11 juin 2007
Ce que j’ai retenu d’une lecture attentive du dernier exposé de Marie-Jean Sauret, c’est qu’il faisait rebondir la question de savoir si nous pouvions identifier le moi réel originaire et l’ego tel que Lacan en fait, pour Joyce, une solution. Je ne m’empresse pas de vouloir résoudre la question. Comme au football, paraît-il, savoir patienter est une qualité essentielle. Pour autant, je ne la perds pas de vue : c’est un but.
Au début, incontestablement, était le symbolique, σ, à savoir le réseau langagier, ce que Lacan appelle d’une expression qui prend encore plus de poids si on en fait une holophrase, le ça-parle-de-lui. Il y a aussi, simultanément, le corps, ce bout de corde, corps-de équivoque Lacan, l’entour duquel étant trou. Quant au réel, si nous ne voulons pas en faire un prédicat dans des phrases comme « le langage est réel » ou « le corps est réel », il ne s’écrit qu’en présentifiant un moi qui sauve le corps de se réduire à un élément matériel du symbolique, et qui transforme le corps en élément d’écriture, non d’une écriture réduite à sa représentation par l’image, mais d’une écriture qui va permettre le nœud, soit une écriture de consistances dans l’espace qui confèrent à l’espace son statut de réel, au sens où on ne pourra modifier le nœud de plusieurs cordes que par une coupure qui change le dessus-dessous. Cette cuisine, car c’est d’une cuisine qu’il s’agit, a un ordre : S, I, moi réel originaire, ce troisième élément étant celui qui, rétroactivement, permet d’écrire le réel du nouage des deux précédents (S et I) et de lui-même. Vous voyez que, si je franchis le pas, comme j’en ai été tenté à plusieurs reprises, de considérer le moi réel originaire comme le noyau du symptôme, cette cuisine peut s’écrire : S, I, Σ, voire, puisque le Σ serait l’élément inducteur du réel, S, I, R.
Je m’abstiens toutefois de vous inviter à manger ce plat tout de suite. Je préfère, auparavant, évoquer une objection. Nous savons comment Lacan écrit la faute du nœud chez Joyce : R et S sont couplés directement. I est libre. Puis le nœud est corrigé : l’ego vient nouer, borroméennement, le couple R/S et I. Est-il possible, si Lacan a raison, de proposer des séquences ordinales de la formation de ces nœuds, nœud fictif et nœud corrigé, qui soient compatibles avec ma recette ?
Il y a beaucoup d’hypothèses formelles, mais comment se repérer pour ne pas errer d’une façon irrémédiable ?
Il y a S – le ça-parle-de-lui, qu’on peut écrire comme un premier cercle – jeté dans l’espace-temps. Il y a I, la consistance du corps. N’est-ce pas d’abord une droite infinie, qui ne fait cercle que mise en forme fermée par S (stade du miroir) ? Il y a le moi réel originaire, que je tiens pour irruption initiale d’un réel, R. Le symptôme ne viendrait qu’en quatrième, par « dédoublement », c’est le terme choisi par Lacan, du symbolique. Que veut dire, topologiquement, « dédoublement » ? Je dirai volontiers que le symbolique, à faire ensemble, sans quoi il ne fonctionne pas, génère logiquement un autre ensemble censé pouvoir le signifier comme ensemble. Or, comme l’Autre de l’Autre n’existe pas, à la place surgit un symptôme. On voit déjà que, si cette séquence tient la route, l’ego de Joyce, qui est du côté symptôme, n’est pas identique au moi réel initial, côté réel. Peut-être cela éclairerait cette énigmatique distinction, relevée par Marie-Jean Sauret narcissisme du moi/ narcissisme du désir. Bien entendu, je marche sur des œufs, mais je poursuis. Comment rendre compte maintenant du couplage direct R/S ? Il est difficile de penser que ce couplage exclurait l’incorporation, au moins une incorporation minimale, du symbolique par le corps – soit l’absence de toute identification première. On pourrait imaginer bien sûr qu’il y aurait un nœud sans faute, puis coupures et raboutages pour écrire un nœud avec faute R/S sans I. Mais ce serait s’engager dans une voie compliquée.
