Clinique du fragment à l’école

7 janvier 2012
Le temps de la communauté

Ce que je vais présenter est une composition de fragments d’écriture de facture hétérogène, d’intention et temporalités différentes. Ce texte s’est pratiquement imposé à moi sous cette forme et je m’aperçois maintenant à quel point, a posteriori, il est aussi écrit ainsi comme une forme de résistance à l’homogène, contre ce qui ferait du semblable, de l’unité ou de l’harmonie. Ce que je vais dire montrera un peu, je l’espère, à quel point cette pente est actuellement une tentation implacable à l’école.

« Elle se voudrait être une clinique du coup de buttoir,

plus encore, une clinique du refus.

C’est plus chichement une clinique de la craqûre,

du craquellement, de la fêlure, de la lézarde,

et surtout de la biffure.

Biffer les mots qui tuent,

Les mots qui ensevelissent,

qui dévastent laissent un sujet hagard

sous les décombres et la poussière grise.

Juste dire non sans le cri.

Juste un refus fébrile, dans la biffure.

Juste rayer ces mots qui étranglent.

Juste faire disparaître le mot qui salit.

Nettoyer, essorer le mot

qui s’est retourné comme un scorpion

et a aveuglé de son venin

a obscurcit jusqu’au tréfonds, la pensée.

La biffure,

pour faire craquer le corset de la langue contaminée,

celle qui pétrifie et étrangle.

Expurger de son quotidien des mots

qui jettent dans l’effroi.

Reste le contournement, la ruse…

Etirer les mots jusqu’au non-sens,

jusqu’à l’absurdité.

La biffure est un retranchement.

Ces mots sont comme une lame de couteau dans la gorge :

ils ne passent pas.

Cette rondeur sécurisante, répugnante,

qui ensorcelle,

expulse un sujet à la périphérie de ceux qui comptent.

Ces mots qui fabriquent les surnuméraires [management participatif, dotation globale, réforme…],

qui laissent exsangue,

qui marquent au fer rouge,

qui laissent hébété.

Et là, ériger,

l’inconsistance,

le différé,

la débilité,

le non-nommé,

le dé-nommé.

Manier le ringard pour attiser le feu,

se débarrasser des scories, du fumier, de l’écume nauséabonde.

Pour laisser sourdre un possible.

Pour laisser sa chance à l’insurrection du sujet.

S’arrimer à d’autres mots.

S’arrimer aux mots pour s’y soutenir,

Pour s’y cacher aussi.

Pour s’y garder, intacte, une indétermination. »

Fragments d’un quotidien ordinaire et toujours recommencé… Il n’y pas très longtemps, j’ai eu en classe de première un jeune homme de 18 ans qui s’est avéré très difficile dans son comportement en classe dès le jour de la rentrée. Je savais peu de choses sur lui à part quelques éléments colportés dans l’équipe enseignante durant les premiers temps de la rentrée. J’ai donc appris qu’il avait été renvoyé d’un lycée toulousain pour avoir dégradé du matériel et « bousculé » un enseignant, qu’il avait eu pour cela des ennuis avec la Justice, qu’il était aussi convoqué par les services de police suite à une plainte de son ancienne copine pour motif de violences, qu’il vivait seul avec sa mère de 39 ans, devenue paraplégique suite à un accident de montagne. Pour dire les choses, ce jeune homme me faisait peur et je craignais un passage à l’acte dans la suite de ceux qui avaient déjà eu lieu. J’étais également assez impressionnée car ce jeune homme que nous nommerons Christophe cultivait de façon effrénée une musculature impressionnante et un culte du corps qui ne passait pas inaperçu dans une classe à grande majorité de filles.

