Cherchez le prolétaire, c’est lui qui vous trouvera

2 juin 2009
8ème séance du séminaire d’Albi

• Sciences humaines, sciences de la conjecture

• L’appel du pouvoir, le rappel du prolétaire

• Le legs du prolétaire

• Trouver le prolétaire ? La démocratie !

• La part et la ronde du prolétaire

Dans l’après coup des séances précédentes : Arguments

  • 1ère séance : « Ce qui reste »

« Ce qui reste », formule empruntée à un titre connu : Ce qui reste après Auschwitz. Ce qui reste maintenant que les dieux et Dieu ont, apparemment, à peu près disparu, alors que les grands hommes sont, manifestement, devenus invisibles, et tandis que les êtres humains sont toujours plus égarés. Ce qui reste à une époque et dans un monde où le système capitaliste domine et écrase, où le DC (le discours capitaliste) envahit et pollue tout. Ce qui reste donc tandis que ce qui est d’ores et déjà en péril, c’est l’humanité, comme substance et comme espèce, comme genre à part et salut du vivant.

Dans l’après-coup de la séance Ce qui reste quand il ne reste plus rien, c’est le prolétaire. Mais comment alors sortir de l’indifférence, c’est-à-dire de ce dont le prolétaire est l’objet privilégié sinon exclusif ? Telle est « la question humaine » qui se pose désormais. Le prolétaire, c’est chacun comme quiconque, c’est le plus quelconque en chacun : autrement dit tout être humain dans ce qu’il présente et transmet de plus générique et de plus ordinaire, avec ce qu’il garde en réserve de plus singulier, donc de plus universel !

  • 2ème séance : L’intérêt de la psychanalyse

Il ne faut pas dire : la psychanalyse c’est la réponse, mais : c’est la réponse qui fait la psychanalyse. Pas la réponse au prolétaire mais la réponse du prolétaire, si elle existe : ce qui n’est pas si sûr, ce qui n’est pas toujours sûr.

Dans l’après-coup de la séance précédente La psychanalyse, tout comme la politique, est affaire de style. Or le style, c’est l’homme (Buffon), l’homme à qui l’on s’adresse (Lacan). La psychanalyse, parce qu’elle considère le sujet comme « un-entre-autres », au lieu d’adorer le moi dominé-dominant dans la foule, la psychanalyse donc s’adresse au prolétaire. La politique aussi, du moins la politique du lien social, celle qui est aux antipodes de la politique du pouvoir, celle qui concerne chacun sans exception ni privilège et qui s’intéresse à tous sans exclusive ni forçage. Mais le style, c’est encore l’objet que l’on met en cause. La psychanalyse et la politique visent l’objet que chacun est : sauf qu’en principe c’est pour le rater, c’est-à-dire pour l’approcher et le cerner, rien de plus, autrement dit pour libérer et émanciper enfin ce que tout être humain comporte d’irréductible, d’intraitable, de résistant, et en même temps d’irrésistible, de désirant, de constant.

  • 3e séance : Au comble du pouvoir, le capitalisme ! Et le prolétaire ? (ou : Le bon, la brute et le truand : mais cherchez où est le truand !)

Je m’efforce de montrer que si le capitalisme est ce qui « achève » le pouvoir, en revanche le prolétaire n’est pas que le fossoyeur du vieux monde (refrain connu : Cours, camarade ! Le vieux monde est derrière toi).

Dans l’après-coup de la séance précédente Le capitalisme est le cumul de toutes les formes de pouvoir, de la plus antique, patriarcale, à la postmoderne, biopolitique. Le capitalisme est le comble de l’exercice, autrement dit forcément des abus, du pouvoir, qui est refus des impossibles et déni de l’humain. Le capitalisme est le ventre fécond, d’où sont sortis déjà, et sortent encore, les bêtes immondes de l’ordre établi, il est l’usine prolifique d’où viennent les machineries déchaînées de la déshumanisation : le fascisme, le nazisme, le stalinisme (eh ! oui, lui aussi), le libéralisme (archéo, néo, ultra et extra). La démocratie est antipouvoir, est anticapitaliste, non pas seulement renversement mais surtout retournement. C’est le prolétariat, et lui seul, qui justifie et motive la démocratie à proprement parler, non pas comme conquête populaire du pouvoir (« le pouvoir au peuple », ça finit toujours par le peuple aux mains et aux pieds du pouvoir) mais comme révolution, c’est-à-dire comme organisation, par le peuple lui-même, de la perte du pouvoir sur les hommes, tous les hommes, tout homme, comme organisation du peuple pour la perte de tout pouvoir de quiconque sur quiconque.

C’est avec le prolétariat, par la multitude de ses variantes et dans la multiplicité de ses variations, historiques et géographiques, que la démocratie prend toute sa raison d’être, comme communauté humaine qui vient, c’est-à-dire comme communauté qui devient enfin humaine. C’est donc le prolétaire, au commencement comme à la fin, qui fait exister la démocratie, lui donne son sens, comme vérité, et trouve sa cause, son « agence », comme la seule appartenance qui tienne, propre à chacun et commune à tous, fondatrice de l’espèce humaine en tant que telle. Mais c’est le prolétariat non comme sauveur du monde, ni comme messie du futur, ni comme apôtre du progrès, ni comme homme nouveau, ni comme prométhée contemporain, mais justement comme dépourvu et exclu de tout, comme démuni et jeté comme reste.

Prolétariat et prolétaire, c’est le réel de la démocratie, même s’il est vrai aussi que le prolétaire et le prolétariat peuvent aussi et savent tout autant se mettre à la remorque et au service du démagogue, du conducteur, du leader jusqu’à en faire un tyran, un despote, un dictateur. Mais là où est le péril, là est aussi ce qui sauve.

  • 4ème séance : Ce qui sauve

Si méconnu, si ignoré que soit le prolétaire, si méprisé et si réprimé que soit le prolétariat, ce sont eux et rien d’autre qui livrent le sens et donnent la substance de l’humain.

Dans l’après-coup de la séance précédente Tant pis si je me fais répétiteur, voire radoteur ! Le choix du prolétaire, c’est le lieu et le moment, la conjoncture et l’opportunité (le « chaïros » des Grecs), pour chacun, d’une option : entre subir l’attraction du capitalisme et agir en conformité avec son désir ; entre le Capital comme séduction, captation du désir qui permettent de le détourner… et de l’éviter, et le lien social humain vivant qui pousse et encourage à affronter et assumer le désir, à « savoir si on veut ce que l’on désire ».

La vérité du prolétaire, qu’est-ce que c’est ? C’est peut-être la vérité comme prolétaire et le prolétariat en vérité : puisque c’est ce qui dérange et déplace, force et excite, ce qui entraîne et encourage à se déranger et à se déplacer, tout ce qui pousse à la révolte, à la subversion, à la révolution. Est-ce que la vérité est prolétaire ? Elle est en tout cas toujours un peu honteuse, et embarrassante, comme lui. Est-ce que le prolétariat est vérité ? Que peut-il être d’autre, soit impossible à supporter comme à dire ?

Le réel du prolétaire. Le prolétaire et le prolétariat, c’est ce qui ne se laisse pas réduire, ni éliminer, par aucun changement ou transformation, nulle réforme, et pas même la révolution. Ce qui subsiste, résiste, survit, quand il est écrasé, et qui est en même temps irrésistible, dès qu’il se manifeste. Il est ce résistant qu’aucun obstacle n’arrête parce qu’il n’arrête rien ni personne sauf la domination et le pouvoir, tout au moins quand il se produit et entre en scène, même lorsqu’il se met en acte ou passe à l’acte, et encore plus quand il se fait agent dans et de l’histoire. Dans tous ces cas, il se révèle et reste indestructible, même s’il n’est certes pas ni invulnérable ni invincible, au contraire. Mais que gagnent donc et que nous font regagner les vainqueurs (les « vains cœurs » !) si ce n’est la mort et le crime ? Le prolétaire et le prolétariat comme symptôme : car ils sont et font cette part en nous qui est maudite et exclue, insubjectivable et asociale, sur laquelle pourtant, en même temps, chacun s’appuie pour s’affirmer comme ego et se poser en sujet, dont tout un chacun et ensemble nous nous servons du même coup pour fonder et maintenir le lien social.