Il se montre aisément que si R passe au-dessus de I et, en second lieu, passe une fois au-dessus de S et une fois en dessous, nous obtenons le nœud fautif.
Soit. Nous avons écrit deux opérations constituantes du nœud fautif. Mais comment les lire ?
– R passe au-dessus de I. Ne serait-ce pas que l’aimer constituant du narcissisme premier (pour ne pas dire primaire), constituant du R donc, dont j’ai dit que c’était un aimer ne venant pas de l’Autre, nécessite un apport de l’aimer de l’Autre pour crocher la consistance de I dans l’assomption, grâce à l’Autre, de l’image spéculaire ? Cet « aimer » venant de l’Autre, quand il est absent, quelles sont les conséquences ? Il y a dans cette question même un point problématique, que je n’évite pas. Le Nom-du-Père peut-il, et comment, annuler ou neutraliser les conséquences de cette absence d’amour du côté de l’Autre maternel ? Je ne peux que poser cette question, sans y répondre. Comme il m’est arrivé de le dire, dans une conférence, l’avantage du Nom-du-Père, c’est de créer un espace homologue à celui du salon de coiffure : on peut y débiter des bêtises, et rivaliser dans l’insignifiance, sans que ça prête à conséquence. Cet espace, le sujet psychotique n’en dispose pas, ou très peu. Son aire de repos est très étroite. Sans doute est-ce une qualité, mais une qualité coûteuse. Dans une dite présentation de malade, probablement en 1976, Lacan dialogue avec Brigitte B. Ce que je retiens de ce long dialogue, d’une heure et demie, c’est le moment où Brigitte B. dit : « Une robe suspendue… j’aimerais vivre comme un habit… » Une robe, c’est une vie. « Je n’ai pas de vie, je prends la vie à l’autre, c’est ce que je recherche… » Or, à la fin de l’entretien, elle raconte qu’elle a vu une autre fille porter son gilet : « On fait ça peut-être pour dépersonnaliser. » Elle a d’ailleurs une phrase saisissante pendant son hospitalisation : « Je suis intérimaire de moi-même. » Lacan fait grand cas de cette robe suspendue. Ce qui fait que cette jeune femme, selon lui, est paraphrène est ceci : « Il y a un vêtement, et personne pour s’y glisser. » Il semble vouloir dire que si Brigitte B. s’y glissait, elle ne serait pas paraphrène. Mais il fait aussi cette remarque que personne, dans l’entourage de Brigitte B., ne peut non plus s’y glisser. Plusieurs questions émergent : ce vêtement est-il le moi réel originaire ? Non, c’est le symbolique, l’Autre, mais en tant qu’il n’a été supporté-porté par aucun vivant. Faute du Lieben venu de l’Autre, le moi réel originaire ne peut habiter aucun lieu. On peut le dire comme ça : Brigitte B., si elle se regardait dans le miroir et se retournait, aucun Autre ne la regarderait.
– R. se relie directement à S, en passant une fois dessus, une fois dessous et en se refermant. Ne serait-ce pas que, faute de la négativation phallique (–φ ) qui créerait l’écart nécessaire à maintenir entre R et S, le seul moyen pour R de retenir S serait de se nouer autour de lui ? Je vous laisse juges.
Sans doute est-il moins difficile (moins dit fissile) de proposer une lecture du nœud corrigé. L’ego, soit le symptôme propre à Joyce, borroméanise le nœud fautif en passant sous R et sur S, ce qui « emprisonne » I si I passe sur R et sous S. Cela implique que Σ se soit dédoublé de S sous la forme d’une droite non fermée.