Donc, avec Christophe, un quotidien rythmé par une inertie rare devant le travail, une capacité à se poser là, à se faire regarder et à entraîner l’entourage dans l’amusement et la parade, capacité quasiment sans égal chez ses congénères. Toujours sur le qui-vive, toujours une tension…et parfois la peur. Un jour, alors qui l’avait pour la énième fois étalé à l’envi son image de mauvais garçon, je profite d’un bref instant de tête à tête sur une coursive pour lui dire : « Christophe, vous n’êtes pas que ça, vous pouvez montrer autre chose de vous. » Il m’a fixée avec intensité et est resté là, contrairement à son habitude, interloqué, « le sifflet coupé » comme le dit J.P Lebrun. J’ai moi-même été saisie par l’effet provoqué par ma simple phrase. Par la suite, j’ai pu mesurer que quelque chose s’était passé, il s’est apaisé dans mon cours…et je n’ai plus éprouvé la peur. C’est peut-être là, dans ces instants que se niche une clinique du fragment…]

« Nos actes sont à dérouler, déplier, scruter pour y retrouver les fondements,

les linéaments, les nervures d’un déjà là.

L’invention est rebelle mais ne surgit que rarement ex nihilo.

Le plus souvent, c’est au cours d’un petit détour, d’un oubli

qu’elle s’immisce dans un quotidien toujours recommencé. Telle une entame, une érosion qui fait son oeuvre.

L’invention n’est souvent qu’une légère inclinaison, une éraflure

qui creuse un sillon sur le long cours.

Elle ne supporte que la lisière, l’entre deux, le déséquilibre.

Une lisière quasi invisible, imperceptible…

Une lisière comme une chance qui se construit à tâtons entre l’institution scolaire et le dehors.

L’école, c’est à chaque rentrée recommencée, le souffle pour une inconnue : celle de toutes ces singularités à approcher, à apprivoiser.

C’est à chaque fois, chevillé au corps, un désir brûlant de transmettre.

Ce désir, comme tant d’autres, peinera parfois à se faufiler dans les cadres d’une institution,

à s’installer dans des lieux aménagés par d’autres,

à tirer parti des opportunités,

à s’inscrire dans une équipe,

et à accepter de partager,

à s’inquiéter de ce qui va rester et de ce qui va advenir.

Comment trouver le bon pas ?

Courber le sillon, c’est risquer et initier un nouveau regard sur celui qui vient…

Un regard qui ne perce pas, un regard qui défaille, un regard qui sait flotter et se poser sur l’autre dans son altérité la plus absolue.

Un regard qui sait se détourner des possibles agacements quotidiens pour ériger l’essentiel : se rappeler chaque jour que le coeur de l’école est la transmission des savoirs.

Transmission pour un possible qui s’ouvre, une identité en devenir, une émancipation à conquérir…

Autant d’actes pour permettre à nos jeunes de trouver une place et s’y maintenir.

Pari instable et fragile sur ce qui les traverse et parfois les bouleverse.

Là, il n’est qu’une posture : le refus absolu d’épingler, le refus de l’étiquette qui court toujours au scandaleux stigmate. Pas de capture, pas de vitrification définitive.

Donc, dans cette lisière, s’autoriser à ne pas voir, à voir avec d’autres, à laisser voir à d’autres… »

Un fragment prélevé sur le cours de la vie institutionnelle : La vie de l’Ecole s’écoule dans un flot de signifiants articulés autour du DYS (de l’anormalité), flot qui gonfle, gronde et emporte l’adhésion apparente du plus grand nombre : les dys-lexie, dys-orthographie, dys-calculie, dys-praxie, dys-boulie… Tous ces DYS, dys-courent et font dys-cours pour épingler les élèves. C’est l’inflation exponentielle du signifiant DYS qui a pour charge d’enserrer l’anomalie (autre nom écrasant du symptôme !). C’est un discours qui récuse toute faille et permet une connivence « reposante » et une communauté de dénis : des enseignants, des parents, de l’élève. Connivence qui permet un certain « confort » au moins momentané, celui de ne pas se confronter à ce qui cloche, au bancal… J’évoquerai donc un évènement assez récent qui a engendré chez moi un certain malaise. Jusqu’à il y a peu de temps, avec un certain désarroi, je n’entrevoyais que peu de réaction à cet étiquetage DYS de la part de mes collègues enseignants. C’est donc relativement réjouie que je me trouve un jour au milieu d’un petit groupe d’enseignants dont je me sens proche. J’entends ce groupe dire qu’il ne supporte plus cet étiquetage justement, qu’il ne supporte plus que l’on disqualifie toute parole qui n’use pas du mot dys… Je me suis dit sur l’instant : enfin la riposte, trop de DYS, c’est trop ! Exit la pseudoscience qui dit QUE ! Enfin, un coin introduit dans cette rationalité qui se veut implacable et inébranlable… A ma grande surprise, j’ai rapidement compris dans la discussion que mes collègues cherchaient à gagner mon adhésion (en quelques minutes, en marchant sur une coursive, dans le brouhaha, c’est comme cela que se font la plupart des échanges entre enseignants) pour faire en sorte que soient discriminés, triés, les vrais des faux DYS et, ce par le biais d’une « liste officielle » qui serait élaborée par la Direction… Dans cet échange, à la va vite, comme bien trop souvent, j’ai bredouillé, en tentant de camoufler ma rage, quelque chose comme : Nous en reparlerons, pour ma part, je ne ferai pas cette démarche, elle va a contrario d’une résistance à toute cela… Et…nous n’en avons pas reparlé. Il n’y a pas eu de liste officielle, il y a eu changement de Direction…nous n’en avons jamais reparlé jusqu’à quand ? Jusqu’à quand ? Quand règne une telle confusion, il ne reste que l’acte fondamental et minimal de dire non…en attendant des jours meilleurs.]