Le prolétaire et le prolétariat sont la raison d’être et la cause, les seules, de l’humanisation, comme ce processus sans progrès qui assure la subsistance et la transmission de l’humanité à la fois en tant qu’espèce et substance.

  • 5ème séance : Éloge du prolétaire, hommage au prolétariat

Ce qui vaut au prolétaire l’éloge, ce qui fait que le prolétariat mérite l’hommage, c’est qu’ils sont et font la résistance à la solution finale de l’humain (comme « souci » sans soupçon, comme « soin » plus loin et plus fort que la guérison).

Revenir sur le pas précédent

Le prolétaire, le prolétariat sont et font, en eux-mêmes et par eux-mêmes, une remise en cause permanente des idéaux et des valeurs, et en tout cas ils sont l’origine de tout ce qui va en ce sens, peut-être la principale, voire la seule : tant avec les armes et les méthodes de la critique que par la critique des armes et sinon des pierres et des cailloux, tant au moyen de la violence que de la douceur, aussi bien dans la douleur que dans la joie. C’est que le prolétaire, le prolétariat est sans valeur, sans idée, mais justement pas sans objet, autrement dit pas sans raison d’être ni surtout sans cause, et donc certainement pas sans importance. Il est peut-être même aussi sans parti, parce qu’il est d’ailleurs le seul parti, parti à prendre et parti pris. C’est lui le constant, partout et toujours, lui qui reste en dernier resssort pour défendre la cause des sans-part, pour donner raison à tous les « sans »… et dans tous les sens, avec et contre les partis et y compris son propre parti, s’il le faut. Il ne prend jamais son parti du monde tel qu’il est : il est prêt à parier pour la vie, et pour cela à faire face au pire.

Il éprouve de près, il n’est pas sans avoir à reconnaître et connaître les leçons de l’expérience de chacun et de tous, il sait même, lui, tout au moins il peut savoir qu’il y a à affronter et l’indignité du vivant et la honte de vivre et la douleur d’exister… et plus encore le salut par le choix. Il est en effet ce qu’il y a de plus réel, et quoi qu’il en soit il n’a que ce qu’il est de réel. Et c’est parce qu’il parie sur le pire, qu’il ne peut pas faire autrement, qu’il invente un réel.

  • 6ème séance : Tous prolétaires ?

Quoi qu’il pense et dise, quoi qu’il sache et veuille, chacun a à faire avec le désaveu du prolétaire et le reniement du prolétariat, qui est la pente naturelle et la tendance dominante (la loi du moindre effort, l’envie d’en foutre le moins possible !). Qu’est-ce qu’il en fait alors, comment et avec qui ?

Retour, révolution

Tous prolétaires ?Non pas tous prolétaires, chacun prolétaire, mais il n’y a pas d’autre réponse à cet « état » que collective. Alors, tous ensemble ? Peut-être, sauf qu’il vaudrait le coup de préciser pour quoi faire : si c’est pour s’asservir à un maître, à quoi bon ? Donc plutôt pour faire et former un ensemble qui n’exclut personne mais qui surtout n’en inclut aucun de force. Prolétaire, c’est un point d’appui qui n’est pas si mal en ce sens. En revanche, il y a un mot d’ordre qu’on n’entend jamais, bien qu’il ne manque pas de suiveurs et de volontaires, quoi qu’on dise et quoi qu’on en pense : « Tous capitalistes ! » Bien sûr, c’est une utopie, et de plus mortelle et meurtrière, mais c’est une pente bien plus commune qu’on ne le croit, celle qui consiste à oublier soigneusement, à nier systématiquement, voire à tenter d’éliminer par tous les moyens, le prolétaire et le prolétariat. Dire, comme Lacan, que tout individu est un prolétaire, c’est toucher ou au moins s’efforcer d’atteindre et de rejoindre quelque chose de la condition humaine : « le lieu et la formule » où se conjoignent et se superposent et se tressent ce que tout un chacun a de plus singulier, son originalité, son « idiosyncrasie » d’une part et d’autre part ce qui fait l’universel de l’espèce ou du genre humain, ce qu’il vaudrait mieux appeler, comme Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, le « diversel », une unité étrange qui n’est faite que de diversité. Puisque, si nous les humains nous sommes tous pareils, c’est parce que aucun n’est semblable à aucun autre et ne ressemble qu’à lui-même. Drame de notre condition : tragi-comédie, épopée ou roman ? Plutôt ce qui fait de chacun un poème, tout un poème ! Pour prendre, ou reprendre, les choses de manière radicale : le prolétaire, le prolétariat, c’est celui qui, c’est cela qui n’a rien à donner, à laisser, à léguer, que ce soit à l’État, à la nation, mais aussi bien au peuple, voire à la tribu (en dépit de l’anachronisme). Rien : ni patrimoine, ni bien, ni œuvre, ni dynastie, ni race, ni classe, ni « gens », ni caste, ni secte, ni civilisation, ni culture, ni société : prolétaire et prolétariat incultes, barbares, analphabètes, ou même inhumains, et sans lesquels cependant que resterait-il d’humain dans l’humain ? Le prolétariat n’aurait plus qu’à abandonner (on n’ose pas dire « transmettre », et « fournir » ou « livrer » serait, hélas ! plus juste) sa progéniture : elle exposée à devenir à son tour chair à canon, à travail, à savoir et à expérimentation, et même aussi à l’usage des partis (sans oublier, trois fois hélas ! celui qui est censé être le sien) et aux enjeux des pouvoirs (y compris, l’histoire l’a montré, ceux qui prétendent être à son service). Le prolétaire exprime et révèle, éprouve et reconnaît, expérimente et fait reconnaître la condition humaine à l’état brut, avec sa misère, sa précarité, sa superfluité… basiques, essentielles, fondamentales. Le prolétariat n’a rien, le prolétaire n’est rien. Mais ce rien qu’il a et qu’il est vaut mieux que tous les biens : non pas au motif d’un précepte évangélique, mais en raison d’un principe logique. Car c’est ce rien qui lui permet de résister à toute forme d’institution et d’institutionnalisation, c’est ce rien qui l’oblige à s’opposer à tous les modes d’appropriation et de pouvoir. Au regard de l’humanité, c’est-à-dire la civilisation, la culture, la société, le prolétaire, le prolétariat s’impose, il n’a plus qu’à s’imposer en tant que déchet, rebut. Et c’est justement malgré ou plutôt en vertu de ce rejet et de cette exclusion, dont il est la cible et l’objet, qu’il est à même, le seul à même de reproduire et de renouveler l’humanité, de la régénérer, soit tout simplement la générer. Il y est non pas destiné ou prédestiné, mais il en est capable : si c’est là sa détermination, encore faut-il qu’il le veuille et le décide, et surtout qu’on ne le fasse pas pour lui, à sa place ou en son nom.

Je n’oublie pas pour autant, et je ne dédaigne pas non plus, l’existence du prolétariat comme classe, et la définition du prolétaire comme membre de celle-ci. Soit une réalité à la fois objective et subjective : l’appartenance effective à un groupe, le sentiment et la conscience éventuels de cette appartenance, les revendications et les révoltes qui vont avec. Le prolétariat comme tel, le prolétaire ès qualité sont déterminés dans et par un rapport social de domination, d’oppression et en fin de compte d’exploitation : le Capital est le rapport social qui à la fois découvre et pousse à son comble cette exploitation de l’homme par l’homme, les places antagonistes qu’elle comporte, les luttes violentes qu’elle induit, les contradictions intrinsèques qu’elle entraîne. Le Capital utilise un précédent, il en use et en abuse à un point tel qu’il semble le créer, alors qu’il ne fait que le reprendre. La thèse de Freud, c’est que la pulsion de destruction et d’autodestruction, la volonté de s’en prendre au prochain sont inhérentes à l’espèce humaine : l’humanisation correspond à une liaison de cette pulsion, au réfrènement de cette volonté de jouissance. Le Capital et le capitalisme, c’est une pure culture de la pulsion de mort, un asservissement subtil mais total à la volonté de l’Autre.

