet ouvrage. J’en retiens seulement quelques aspects, au risque de les dénaturer en les sortant de leur contexte – parce qu’ils me paraissent confirmer latéralement notre approche de l’ascience. Posons comme départ une remarque simple qui figure dans l’ouvrage : « Le principe même de la démarche scientifique est de trouver une raison unique ou qui explique la régularité d’un phénomène. C’est ce qu’on appelle une ‘’explication‘’. Et c’est cette raison que la démonstration devrait donner (…) » (p. 173).
Gilles Dowek montre que les mathématiciens grecs (du cinquième siècle avant J.C.) n’ont pu recourir aux logiques proposées par leurs contemporains philosophes « pour formuler les raisonnements de l’arithmétique et de la géométrie naissante : parce que ces logiques n’étaient pas assez riche » (26). Or, c’est précisément sur la question de l’infini – celle-là même que Lacan résout, on s’en souvient, en substituant l’énumérable à la topologie du rond ou de la droite infinie (Pierre Bruno) – que le raisonnement (la démonstration) et le calcul se disjoignent. Le géomètre mesure un univers fini par définition ; mais les mathématiques lui permettent de penser aussi bien une droite infinie ou un ensemble infini de nombres. Le savant grec choisit le raisonnement contre le calcul. Cependant on notera la forme que prend la question pour lui : comment l’infini tiendrait-il dans un monde fini – idée qui lui répugne – ? La démonstration et le calcul s’opposent concrètement autour d’une appréhension existentielle en quelque sorte du problème de l’infini.
Nous devrions donc pouvoir constater, après ce double moment arithmétique et géométrique, un changement de logique. Or ce n’est pas le cas – ou, alors, il y faut beaucoup de temps. Il faut attendre en effet le XVIIème siècle pour que Gottfried Wilhelm Leibniz effectue une première tentative, et bien sûr, 1879, pour que Gottlob Frege fournisse la première proposition d’une logique du raisonnement mathématique. En fait mathématique et géométrie grecques ont emprunté deux voies différentes qui nous intéressent : les mathématiciens, eux, et jusqu’au XIXème siècle, ont laissé dans l’implicite la grammaire des propositions mathématiques et les règles de déduction(1). Par contre, depuis Euclide, au moins dans le champ de la géométrie, les savants ont explicité les axiomes – soit les propositions primitives (évidences, hypothèses, prémisses, antécédents) admises sans démonstration (parce qu’indémontrables) mais sur lesquelles la géométrie est fondée (conclusions tirées comme conséquences au moyen de règles d’inférences spécifiées). Au lieu de s’intéresser à la façon dont la méthode axiomatique prolongeait les mathématiques, et relayait les mathématiciens qui les précédaient (Mésopotamiens et Egyptiens), les grecs ont renoncé à articuler calcul et raisonnement en substituant le second au premier dans la démonstration.
L’ouvrage de Gilles Dowek s’intéresse aux conséquences de cette séparation jusqu’au moment actuel où le calcul revient, entre autre grâce à des machines sophistiquées, dans la démonstration et ouvre des perspectives inédites de raisonnement.
L’ouvrage fait grand cas du théorème de Church, lequel permet de conclure que le calcul et le raisonnement seraient bien deux choses différentes : certains problèmes de mathématiques, insolubles par le calcul, exigent le raisonnement – soit de refaire le pas grec des mathématiques de la préhistoire (constituées uniquement d’algorithme, soit de règles de cacul) aux mathématiques grecques (étayées sur des axiomes, soit des propositions indémontrables). Ainsi la mathématisation de la mécanique (sa transformation en axiomatique) entraîne que la résolution d’un problème de mécanique s’effectuera par le raisonnement et non par le calcul. Bien que la question se posera, sans doutes avec les progrès des mathématiques et de la physique, de savoir si l’on peut traduire la mécanique non plus dans un ensemble d’axiomes, mais d’algorithmes.
Church est encore l’inventeur d’un langage formel, le lambda-calcul, dans lequel on peut écrire tous les calculs et traduire y compris les langages à venir. Cette thèse a une forme psychologique et une forme physique. La forme psychologique énonce que tous les algorithmes qu’un être humain est capable d’exécuter pour résoudre un certain problème peuvent être exprimés par un ensemble de règles de calcul. La forme physique énonce la même chose à propos d’une machine, d’un système physique. Cela pourrait paraître une subtilité au matérialiste qui considère que l’homme fait partie de la nature, et n’a pas de disposition surnaturelle par rapport à la machine. Il se pourrait cependant que des machines aient un pouvoir de calcul supérieur à l’homme, alors qu’il n’existe rien dans la nature qui calcule mieux qu’un être humain (pp. 84-86). Notons seulement que ni le concept d’humain, ni celui de système physique n’appartiennent aux mathématiques : ils exigent donc une argumentation psychologique ou physique si l’on veut discuter ces thèses. Ces thèses anticipent sur celle de Gödel que je traduis familièrement ainsi : pour faire des mathématiques, il faut sortir des mathématiques.