« Et l’on se prend de toute force A vouloir biffer, et renommer, La salle de la communauté, au fond d’un dédale, cachée aux yeux de tous.

Pour y faire jaillir, y mettre en lumière, Le sale de la communauté.

Pour y triturer, La noirceur, l’abîme… »

Autre fragment prélevé sur la prévisibilité institutionnelle… Heureusement que l’on sait que le génie existe déjà en la matière chez A. Jarry ou E. Ionesco sinon on pourrait croire en une invention de ma part pour tenter de se hisser au plus haut rang de l’absurde… C’est la rentrée de septembre 2011, les enseignants sont conviés (euphémisation de : obligés…) à remettre au Conseil Pédagogique leurs projets pédagogiques. Le groupe d’enseignants auquel j’appartiens remet un écrit d’environ 10 pages sur notre projet pédagogique pour l’année à venir. Il s’agit d’un écrit librement rédigé dans sa forme et son contenu, fruit, aussi, d’une habitude de travail de pratiquement deux décennies.

Convocation du Conseil pédagogique : nous sommes deux à nous présenter et nous nous entendons dire : « Il faut que votre projet pédagogique entre dans la matrice…sinon il ne sera pas lu par la Direction » (sous-entendu et menace :… il ne sera pas financé…) « Il faut donc le refaire, le réduire, il ne faut pas que cela sorte du cadre de la matrice… » Je réponds : « Qu’est-ce que c’est cette matrice ? A quoi sert la matrice ? » Le Conseil Pédagogique : « A formater les projets… » Je questionne encore : « A quoi, ça sert de formater les projets ? » Le Conseil Pédagogique : «  ????. » Pas de réponse, notre interlocuteur reste bouche bée, sans voix devant peut-être l’incongruité de la question ? Inutile de dire que nous avons assez rapidement mis fin à l’entretien. Alors, comment enseigner, enseigné par sa cure analytique ? La cure fait muter le rapport au savoir de l’analysant, sans doute qu’il n’en sort pas indemne dans sa manière d’enseigner.