Le prolétaire, le prolétariat est-il une pure victime, un simple objet ? Il est sans doute ce qui permet à l’exploitation de l’homme par l’homme de s’exercer impunément : il y a suffisamment de fragilités en chaque homme pour faire élire le nombre nécessaire d’individus à cet effet et à cet usage. Le pauvre, le faible, le handicapé, l’isolé, l’étranger, l’immigré… En même temps, le prolétariat, le prolétaire, c’est ce qui oppose et impose une limite (certes pas naturelle mais récurrente) aux déchaînements de l’exploitation. Et c’est ainsi que le prolétaire, le prolétariat est appelé et amené à se faire acteur et plus encore agent du lien social et dans le lien social. Encore faut-il bien sûr qu’il s’y prête, qu’il réponde donc et se fasse une conduite en ce sens. Car rien ni personne n’est susceptible de l’y contraindre ni de l’y obliger, malgré toutes les tentatives si souvent répétées en vain.

C’est ainsi que je comprends que le prolétariat, le prolétaire puisse être la cause et le moteur de la société et de l’histoire, et je dirai même l’élément princeps, l’atome proprement dit du lien social. J’ose à peine dire mais je le fais quand même, que c’est lui « la substance humaine », à ceci près que celle-ci ne peut se dégager que dans et par la relation au pire de l’espèce humaine, humeur malsaine, et de chacun de ses spécimens. Alors seulement le prolétaire, le prolétariat est à la fois le point de passage pour l’abolition des classes et le moment de révélation de la condition humaine commune. Car ce n’est qu’à partir de là, à mon avis, que le prolétaire, le prolétariat peut travailler, ou mieux imaginer, découvrir, créer, inventer un lien social nouveau, soit le renouvellement qui fait le lien social comme tel (au lieu d’entretenir ou de reconduire le rapport social figé d’exploitation et de domination, d’oppression et de répression). C’est toujours à revoir et à refaire. On comprend aussi que ça ne puisse se faire que de manière collective : ce qui se reconnaît comme condition humaine commune et ordinaire, autant antique que moderne, je ne peux le réaliser que dans la solidarité consentie avec les autres, sans exception.

Alors le prolétariat, le prolétaire s’avère être en même temps point de départ, point de passage, point de retour (moment de non-retour). Ce qui m’intéresse, c’est le processus par lequel se fait le raccord entre la condition humaine et la classe sociale, jusqu’à l’abolition des classes et la reconnaissance, si ce n’est le savoir, de la relation à la substance humaine, jusqu’au renversement du rapport social et son retournement dans la création et la recréation (et la récréation !) du lien social. Ignorer la condition humaine, vérité du prolétariat et réel du prolétaire, comme point de départ et base commune : tel est le fait – le méfait, le forfait – du capitalisme. Ignorer la condition humaine, le prolétariat et le prolétaire en tant que symptôme et ouverture au sinthome, comme point de passage du rapport social au lien social : c’est le fait – défaite derrière les hauts faits et les grands gestes – du libéralisme et du réformisme. Ignorer enfin la condition humaine, le prolétariat et le prolétaire comme noyau et cœur du lien social et de son renouvellement, autrement dit « lieu et formule » de l’invention du réel, donc du « moment fraternité », comme point de retour et par conséquent révolution : c’est le travers du « prométhéisme », de l’idéologie du progrès, mais, plus grave encore, c’est le désir pur et le vouloir pur du nazisme et du stalinisme (l’aryen pur, l’homme nouveau), et enfin, certainement pas moins criminelle, c’est la passion de l’indifférence qui est la spécialité de la mondialisation-globalisation postmoderne.

Soit ainsi autant de négations, partielles ou totales, de l’humain. Pour tous ces assassins, patentés et qualifiés, légaux et légitimes, le prolétaire, le prolétariat, c’est ce qu’il faut oublier, sinon c’est ce qui ne peut servir que de repoussoir, ce avec quoi il faut rompre. La voilà la fameuse rupture, que prône et prônera toujours le chef de tous ces tueurs : quitter les tours et détours de l’espèce humaine, humeur malsaine, pour entrer dans le monde du pur profit, débarrassé une fois pour toutes du lumpen, de la racaille, tout autant que des solidarités essentielles, à briser, que des générosités gratuites, à décourager, de force et au Kärcher s’il le faut. Nous, nous sommes pour la révolution, c’est-à-dire pour le retour à ce qui est et reste notre point de départ, notre terrain de base. Le prolétaire, le prolétariat, c’est ce à quoi il faut finir par se rompre, se former. C’est un renversement, un retournement, certes, mais c’est aussi, comme pour les astres, un retour obligé au même point, à ceci près que, chez les humains, c’est un point de non-retour : on ne peut pas le franchir n’importe comment, sous peine de désastre ! Pas de pure race prolétarienne, seulement le genre humain, impur.

  • 7ème séance : Le prolétaire est-il soluble dans le capitalisme ?

Le capitalisme dépend entièrement du prolétariat (et non pas l’inverse) : il ne peut pas s’en passer, il l’utilise sans limite et en abuse sans vergogne, en même temps qu’il ne cesse pas seulement de le dédaigner, de le dénigrer, de le mépriser, mais aussi de le nier, de le dénier, de le renier. Source de tous les négationnismes.

Jamais pourtant, même dans le pire des cas, le prolétaire ne peut être supprimé, pas même réduit à l’usage qui en est fait dans et par le capitalisme. Le capitalisme est certes voué à la crevaison de tout et de tous, mais là il se heurte à un impossible – peut-être le condensé ou le condensateur de tous les impossibles –, car il ne peut détruire le prolétariat sans se détruire lui-même in fine. Qui plus est, le prolétaire est l’agent double de toutes les transformations, individuelles et collectives, il est le joueur éternel de toutes les métamorphoses, sociales et politiques : les résistances clandestines, c’est lui, les révoltes logiques, c’est toujours lui, les révolutions politiques, c’est encore lui. « No surrender » « Tous les arts ont donné des merveilles. L’art de gouverner n’a produit que des monstres » Saint-Just Qu’est-ce qui fait marcher une société ? Le pouvoir !? On sait toutes les théories pour l’amélioration du pouvoir : la séparation des pouvoirs, la prise du pouvoir par le prolétariat, soit la classe qui en a été constamment exclue dans l’histoire humaine. En fait, on met ainsi en question les formes du pouvoir mais on maintient sa réalité et son existence, la prise du pouvoir et son exercice, légitimés ou pas. Et si c’était ça qu’il convenait de mettre en cause définitivement ? Penser, organiser, réaliser sa perte : même si, et y compris surtout, le pouvoir sans cesse renaît de ses cendres. Suivre (et dépasser si possible) la Commune, les conseils ouvriers, le « subcomandante » Marcos. On peut se demander (moi je ne me le demande même plus) si les révolutions n’ont pas échoué ou mal tourné parce qu’elles ne s’en sont pas prises, ou pas assez, à la passion et à la canaille du pouvoir (à la volonté de pouvoir, à la jouissance du pouvoir : d’abord dans un esprit de vengeance ou de revanche, et ensuite, comme toujours et partout, par goût du pouvoir). Rien n’est plus urgent qu’un combat à outrance contre le pouvoir : « no surrender », pas de reddition, comme ça s’est fait au contraire presque toujours (sauf exception) jusqu’à maintenant, mais lutte à mort jusqu’à la disparition programmée et à la perte annoncée du pouvoir, même s’il faut recommencer et recommencer. Ce n’est pas un vœu pieux de ma part, ni un projet anarchiste, c’est ce que fait effectivement le prolétariat : en sourdine comme une taupe, avec éclat dans l’émeute, la grève, la révolution, même si c’est sans en avoir le concept et sans en faire la théorie ; et ceci chaque fois qu’un pouvoir est branlant ou arrive au bout du rouleau. C’est la racaille du peuple qui fait le sale boulot, et c’est la canaille du pouvoir qui récupère la mise. Pas de quartier ! Qu’est-ce que le pouvoir ? Le phallus ? Le phallus (ce concept d’une petite chose qui se détache et se sépare, dit Freud), c’est ce qui ordonne les pulsions, leur donne une orientation et un sens, les met en œuvre et les corrèle à l’autre. Sauf que la poussée de la pulsion reste constante (elle n’a d’autre fin que la mort), que le phallus l’apprivoise mais ne la domestique pas, qu’il l’approche mais ne la maîtrise pas, qu’il l’active mais ne la liquide pas. Il y a toujours des résidus pulsionnels intraités et même intraitables. Et ce que fait le symptôme, c’est d’inventer quelque chose aussi avec cet intraité-intraitable, d’où son importance qui n’est pas moindre que celle du phallus.