Je passe sur le fait que cette thèse permet de démontrer pourquoi les lois de la nature sont mathématisables (96-98) – la nature est évidemment un système physique (complexe). Et si elles sont mathématisables, sont-elles calculatoires ? Si c’est le cas, on peut les exprimer par des algorithmes et pas seulement par des propositions (prédicats). L’auteur donne comme exemple aboutit d’une telle tentative – j’avoue que cela m’a surpris – la grammaire générative de Chomsky, qu’il commente : « D’un point de vue matérialiste, le fait que des êtres humains soient impliqués dans le processus d’énonciation ne change rien au fait que ces phénomènes doivent se plier aux mêmes règles que les autres phénomènes naturels » (p. 100).
Il revient à Frege d’avoir découvert la synonymie entre logique et mathématique (à distinguer donc de calculatoire) : du coup les mathématiques (qui recouvrent démonstration et calcul) sont universelles d’être identiques à la logique. La conséquence doit nous retenir. Soutenir que les mathématiques ne sont pas adéquates pour décrire les comportements humains revient à soutenir que la logique et la raison ne sont pas adéquats pour étudier le comportement humain (p. 58) ! L’auteur ramène tout ce qui est à expliquer dans l’humain à la notion de comportement (et à la biologie nécessaire à leur existence). Et il réduit l’activité humaine au raisonnement et au calcul – et, au-delà à l’information. Il est clair que la densité et la vitesse de transmission de l’information sont finies, et que du coup on peut décrire la loi de la chute des corps en langage mathématique. Mais quid de ce qui de l’humain échappe à la représentation – et donc, par définition, à l’information ? La question est-elle audible au mathématicien ? On se souvient de son effort pour intégrer le transcendant, la singularité… Jusqu’à un certain point la logique a vu le problème. La diversité des types de démonstration et de jugement en portent la trace. Ainsi distingue-t-on (la terminologie fluctue) jugement analytique (qui ne demande qu’un calcul), jugement synthétique (qui demande une démonstration), et jugement qui exige une interaction avec la nature (136-137). A dire vrai une interaction entre ces différents types de jugement est possible : ainsi il existe des jugements analytiques a postériori – qui, à la fois, permettent de résoudre des problèmes mathématiques, et reposent sur une interaction avec la nature (p. 188).
Cette tension se retrouve encore autour du constat de l’existence de deux types de proposition « il existe » dans la démonstration. Le premier concerne la démonstration qui procède en montrant l’objet : il existe un objet tel que celui-là, lequel, de ce fait, est désigné du terme de « témoin ». Le second concerne la démonstration qui, ne disposant pas de témoin, procède par « le tiers exclu » (une proposition est soit vraie, soit fausse, pas de troisième voie) (p. 120)(2). Evidemment, c’est ce second cas qui est le plus sujet à contestation et que d’aucuns rêvent de remplacer par des algorithmes (du calcul), ou par le recours à l’observation ou l’expérience a postériori…
L’ouvrage se termine sur le constat du fait que les deux démarches, démonstrative et calculatoire, avec les différents types de raisonnement, pourraient se trouver réunis, avec de nouveaux challenges en perspectives. Pourra-t-on se passer des axiomes en les transformant tous en algorithmes ? Dans quel cas peut-on remplacer un axiome par une règle de calcul et dans quel cas non ? Dans quel cas la nature est-elle mathématisable et dans quel cas non (p. 200) ? Je l’indique parce que c’est la seule trace, dans le livre, du fait que le réel pourrait bien être plus fort que le vrai et se manifester par des trous dans le savoir calculatoire. L’auteur ne soupçonne pas qu’il puisse exister une valeur « singulière » pour laquelle chaque sujet s’exclut de la définition de l’humain « pour tous ». Il est intéressant de noter que ce progrès de la logique du fait de la réunion, après des siècles de séparation, de la démonstration et du calcul, est anticipé par Lacan : déjà par son inclusion du mathème et de la topologie au discours analytique – que la psychologie dénonçait comme scientiste !
Surtout, les formules de la sexuation réunissent les deux « il existe » de la logique moderne : « il existe un x tel qu’il dit non à la fonction phallique », dont se déduit l’ensemble des x qui disent oui ; tandis que de l’autre côté, il n’existe pas de x qui dirait non parce que c’est « pas tout x » qui dit non. Là, pour ce second versant, il faut recourir à l’expérience, précisément à l’énumération (une par une, « mille e tre »), et non au « tiers exclu ». Le second « il existe » de Lacan est plus satisfaisant que celui du « tiers exclu ». En outre, le recours au dire du sujet, à l’énonciation du x (« il existe ou non un x qui dit… »), ainsi que Dowek le revendique à propos de la grammaire générative, ne peut pas être retenu contre le caractère scientifique de la formule au motif que la subjectivité ne relèverait pas du champ de la science et de la logique : l’expérience dont il s’agit est précisément celle de « l’être parlant ». Church vient au secours du caractère scientifique de la psychanalyse sur ce point !