Sans vouloir chercher à tout prix des analogies entre la cure et la situation d’enseignement, il faut cependant remarquer que les deux situations ont à faire avec l’échec du savoir. Je m’explique, l’analyse débute par un défaut de savoir : je viens, je sollicite un, le psychanalyste, parce qu’un savoir me manque, me fait défaut pour comprendre pourquoi je souffre. Ceci pour dire que la question du savoir est présente d’emblée dans la cure analytique et dans l’institution scolaire. A l’école, un élève est là, d’abord parce qu’il est obligé (par la loi, les parents) mais aussi peut-être parce qu’il se reconnaît un manque de savoir, de connaissance (cela demanderait bien évidemment d’être davantage déplié). Dans les deux cas, je vais rencontrer un Autre, supposé savoir quelque chose qui me fait défaut. Alors qu’en est-il d’un enseignant enseigné pas sa cure ? De quoi est-il enseigné ? Quelle incidence sur la position qu’il tient et sur ses actes ? Bien évidemment, un sujet enseignant enseigné de son analyse ne peut répondre que pour lui, en son nom propre. Je me dis aussi que la psychanalyse en extension est peut-être le fait « d’insurrections singulières » (je pense là au dernier beau livre de J. Benameur). La psychanalyse en extension trouve peut-être à exister dans une clinique du fragment et dans une façon de creuser, là on l’on se trouve, le sillon lacanien. L’analysant extrait, arrache, extirpe des bouts de savoir (là aussi des fragments…) de sa cure, sans doute trouvent-ils quelque intérêt dans la situation d’enseignement. Que sont ces bouts de savoir ? Un, fondamental, vient à l’esprit : un bout de savoir sur l’incomplétude du savoir, justement. Un savoir conquis de haute lutte dans un savoir sur la castration. Un enseignant peut tenter de tirer les conséquences de cet enseignement de la cure. La cure peut ainsi conduire à un « pousse-à-décompléter » le savoir du discours universitaire, le savoir totalisant, totalitaire (« total-i-taire », celui qui peut aller jusqu’à faire taire un sujet). Et l’on sait que ces savoirs, totalisants, totalitaires, font florès, à chaque instant, sous la figure insistante, perverse et mirifique de la Technique. C’est peut-être là que se justifie ce que, en toute inconscience, j’ai nommé en tant qu’en enseignant, qui ne sait pas ce qu’il dit, une « clinique du fragment ». J’ai tenté par ce syntagme d’attraper des morceaux de réalité, des actes assez insaisissables, quelque chose de l’ordre de l’imprévisible, quelque chose parfois très proche de l’évanescent. Quelque chose sur une arête fragile.

Je n’ai jamais pratiqué le surf mais j’ai le sentiment que c’est un peu comme cela : sur l’arête d’un banc d’écume, il faut bondir au bon moment, la vague ne repasse pas… J’essaie ainsi de saisir, et je n’en suis qu’aux prémisses, une posture qui vise à décompléter ce qui se trame au quotidien, avec les élèves, avec les collègues. Au mieux, c’est perforer, tenter de faire un trou dans une logique, dans un discours implacable qui exile à la périphérie de l’humain, l’irréductible singularité. A minima, c’est la biffure des mots de l’insupportable. La biffure des mots « étrillés », racornis qui pullulent tel un ban de méduses. « Des mots privés de vie et de respiration profonde » comme le dit Akira Mizubayaschi (dans Une langue venue d’ailleurs.) Cette langue insupportablement vidée, arasée, nous écrase. Bien évidemment l’Ecole a aussi sa novlangue mais elle ne lui est pas propre puisque elle est traversée, je dirai même recouverte, nappée par une novlangue généralisée qui s’est insinuée dans les arcanes de nos institutions. Alors peut-être qu’une clinique du fragment qui se loge au plus proche du flot, du fil du discours permet d’y être pour quelque chose pour que le discours du maître qui y opère soit peut-être « un peu moins primaire, et pour tout dire », ajoute Lacan « un peu moins con ». Ce qui m’intéresse, c’est de travailler à une posture d’enseignant qui se laisse enseigner par le sujet-élève. C’est travailler à subvertir la position d’enseignant pour aller vers une position de maître ignorant, en tout cas un maître qui se garde d’abolir un « point d’ignorance » sur celui qui vient… «  » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » 1″ »En »écrivant »ces »mots, »je »me »dis »que »toute »clinique, »en »définitive, »

et »en »particulier »la »cure »psychanalytique, » est »une »clinique »du »fragment »(L’interprétation, » n’est- elle »pas »le »prélèvement »d’un »signifiant »sur »le »flot »de »la »parole » de »l’analysant » ?) »

2″Lacan,J., »« « Du »discours »psychanalytique » », Conférence »à »l’Université »de »Milan, »12″mai »1972. »

3″Selon »l’expression »de »Mohamed »Ham, « Professeur »à »l’Université »de »Nice »Sophia »Antipolis »lors »de »la » soutenance »de »thèse »de »Dimitri »Sakellariou »le »05/11/2011. »