Alors, encore une fois, qu’est-ce que le pouvoir ? Un usage déréglé et déchaîné du phallus qui mise tout sur la répression sinon la suppression de la pulsion. C’est un « tout-phallique » : bâton, sceptre, manche. Ça foire immanquablement et d’autant plus que ça marche mieux longtemps : il n’y a guère d’autre issue à cette affaire, à la fin, que la surexcitation du chef, du maître, et que l’insurrection de la foule, du peuple. Tant mieux, mais c’est du temps perdu pour tous. Pour abréger, je dirai qu’il est permis de préférer l’autorité au pouvoir pour le destin d’une société et pour le sort de ses membres, comme aussi pour la qualité du vivre ensemble. Tout en simplifiant encore, j’ajouterai qu’il y a deux versants à l’autorité. D’une part le père réel et le réel du père : l’agent de la castration, le vivant bien vivant qui dit ce qui fait la loi du désir ; ce qui sert de cause et de soutien à la force d’un désir. Il n’y a pas besoin de président ni de grand homme pour ça, mais plutôt de quelqu’un ou de quelques-uns qui sont véritablement et réellement des symptômes : des symptômes ayant valeur d’attraction pour les autres, sur le symptôme de chacun sinon de tous. S’ils sont et font symptôme, ils savent qu’ils n’ont pas à se prendre pour ce qu’ils ne sont pas, ni à s’accaparer quoi que ce soit. Une fois pris leur tour, ils s’en vont, non sans laisser et faire la place à d’autres (et non pas au chaos après eux).

Je conclus : le pouvoir, le « tout-phallique », se soutient de l’idéal, du désir pur, et il n’est que mépris ou indifférence pour le symptôme. C’est pourquoi il est toujours dégradé, dégradant, corrompu, corrupteur : option prise sur la servitude volontaire. L’autorité dépend du consentement de chacun à la logique d’un discours : un discours auquel il prend toute sa part ; un discours dans lequel il prend ses responsabilités ; un discours pour lequel il se hâte de faire son pas à lui ; et un discours qu’il n’hésite pas à marquer de son style ; un discours grâce auquel enfin il fait tout ça parmi les autres, avec les autres, entre les autres. C’est ainsi qu’il y a bien un combat sans merci entre le pouvoir et l’autorité, comme entre le tout-phallique, qui fait marcher tout le monde au même pas, chacun pour soi, et le symptôme, qui rend justice à toutes les singularités sans exception, là où chacun est, toujours et partout, « un-entre-autres ».

L’inconnu devant soi

« Comment vivre sans inconnu devant soi ? » René Char

8ème séance (2 juin 2009)

Pour ma part, j’oppose le lien social, qui fait tenir et vivre ensemble des êtres humains, et le rapport social d’exploitation et de domination, soit ce qui depuis les débuts de l’humanité pousse dans le sens de la déshumanisation. Le lien social, heureusement, traverse les âges et la société, y compris les pires, tout en étant plus ou moins puissant et actif. Le rapport social varie dans le temps et l’espace, le dernier en date étant le capitalisme mondialisé, qui tend à annuler toute l’histoire humaine et à rompre avec toute forme de société, au risque de s’en prendre à la vie elle-même, et au vivant sous toutes ses formes.

Ce qui fait le lien social, c’est une logique qui consiste à articuler, et non pas à opposer, l’individuel et le collectif : « L’individuel n’est rien que le sujet du collectif » (Lacan). Ce qui fait le lien social, c’est le sujet en son temps, en tant qu’il prend position pour faire pièce, échec et mat, à la tendance, à la tentation et aux tentatives d’exploiter le prochain, de détruire l’autre : c’est le sujet qui fait face à la pulsion de mort (pulsion d’autodestruction et de destruction), non pas pour en dénier l’existence, ni pour renier sa responsabilité, ni pour en démentir l’action, mais pour l’intriquer, la nouer à la pulsion de vie. Ce qui fait le lien social, c’est le sujet au temps de l’autre, c’est-à-dire le sujet qui fait son pas en ce sens, à la fois sans attendre que d’autres le fassent pour lui, ou le lui commandent, ou le lui montrent, et en même temps en respectant, voire en facilitant le pas que les autres font et ont à faire (comme dans la danse, le travail collectif, l’œuvre en commun). Bien sûr un tel sujet, qui se fait à être et qui se fait à l’autre, s’avise constamment de ceci qui est décisif dans tout lien humain digne de ce nom : les autres, chacun d’entre eux à la limite, doivent pouvoir compter sur lui (et c’est même plus important et premier par rapport au fait de compter, lui, pour les autres, ou que les autres, eux, comptent pour lui). Qu’est-ce qui met un sujet dans de telles dispositions ? C’est qu’il croit à son symptôme : plus que de croire en l’Autre, c’est-à-dire en Dieu (ou un dieu) tout-puissant, ou à un idéal qui soulage et console, il croit à ce qu’il a trouvé (sans même le chercher) à la fois pour rendre justice à ce qu’il garde lui-même d’incurable et d’irrécupérable, et aussi pour faire sa place à l’autre réel, le compagnon de misère, le frère discret, le congénère. Car c’est bien ça le tour de force du symptôme : se faire au pire, la pulsion intraitable, pas sans se faire à l’autre réel, le camarade « de haute nécessité ». Le sujet dans le lien social, c’est le sujet averti et consentant. Il se sait prolétaire, c’est-à-dire qu’il s’agit de ne pas oublier qu’il le reste, même quand enfin il fait son propre pas, toujours avec d’autres, pour en sortir.

Sciences humaines, sciences de la conjecture

Les sciences humaines sont une tentative de réduction de l’irréductible, dénégation. Elles privilégient le système, la théorie, le concept : négligence de ce qui les excède, croyance à la réalité commune, relais de la connaissance antique. Elles participent de la culture (capitaliste) de la pulsion de mort, s’opposant ainsi au pari sur le vivant qui fait l’axe des sciences de la conjecture. Où la volonté de suggestion et l’effort de persuasion le disputent à la dissimulation de la fausseté et à l’oubli de l’ignominie. Faux concepts, dans tous les domaines, forçant l’adhésion, multipliés et relevés à l’envi et à la pelle : QI, développement, évolution, progrès, croissance, etc. Puis, au bout comme au fond de tout ça la tentative désespérée de consumation exhaustive dans la jouissance sacrificielle, soit ce qui veut et qui fait que tout doit disparaître sans restes : plus fort que l’annulation et l’annihilation, l’anéantissement et le nihilisme, la destruction intégrale et l’holocauste généralisé, comme si tout ça, l’humain comme espèce et genre si ce n’est race et classe, ça n’existait pas, pire, comme si ça n’avait jamais eu lieu, comme s’il ne devait y avoir à la fin de lieu qu’un non-lieu. Fascination ancestrale : après moi, le déluge ; après moi, le chaos ; sans moi, le zéro ! Je prétends que cette entropisation de l’humain, cette « anthropisation », est le fait, inaperçu et imperceptible, des sciences humaines : ce dont elles se font fortes sans même le savoir, ce qui est leur faiblesse native et leur impuissance constitutive, qu’elles ne veulent pas reconnaître mais qui les commandent de part en part. Elles ne sont susceptibles de saisir du fait humain que ce qui peut s’absorber et se résorber, s’aboudre et de dissoudre.