Pierre Bruno avait justifié le réel de l’Ego par le fait qu’il fallait bien que quelque chose s’aime assez de départ pour se séparer de l’Autre et surgir du réel à l’appel du signifiant. Cette dimension de l’amour mériterait plus qu’une mention. Je la reprends ici parce que Lacan la corrèle à la séparation et au changement de discours que nous interrogeons avec la structure des moments scientifiques et ascientifiques et l’avènement d’une logique nouvelle. Par ailleurs, il associe l’amour également à la dimension si non de l’infini, du moins du « sans limite ». Ainsi, après avoir déplié la structure du miroir comme modalité d’articulation du sujet à l’Autre, Lacan attribue à la fonction de méconnaissance du moi(3) « l’inertie propre aux formations du Je où l’on peut voir la définition la plus extensives de la névrose : comme la captation du sujet par la situation qui donne la formule la plus générale de la folie, de celle qui gît entre les murs des asiles, comme de celle qui assourdit la terre de son bruit et de sa fureur ». Il enchaîne : « Les souffrances de la névrose et de la psychose sont pour nous l’école des passions de l’âme, comme le fléau de la balance psychanalytique, quand nous calculons l’inclinaison de sa menace sur des communautés entières, nous donne l’indice d’amortissement des passions de la cité » (souligné par moi). Et c’est alors que Lacan avance : « A ce point de jonction de la nature et de la culture que l’anthropologie de nos jours scrute obstinément, la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude imaginaire que l’amour doit toujours redéfaire ou trancher » (souligné par moi). La psychanalyse est un bon indicateur de l’aliénation imaginaire des membres d’une communauté : aliénation que seul l’amour peut rompre !
Sautons à la fin du Séminaire 11. Le passage résonne comme un écho et une interprétation du précédent : « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. La seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre »(3). Comment l’entendre ? Est-ce à dire qu’à ce point où le sujet se réduirait enfin au S1 de son sinthome et aurait en quelque sorte un accès au réel de son être, seul l’amour pourrait rendre compte de cette séparation à l’instant radicale avec l’Autre. « Hors des limites de la loi », puisque hors de l’articulation avec l’Autre. Dans ces conditions la thèse de l’inexistence de l’Autre participe, comme le discours capitaliste, du rejet des choses de l’amour.
6 –. On se souvient que Lacan inscrit l’amour de transfert à ce point de disjonction du savoir et de la vérité que la science efface structuralement, en quelque sorte(4). Est-il forcé d’avancer que la structure de la science porte finalement la trace de la structure du sujet ? La psychanalyse s’efforce de faire la théorie de ce sujet. Est-ce que du coup elle ne change pas dans les mêmes proportions la théorie implicite de la science ? Le renouvellement de la science, moment scientifique, passe par la réouverture de la faille entre le savoir et la vérité, moment ascientifique : ne devrions-nous pas en conclure que ce moment ascientifique a « à voir » avec l’amour – au sens où la possibilité, contingente, de l’un, ne va pas sans la possibilité tout aussi contingente de l’autre ?
(1)Dowek commente : « Cette situation est fréquente dans l’histoire des sciences : quand un outil manque, on se débrouille en bricolant, et ces bricolages anticipent souvent la construction de l’outil à venir » (p. 27).
(2)- Le principe du tiers exclu (qui sera contesté au 20è siècle par Brouwer pour les domaines infinis, dans le cadre de l’intuitionnisme) exprime que si deux propositions sont contradictoires, l’une est vraie et l’autre fausse.
(3)- Les citations qui suivent sont extraites de Jacques Lacan, « Le stade du miroir… », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 99-100.
(4)- Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 248.
(5)- Pour faire bref, j’emprunte ici un commentaire à Jean-Pierre Lebrun : « Pour le dire simplement, la démarche de la science moderne comprend un implicite tout à fait fondamental sur lequel nous devons insister, celui de pouvoir disjoindre savoir et vérité, de ne plus se soucier du rapport à la vérité sauf à dire que la vérité est démontrable, c’est-à-dire à reparler de la vérité en terme de savoir. Ce dernier, devenu colonisateur de la vérité, aura constamment à se rappeler par quel coup de force il s’est institué, devra sans cesse réidentifier la faille qui le constitue, sous peine à son insu – de devenir tout savoir, de penser naïvement qu’il est possible d’assimiler la vie à du savoir » (Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Toulouse, Erès, 1997, p. 67).