Il suffit, et pour s’en convaincre et pour le vérifier et le démontrer, de citer leurs maîtres mots et de noter ce qu’ils emportent : enquêtes et sondages, psychothérapie et orthopédie, gestion et « management » et aménagement (de l’humain et de ses territoires). Là l’épistémiquement nul le dispute au méthodologiquement propre, là encore l’efficacité est confondue avec la bienséance, ailleurs on réduit l’inhérence de l’éthique à la politique à la tyrannie du politiquement correct et de l’économiquement rentable. Les sciences humaines, qu’elles soient ou pas humanistes, ne peuvent faire le poids et ne savent pas faire barrage vis-à-vis de tous les négationnismes et révisionnismes, encore moins aux ennemis du genre humain. Malgré toutes leurs dénégations farouches, et à cause d’elles justement, les sciences humaines sont les héritières naturelles, mais guère plus qu’indignes et honteuses, de la philosophie. Elles préfèrent en effet la fondation permanente de systèmes plus sophistiqués les uns que les autres à la recherche, bien sûr souvent risquée et toujours hasardeuse, des fondements en raison, c’est-à-dire de la logique du discours. Elles établissent ainsi la suprématie du concept auquel elles offrent une réserve vulgaire, une survie tout compte fait artificielle, moins refuge ou abri ou asile que conservatoire et musée et académie. Alors tantôt elles donnent dans le théoricisme militant, tantôt elles versent dans l’athéorique fanatique, entre présentation pompeuse de collections ordonnées et cabinet fourre-tout de curiosités éparses. Conserverie universitaire donc aussi éloignée et insoucieuse de la nouveauté et de l’action du vrai qu’ignorante et méprisante vis-à-vis de la rencontre et de la force du réel. Aussi indifférente à l’égard de la dialectique de la vérité et du savoir qu’oublieuse de l’art du symptôme dans l’invention du réel.

Car le symptôme n’est que le souci et le soin, l’attention et la vigilance, l’attente et la hâte à l’endroit du réel, dont le sinthome n’est autre que la conclusion logique et la solution démontrée. Et les sciences humaines ne sont jamais que la négligence affectée du symptôme, quand ce n’est pas la morgue montrée envers le sinthome. Il est plus que jamais urgent de leur opposer la désignation et l’appellation, la reconnaissance et le désir des sciences de la conjecture. Celles-ci mettent au premier plan la situation actuelle du savoir, la relation de tout et de chacun au savoir, et la position singulière du sujet quant au savoir, soit l’élaboration de savoir et la construction des savoirs dans le réel, lequel n’en reste pas moins opacité et compacité, subsistance du mystère. En revanche et en dépit de toutes leurs protestations haineuses – déclarations scientistes enflammées, professions de foi réalistes passionnées – ou même grâce à elles, avec les sciences humaines ce qui prend le pas, c’est la croyance à la réalité commune, qui n’est pourtant rien que ce que le fantasme encadre. Elles sont ainsi le relais « moderne » (mis à la mode et au goût du jour, au jour le jour) de l’antique connaissance, entre coaptation et adaptation, habitude et dressage, comportement et conditionnement. Et n’en déplaise à leur sacerdotes et leurs fidèles, elles ne sont par conséquent que le lieu de l’occulte et de son culte, l’instauration d’un primat du savoir (ésotérique évidemment) sur le réel, qui n’est plus dès lors que transparence et dispersion, éparpillement et dissipation.

Les sciences humaines se prennent pour un service public d’épuration et d’assainissement, mais elles sont de plus en plus souvent à la disposition de véritables centres de corruption et d’assassinat légaux (think tanks, clubs, lobbies, quand ce n’est pas pire encore : se reporter au livre et au film sur « la question humaine »). Les sciences humaines sont en tout cas incapables de comprendre qu’en ce qui concerne l’humain la seule solution au problème est la persistance du problème et la persévérance à le poser ; les sciences humaines sont inaptes à admettre que la seule réponse à la question, c’est son maintien et l’obstination du questionneur. Alors les sciences humaines, et du début à la fin, sont-elles autre chose que des sous-produits, résidus dégradés d’une pure culture de la pulsion de mort ? Les sciences de la conjecture, celles qui font et fondent l’hypothèse d’un coup – un coup de dés jamais n’abolira le hasard – pour soutenir un pari sur la vie et le vivant, elles, elles mettent en action et à l’œuvre, au lieu de l’asservir ou de la renier, la puissance de la négativité ; elles libèrent et accompagnent, au lieu de les exploiter ou de les dénigrer, les forces pulsionnelles ; elles, les sciences conjecturales, le procès de néantisation, elles le reconnaissent et elles l’activent pour, par et avec la création, au lieu de le nier, le dédaigner, et de l’opprimer, le réprimer dans le champ et dans le sens de la destruction. Les sciences de la conjecture ouvrent et retournent – renversement et révolution – ce que les sciences humaines referment et polissent – ce qu’elles font est trop poli pour être honnête.

L’appel du pouvoir, le rappel du prolétaire

Les sciences humaines sont faites, et elles font aussi leur beurre, du mépris du symptôme et du prolétaire. Tandis que le prolétariat est le réveil de la contradiction et le symptôme sa sentinelle, le pouvoir (et le Capital, son maître), c’est ce qui est en perte inéluctable, du fait du prolétaire qui lui fait obstacle, grâce au symptôme qui y fait objection. Les sciences humaines sont un appel à l’abjection du pouvoir : prêchant et inculquant le renoncement au désir, prônant et préconisant la résignation à la jouissance.

Comme Freud et Lacan, et tant d’autres, je m’en vais, je m’en vais désormais sans haine, mais je pars de ce monde clos des sciences humaines, je quitte le règne étriqué de leurs conceptions et de leurs concepteurs (publicité et marketing, mise en marché et merchandising). Ne serait-ce que parce qu’elles ne veulent rien avoir à connaître du prolétaire et qu’elles n’ont que faire du symptôme. Le prolétaire n’est certes pas un objet d’étude pour les clercs ni vraiment un sujet de préoccupation pour leurs maîtres, tout au plus un motif d’inquiétude dans leurs échanges de bons procédés, leurs mélanges de servilité et crainte, de dépendances et de chantages : les sciences humaines et ceux qu’elles servent n’ont rien à foutre du prolétaire et s’en foutent d’ailleurs à tort et à travers. Mépris du clerc, qui pourtant ne vaut guère que comme valet, aveuglement du maître (capitaliste) qui ne se fait lui-même qu’à l’aide des dépouilles opimes de la plèbe et du prolétariat. De même, les sciences humaines et leurs commanditaires n’ont rien à faire avec le symptôme, soit ce qui se met en travers de la politique du tout savoir, ce qui ne va pas dans le réel avec le savoir aux ordres, non pas tant parce que et quand il est aux commandes que plutôt dans la mesure où il est au service du pouvoir. Le symptôme, lui, n’est pas sans rien à faire, tandis que le prolétaire, « à son insu de son plein gré » comme au grand dam de ceux qui s’emploient et à l’exploiter et à l’ignorer, est plus que quiconque aux affaires : le symptôme a à faire échec au savoir, le prolétaire est toujours à son affaire puisque ses petites comme ses grandes affaires – aussi bien en tant qu’individu que dans le collectif –, c’est la perte du pouvoir, qu’elle s’organise encore et toujours, qu’elle arrive enfin, chaque jour, pas à pas, à son terme échu.

Dépérissement salubre, perte salutaire, chute heureuse, désespoir gai, catastrophe joyeuse : puisque c’est alors la montée en puissance de la singularité dans le lien, de l’exceptionnalité au rang d’universel. C’est-à-dire la reconquête, si ce n’est la victoire, rarement acquises c’est vrai mais jamais complètement absentes, quelques fois bruyantes et éclatantes même si elles sont trop souvent réduites à un petit cri étouffé, et toujours locales et non pas globales (mais, comme on sait, « l’universel, c’est le local moins les murs », et non pas le global sans limites), la reprise ou le regain de la contradiction et de la lutte, entre Capital, profit, exploitation et travail, salariat, prolétariat. C’est le relevé et la relève et le soulèvement de cette opposition, de ce qui en constitue l’origine et la fin, de ce qui lui donne son motif et sa résolution : et non pas comme d’un match ou d’une rixe, non plus comme d’une guerre et d’une extermination, mais comme d’un passage et d’un dépassement. Manière de dire que ce qui fait prime, vraiment et réellement, sur la civilisation, soit la barbarie, c’est l’hominisation et l’humanisation, et non comme progrès mais comme constance, non comme évolution mais comme refus de renoncer, voire comme impossibilité de se résigner : application à substituer sans cesse le débat au combat, assiduité à faire en sorte que, invariablement, le dialogue prenne le pas sur le monopole et le supplante.

Pouvoir en perte, dépérissement rémanent et non pas suppression pure et simple, de l’État : ni comme fatalité d’une détermination, ni comme passage à l’acte, mais comme recherche et récidive, je le dirai ainsi, d’une composition de la poiêsis avec la praxis, donc de la création et de la démocratie avec la science et la psychanalyse. Loin de l’hommage hypocrite au travail, qui occulte fort opportunément l’oppression du Capital ; loin de l’idée folle (mythe ou fantasme, utopie ou idéologie ?) d’une nature pourvoyeuse de tous les biens, ce qui réhabilite très habilement l’obéissance au dieu. C’est ainsi que je conçois, une fois de plus, la perte du pouvoir, continue donc, et ce qu’il convient encore d’appeler la révolution, par conséquent permanente. Où c’est le pouvoir lui-même qui continue de se perdre, et où c’est la révolution elle-même qui tient la permanence ! Dirons-nous qu’il faut quand même quelque chose, ou quelqu’un, qui pousse les choses, les affaires, les enchères, les feux… jusque-là ? Il s’agit plutôt de réveiller en chacun ce qui ne va pas justement et qui, de ce fait, va en ce sens. Je crois que c’est là le fait, tâche et acte, du prolétaire, celui qui (ou ce qui) est pris dans une place et a à prendre une position eu égard à la situation et à la condition du prolétariat (je vais y revenir). Car le prolétaire est un obstacle, il est l’obstacle, il fait obstacle – mais pas encore, pas forcément, objection – à ce que j’ai désigné comme l’appel à l’abjection.

Appel des sciences humaines, mais pas seulement puisque c’est l’appel à réduire l’humain et à ravaler sa « science » à la soumission à un destin, à l’assujettissement à des déterminations (à l’obéissance au maître), soit à la conservation aux croyances et aux rites (théories et manipulations) de l’adaptation à la réalité, discours courant et ordre commun, à l’opposé et à l’encontre, bien évidemment, de l’invention et de la force du réel. Abjection du pouvoir, dans le pouvoir, par le pouvoir : abjection dans la mesure où le pouvoir, qu’on veuille le prendre ou qu’on cherche à et où le garder, qu’on s’acharne à le détenir ou qu’on accepte d’abdiquer, qu’on l’exerce ou qu’on s’y prête, c’est le renoncement au désir, dénégation bien entendu, et c’est la résignation à la fois de et à la jouissance, abandon à la lâcheté, concession à l’inertie, quand ce n’est pas capitulation devant et pour le pire (le prototype de ça, j’en suis d’accord avec Freud, c’est le président Wilson, modèle qui a fait et fait bien des émules). Le prolétaire ! Il n’y a pas à tortiller, il n’y a pas à se tortiller devant lui par crainte, à cause de sa puissance, effective, qui est plutôt une chance pour chacun et pour tous, et il n’y a pas non plus à se tortiller de honte, en raison de la condamnation, persistante, du prolétaire par le pouvoir, ce qui n’est là qu’une marque de sa stupidité et une preuve de son impuissance. À l’envers du pouvoir, le prolétaire, de manière implicite d’abord mais de part en part implacable, c’est le rappel de la loi du désir, du désir noué à la loi, du désir qui fait loi : entre la détresse native du petit d’homme aux prises avec le désastre actif du vivant humain, entre le ravage hâtif de l’inconscient et du symptôme d’une part et d’autre part le désêtre résolutif du sinthome et de l’acte.

Le legs du prolétaire

Il y a une richesse méconnue du prolétaire : celle qui fait du prolétaire comme tel la transmission même de l’humain. Puisque le prolétaire, c’est ce qui sert à nommer la reconnaissance (par ailleurs impossible à assurer et à garantir) du congénère humain, puisque le prolétariat, c’est l’humain (rien d’autre qu’humus, humeur et humour, peste et tumeur) en tant que problème qui persiste, sans solution finale, et que question à demeure, sans réponse définitive.

J’ai dit déjà que le prolétaire ne peut céder à l’État que sa race et sa classe, sale race, basse classe, il ne sait lâcher que sa vie nue : la seule richesse, mais est-ce qu’il y en a d’autre que celle-là, de ce qu’on désigne, entre compassion et mépris, comme les pauvres gens, et qui peut nier, même s’il n’est personne qui ne cherche à l’oublier, qu’il en fait partie, qu’il appartient à la bande, que ce soit par son origine minable ou par sa fin misérable ? Eh bien cette richesse qu’il n’a même pas en propre, qui n’est pas du tout sa propriété, et avec laquelle pourtant il encombre, embarrasse et embrouille (quand il se mêle aux émeutes, quand il participe aux grèves, quand il fait la révolution), cette richesse donc qu’il ne délègue jamais puisque c’est impossible, il la lègue quand même. Il ne la délègue pas, car il n’y a pas de représentation, ni de représentant du prolétariat : et c’est bien pourquoi la démocratie dite représentative ou formelle (mais au fait n’est-ce pas un oxymore, juste bon à sanctifier le pouvoir, qui toujours vient de Dieu ?) se casse les dents sur le prolétariat. En réalité, c’est bien celui-ci qui est l’origine, le moyen et la fin de la démocratie authentique, vraie et réelle, formelle et effective, finale et efficace, matérielle je dirais même. C’est bien ça, le prolétariat, qui fait apparaître la part des sans-part, y compris depuis la part ignorée, oubliée, maudite et diabolisée… de tout un chacun. Part irréprésentable, à représenter pourtant alors qu’il est peu de représentants (ça ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas mais ils sont à découvrir, à inventer, à chercher) qui ne s’empressent de l’effacer (censure), qui ne s’occupent à l’occulter (surmoi). Cette richesse, impossible par conséquent à déléguer, le prolétaire la lègue.

Mais faut-il dire : de génération en génération, d’un âge à un autre, d’une race ou d’une classe à une autre, d’un individu à un autre ? Ça ne convient pas : il faudrait pouvoir dire de l’espèce à l’espèce. Le prolétariat, c’est peut-être ça la transmission humaine, l’humain en tant qu’il se transmet : aussi bien mode de transmission à faire et refaire que chose transmise et à transmettre. L’humain vivant comme espèce, si j’ose dire, qui se fait son genre, humanité qui ne consiste en rien mais qui n’existe qu’à la condition de comprendre, de contenir l’inhumain sans jamais le renier. Mais ce legs, qui est celui du prolétariat, ce n’est pas un patrimoine ni un héritage, légaux ou légitimes : ni « bon sang ne saurait mentir », ni tare ou atavisme. Il n’y a pas plus de « pure race prolétarienne » que de races ou de classes inférieures (à quoi ou selon quel critère) et dangereuses (pour qui donc et avec quels risques ?). Le legs du prolétariat, en quelque sorte, c’est bien l’illégalité et l’illégitimité du vivant humain et de l’humanité comme espèce et genre, comme ensemble à constituer et à préserver, comme mouvement et dynamique à construire et poursuivre. Le legs du prolétariat, c’est l’inutilité et la superfluité, voire la nuisance et la nocivité, de l’humain (tant l’espèce que l’individu), c’est aussi l’absurdité et la gratuité de sa vie (pour chacun, c’est un fait incontournable qu’elle est dénuée de sens et qu’il ne peut éviter de chercher à se donner un but), et c’est enfin ce qu’on peut appeler le poids et la peine (mais aussi l’enthousiasme et la joie !) de l’existence… entre tache (ineffaçable) et tâche (à accomplir), entre passions (de l’être) et acte (advenue et avènement, émergence et effectuation).

On pourrait penser alors que le legs du prolétaire, le prolétariat comme legs, c’est la faute et la dette, la déchéance et la chute, voire la malignité et la méchanceté, le « parent » qu’on porte en soi de génération en génération et le « carent » qu’on va traîner encore après soi pour longtemps, si l’on en croit la fable d’Adam et Ève. Eh bien non, la « succession » du prolétaire, c’est la chance inouïe d’une donne minime. Chance, et malchance, d’une échéance, occasion à saisir, opportunité dont il y a à tirer parti, soit et pour chacun l’heure de la vérité, bonheur et malheur mêlés, bienséance et malaise mélangés. Donne et maldonne d’un rendez-vous, « chairos » qui surprend l’attente et qui apprend la hâte, heurt du trauma. Là où ce qu’on appelle l’homme (allez savoir pourquoi, ça ne cesse d’évoquer si ce n’est de sentir l’humus) est, redevient et reste démuni, dépouillé, dénué, dénudé (de tout… jusqu’à l’os !).Le prolétaire, pour nommer, pour essayer tout au moins, le lieu et le moment, précaires et furtifs, de la reconnaissance, aussi impossible que nécessaire, du congénère : accueil de l’autre en soi, asile à l’étranger dans le même et recueil du différent par l’identique. Le prolétariat, c’est ça : et les prémisses et la conclusion qui ne les épuise pas pour autant (au moins les prémices du lien, bien souvent et presque toujours pas sans les fausses couches de la foule, de la tourbe, de la populace) ; et le problème et la résolution qui ne l’élimine pas pour autant (au pire la solution finale, au mieux la question humaine, énigme sans repos). Cette chose, ce congénère, ce pareil, que je ne sais absolument pas reconnaître comme tel mais que je ne peux que forcément reconnaître, tel quel et même malgré la race, l’apparentement, la filiation, plus fort que la tribu, le clan, la « gens », la famille, au-delà même de la classe, de l’appartenance, de la dépendance, plus loin que la caste, l’ordre, le groupe, la catégorie… Chose humaine, sans raison ni ratio, prolétaire, sans race ni racine, hors classe et déplacé, hors place et déclassé. Les repérer, à suivre Darwin, serait le fait de la compassion et de la sympathie, non pas tant partage de la souffrance (qu’es aco ? où ça ?) que communauté d’expérience et de destinée. Les relever est alors une question d’empathie, pour le semblable, et d’intuition, du prochain. Affaire de science ? Pas de science humaine qui ne mette de mauvaise humeur, qui ne cultive de l’espèce humaine les humeurs malsaines. Affaire d’« a-science », « ignorance docte » plutôt : non pas passage en deçà de la science mais retour à et de l’au-delà de la science. Trouver le prolétaire çà et là, par-ci par-là, partout bien que nulle part ou à peine reconnaissable : affaire de patience (pas-science ?), mais non pas passion, passivité, passivation vis-à-vis de l’Autre, autrement dit soumission, plutôt ce qu’on a pu qualifier de « passiveté », soit admission de l’autre réel comme aussi émission vers l’ailleurs, « la vraie vie ».

Trouver le prolétaire ? La démocratie !

Le prolétaire est le point d’appui du pari propre à la logique collective. Il est ainsi aussi bien le départ de la démocratie que son frein, dans la mesure où celle-ci n’est que « work in progress ». Est-ce que le prolétaire peut se définir comme participant à ou de la démocratie ? « A-science » et patience de la tendance à chercher le vivant, soit de l’effort pour trouver le prolétaire et de la tentative d’accéder à la force tranquille (la seule, l’exclusive, l’active et l’efficace, pas celle du cabotin ou de l’histrion politiciens, mime et pantin, mais celle qui se réveille et se lève, celle qui soulève (a soulevé, soulèvera) les misérables, les pauvres gens, « los olvidados », « los desechables », les jetables et les inemployables). Force tranquille de la légèreté de la grâce contre la farce inquiète de la pesanteur du pouvoir : car c’est permanent et définitif, le fait que ce qui s’acquiert de puissance a pour condition ce qui se perd de pouvoir. Chercher le vivant, accéder à la force tranquille, trouver le prolétaire. Le prolétaire alors, c’est l’appui, point sensible point hors ligne, des chances du vivre ensemble (c’est le « facteur chance » qui frappera autant de fois qu’il faudra !). C’est la base et le soutien du pari sur la logique collective, puisque c’est avec lui, par lui et en lui que se disjoignent et se conjoignent le pire et la réponse, la perte et le salut, la détermination et le choix, l’enjeu et la décision. C’est en lui, par lui et avec lui que s’affrontent la liberté (entre délire et désir, il faut bien le dire) et la responsabilité (du sentiment de culpabilité à la culpabilité du réel, on doit le reconnaître). C’est par lui, avec lui et en lui que se confrontent et composent (ni combine ou combinaison, ni compromis ou compromission, mais contradiction activée) la solitude et la solidarité, et la singularité et l’universel : trop souvent palliatifs, la plupart du temps suppléances, heureusement quelques fois suppléments.

C’est pourquoi, et à l’encontre de toutes les idées reçues, je dirai que le prolétaire est intrinsèquement lié à la démocratie (et l’inverse et la réciproque se vérifient aussi : la démocratie est intrinsèquement liée au prolétaire). Pas de prolétaire et de prolétariat qui ne poussent et ne tirent la démocratie, dans tous les sens s’il le faut. De même pas de démocratie qui ne se renie et qui ne se détruise dès lors qu’elle se met à oublier le prolétariat et à rejeter le prolétaire. Et en même temps, il n’y a pas lieu de simplifier, voire de caricaturer : le prolétaire et son prolétariat sont à la base et au principe de la démocratie, mais comme ils sont aussi son défaut et sa faille (felix culpa, cependan !).Rien à faire : le prolétaire est à la source et le ressort de la démocratie comme telle, il constitue la ressource et fournit le moyen, de la démocratie en tant que « work in progress », et c’est à ce que la démocratie fait du prolétaire de même qu’à ce qu’il y fait que l’on peut estimer les finalités à atteindre pour et avec la démocratie et que l’on peut juger la réalisation des buts par et dans la démocratie. Mais pas moyen d’y couper non plus : le prolétaire manque rarement de faire obstacle à la démocratie et de lui mettre des limites, ou même de se mettre comme frein ou de se poser en entrave, voire de provoquer la chute de la démocratie ou de l’entraîner au chaos. Tant pis si pour une fois je ne dis pas ici tout ce que je pense, mais on le devinera aisément. Je crois que ce qui risque de se passer alors, quand le prolétaire fait défaut à la démocratie, ce n’est pas du tout à cause de lui, c’est en fait la faute de la démocratie, dès lors qu’elle se prend pour un système, un régime, une idéologie, c’est-à-dire pour un pouvoir.

Pas de « pouvoir démocratique » qui n’absorbe, ne phagocyte, ne dissolve la démocratie. Et alors le prolétaire se fait le valet rampant, le client couché, le chien courant, le laquais couchant quand ce n’est pas pire, homme de main et larbin, des pires seigneurs (et saigneurs) de la guerre et du crime, de la terre et des enfers (et des cieux c’est pas mieux !). Ce n’est peut-être pas sans rapport avec ce que Michel Leiris appelait la « merdonité » ! Peut-on alors dire l’issue ainsi : démocratie participative, participant prolétaire ? Celle-là parce que et quand, à cause et malgré, nonobstant et grâce à celui-ci ? Ce n’est pas encore assez pour montrer la place de la démocratie, ce n’est déjà pas suffisant pour formuler ce qui fait que le prolétaire s’autorise… de lui-même (à) la démocratie. Démocratie participative donc ? C’est, d’un certain point de vue sans aucun doute, l’évidence même : pléonasme, tautologie, redondance. Mais alors, pourquoi cette accentuation, pourquoi ce besoin de souligner ainsi, de redoubler aussi, comme si, à elle seule, la démocratie était trop seule, trop confinée, trop petite. Car une telle formulation est quand même bien faite, un peu trop, pour couvrir le préjugé qui ne cesse de condamner les pratiquants ou praticiens (tout sauf « patriciens » !) de la démocratie – membres ou parties, adeptes et partisans – tout de même à la minorité, malgré tout à une certaine hétéronomie, l’autorité se confondant encore avec le pouvoir et le pouvoir s’identifiant aux « kaloi kai agathoi », soit aux riches et aux maîtres.

Puisque la démocratie dite participative, à côté de la démocratie dite représentative même si c’est un peu mieux qu’elle, fait des prolétaires de purs et simples participants, mais inversement elle a pour résultat, en faisant de ses membres des participants (volontaires ou forcés, élus ou désignés, candidats ou nommés), qu’ils demeurent d’éternels prolétaires. Non, la démocratie authentique, la seule qui existe (parfois, pas toujours, quelque part, pas partout), formelle et réelle, ce n’est pas ce qui permet que les exclus, les rejetés prennent leur part propre, qu’ils prennent la part qui doit leur revenir, ni même non plus qu’ils prennent toutes les parts, qu’ils s’emparent de tout. La démocratie, c’est quand la part des sans-part prend sur le tout, quand elle s’en prend au tout, quand elle « prend » (comme on le dit non pas d’une colle mais d’une sauce, non pas d’une « école » mais d’une « association »). La démocratie, c’est quand le reste, le reste séparé, au lieu d’être exclu et de se laisser exclure, remet en cause le tout pour y (r)ajouter (une ouverture !), et donc, plutôt que de contribuer à mettre en valeur le tout comme parfait, complet, pur et fermé (communauté inavouable), il fait dès lors retour pour autoriser et garantir – jusqu’à réhabiliter, quelques fois même forcer, et la plupart du temps renouveler – le vivre ensemble : comme lien, comme association dans une œuvre commune (communauté qui vient). La démocratie, c’est ça : ce qui prend, ce qui les prend chacun et tous, tous et chacun (qu’est-ce qui vous prend ?). Sans rien prendre ni tout prendre, à personne ou à quelqu’un, à n’importe qui ou à quiconque. Sans prendre rien d’autre que ce que tout un chacun, le plus quelconque, est susceptible et capable de « prendre, recevoir, donner » (Marcel Mauss).

La part et la ronde du prolétaire

La démocratie, c’est ainsi la part du prolétaire. C’est la part des sans-part, la part faite au « sans » en chacun. Le prolétaire, c’est alors le retour incessant à la case départ, alors que le pouvoir, c’est l’arrogance de la suffisance et la permanence de l’agitation. Il n’y a donc que le retour obstiné du prolétaire pour déjouer le recours éternel au pouvoir.

Alors, quid de la démocratie participative, que d’aucuns théorisent comme l’opposition achevée tant à la tyrannie, ou au despotisme, comme privilège du pouvoir pour quelques-uns, plus ou moins sages et éclairés, qu’à la révolution, en tant que captation du pouvoir par la masse, qui ne sait qu’en abuser ou le remettre à un homme fort. Eh bien non, ce n’est pas ça la démocratie. Ça ne suffit même pas à reconnaître qu’à moins que le prolétaire participe à la démocratie, il n’y a pas de démocratie : ce qui est bien le moins qu’on puisse faire. Mais le compte n’y est pas tout à fait, il faut encore mieux dire, soit que c’est le prolétaire, que ce n’est que le prolétaire qui participe de la démocratie, qu’il n’y a que le prolétaire à participer de la démocratie : c’est lui qui y est à la fois destiné et appelé, prêt et disposé, et quand il s’y dérobe ou y fait défaut, il n’y a pas, il n’y a plus, ou de moins en moins, de démocratie, qui alors décroît, s’efface et disparaît. Et pour bien dire encore et toujours, il faut souligner que la démocratie, c’est le lieu et la formule de la prise de parti du prolétaire en tant que tel et tout autant pour le prolétaire tel quel. L’essentiel par conséquent, je le répète, ce n’est ni le fait que le prolétaire prenne part à la démocratie (comme si c’était un butin), ni la part qu’il prend à la démocratie (comme si c’était un gâteau), encore que déjà ça, ça ne soit pas rien, et même un bon point de départ contre les gens de pouvoir, monarques et oligarques, dictateurs et ploutocrates en tout genre. Il en faut davantage cependant, car le plus important est que la démocratie, c’est et ce n’est que la part du prolétaire et le fait qu’il la prenne toute comme il convient et à bon escient, sachant qu’ici le convenable est celui du vivre ensemble et de son maintien, et qu’il n’y a d’autre science que celle du lien social et de ses changements.

Un vivre ensemble qui n’en oublie aucun, un lien social qui n’intègre ni n’insère, ne gère ou ne « manage » personne, mais où « vient quiconque ». J’ai dit ça de la démocratie – constat et vœu, indicatif et optatif – : la part du prolétaire, et qu’il la prenne, et qu’il la prenne toute, et j’ajoute même s’il n’est pas tout à elle (à elle la démocratie, à elle la part prise et la partie prenante). La démocratie, alors, rien de la représentation parlementaire et compassée où on veut l’enfermer. C’est le « démos » grec, à Athènes ; c’est la plèbe romaine, à Rome ; ce sont les paysans en guerre en Allemagne ; ce sont les sans-culottes en France ; ce sont les communards, à Paris et ailleurs ; ce sont les bolcheviks en Russie ; c’est la Longue Marche en Chine… et sans oublier la révolution bourgeoise en Angleterre, ni la révolution américaine, etc. etc. Il faudrait aussi y ajouter les métèques, les esclaves, les femmes (et les enfants ?), les immigrés, les prisonniers, les sans-droit ou sans-papiers, les « sans » de manière générale (nationalité, pays, emploi, logis, citoyenneté, identité, capacité…), et tous ceux qui sont au ban d’une manière ou d’une autre, la racaille et la lie, bas-fonds et sauvageons, barbares et brutes (la canaille, elle, est le plupart du temps… au pouvoir, dans ses rangs et ses allées !). D’Aspasie, le grand amour de Périclès, à Olympe de Gouges et à Louise Michel, de Spartacus à tous les Gavroche, ça en fait du monde et je ne les citerai pas tous… non sans maintenir l’exigence de laisser la place à chacun.

De chacun en tant qu’il cesse de se vouer – dévouement, sacrifice – à être et rester au pouvoir, à le prendre ou à le garder, à s’en emparer comme maître ou à s’y raccrocher comme esclave (dans la valse de la servitude volontaire). De chacun faisant l’expérience avec d’autres qu’on ne peut pas s’associer pour coopérer sans viser le dépérissement de l’État, et plus loin encore qu’on ne peut s’organiser ensemble pour une œuvre commune qu’autour de la perte du pouvoir. Chacun tenace et obstiné. Car que se passe-t-il, comme l’actualité le montre d’abondance, pour ceux qui tiennent au pouvoir et avec ceux qui tiennent le pouvoir, afin de garder saines et sauves (si ce n’est pures et propres) la nature, la société, la civilisation, la culture ? Comme on a pu le dire à juste titre : « Léchage, lâchage, lynchage », entre morgue et vulgarité. Mais on pourrait dire aussi : élevage, élévation, soulèvement, du côté des uns arrogance superbe et du côté des autres à la fin quand même révolte insolente. Autrement dit à quoi bon les menées, les démêlées, l’agitation du pouvoir, puisque c’est de toute façon pour repasser par l’indignité, voire la bassesse, et de la manière la pire, pour un retour honteux à la case départ… soit le prolétaire et son prolétariat, le prolétariat et son prolétaire ? Et si la seule issue, c’était de reconnaître et de prendre acte qu’on n’en sort pas, et que c’est de là qu’on vient, que c’est de là qu’on part, que c’est là qu’on revient et que c’est par là qu’on passe – humus remuant, origine chtonienne ?

Reconnaître et prendre acte qu’il n’y a pas mieux que la ronde du prolétaire – ronde des discours – pour forcer le sale tour (de force et de passe-passe) du pouvoir, astuce minable, tricherie formidable mais aussi criminelle que ridicule, tour d’ivoire, détour débile toujours, escroquerie pitoyable à la longue (corps du roi, unité de la nation, état de l’union, etc.), détournement de la norme et de la règle, de l’ordre et de la loi. Et enfin perversion du désir, puisque c’est la volonté, et la recherche, et l’imposition, d’un désir pur. Ainsi, le retour du prolétaire et le retour au prolétaire, c’est bien le seul moyen de déjouer le recours au pouvoir, vilenie et infamie, comme fatalité que l’on subit et providence que l’on supplie, prince qu’on courtise et qu’on flatte, arbitre qu’on essaie de soudoyer et de corrompre. Au fond, revenir au prolétaire, repasser par le prolétaire, c’est substituer à l’usage du pouvoir, croyance à l’absence d’indétermination, la conduite et le destin que chacun, dans l’ensemble des semblables… et des autres, a à se faire : choix même forcé (et y compris d’ailleurs quand il est faussé par les religions, machines à prescrire la destinée !), pour répondre de et à la détermination repérée et reconnue (là où il s’agit de faire face à « la situation incommode d’être homme ») ; pari, toujours sur le pire, pour engager les décisions à prendre et à proroger (chaque fois qu’il y a à maintenir « la relation à la substance humaine »).