Chamboulement

15 octobre 2007

Séminaire Toulouse : science et ascience

Ce terme de « chamboulement » m’a d’abord été dictée par les raisons disons d’ordre familial qui m’ont mis dans l’impossibilité d’intervenir à mon tour, après l’ouverture de Pierre Bruno, et qui ont permis à Michel Lapeyre de suppléer à mon indisponibilité avec « bonheur » 1. Mais « chamboulement » me paraît également propice à enregistrer le dérangement pour la science d’avoir à prendre en compte l’existence de la psychanalyse : ascience. Et je suis encore plus conforté dans mon choix par le travail produit ce dimanche à l’occasion de la journée de l’APJL autour de la question de la passe 2 – « chamboulement » dans la psychanalyse elle-même, cette fois, du fait de prendre en considération ce que chacun fait de ce qu’il est comme « objection » (a) à la psychanalyse si vous me passez ce raccourci. Le fait que, dans la même période, plusieurs associations et écoles (La Lettre lacanienne, L’Ecole Sigmund Freud, L’Ecole de psychanalyse des forums du champ lacanien, l’APJL) consacrent leurs travaux à la passe est de ce point de vue plutôt un bon présage.

1 – Beaucoup des propositions amenées par Pierre Bruno promettent un débat nourri à seulement les commenter – et ce jusqu’à la fin de l’année. Je n’ai pas pu disposer de la version établie de sa dernière intervention. Aussi, je repartirai aujourd’hui de la qualification du sujet comme « oracle du réel », prononcée lors de la première séance, et je ferai mienne la question de savoir si la science pourrait être un symptôme si elle passait par la psychanalyse. Le premier syntagme (« le sujet oracle du réel ») inclut une sorte de réponse à la question. Fonder une nouvelle science, est-ce fonder la psychanalyse comme la seule nouvelle science – ou « chambouler » de fonds en combles le champ de la science contemporaine – elle-même née de la mutation cartésienne de la science classique sur laquelle Pierre Bruno nous a arrêtés lors de la première séance3 – ?

2 – La logique moderne, ainsi que Lacan l’écrit dans « La science et la vérité », « est incontestablement la conséquence strictement déterminée d’une tentative de suturer le sujet de la science »4. « Suturer », c’est sans doute coudre ensemble le savoir, la vérité et le réel afin de résorber, s’il est possible, leur division dans un savoir certain, complet et juste. Nous savons déjà le verdict : le théorème de Gödel montre que la logique moderne y échoue, « ce qui veut dire que le sujet en question [le sujet divisé] reste le corrélat de la science, mais un corrélat antinomique ».Lacan appuie ce constat sur ce point souvent souligné : « puisque la science s’avère définie par la non issue de l’effort pour le suturer ».

C’est en ce sens que Lacan a pu avancer un peu avant que « la logique fait ici office d’ombilic du sujet » (est-il fortuit que Lacan use du terme dont Freud se sert pour désigner le point d’où le réel se dérobe au rêve en même temps qu’il rend compte de ce dernier ?). Il précise : « en tant qu’elle n’est nullement logique liée aux contingences d’une grammaire. Cela se voit au fait que la formalisation de la grammaire (voir Jacobson, Hjelmslev et Chomsky) ne s’établit avec succès qu’à contourner cette logique – tout en enregistrant la marque de ce contournement »5. J’entends ces remarques littéralement : la logique comme science du réel, science du raisonnement, fait abstraction de sa matière (la langue dans laquelle elle est traduite) et des processus psychologiques – mais pas du rapport du sujet au réel avec lequel il entend s’expliquer. Elle ne repose pas sur une théorie, un système d’affirmation des objets déterminés : elle constitue elle-même une langue (un système de signe, les règles de leur emploi) ; des opérateurs déterminent la structure interne des propositions qu’il est permis de construire avec les symboles et variables de cette langue, ainsi que les relations entre les propositions ainsi construites.

3 – Ce que Pierre Bruno a introduit, entre autre, c’est qu’il n’est pas possible de se passer du savant : que ce soit pour affirmer le proposition scientifique, déclarer juste le résultat d’un calcul, bouleverser le raisonnement avec la prise en compte d’éléments improbables (la pomme de Newton, la tartine de Ian Flemming, la boussole d’Einstein…) – ou pour devoir se coltiner les conséquences subjectives parfois dramatiques de ses découvertes (Oppenheimer). C’est par là que la logique me paraît mériter d’être considérée comme « l’ombilic du sujet ».

La science académique n’en continue pas moins à « ne rien vouloir savoir de la vérité comme cause »6, comme si le réel lui était en effet directement (mathématiquement) accessible (je reviendrai une autre fois sur ce point). Or, à ne pas prendre au sérieux « l’oracle du réel », elle bute semble-t-il sur une sorte de relativisme. En effet, pour être mathématique, son langage n’en demeure pas moins un langage de représentation dès lors que le savant lit ce qu’il a écrit. Ses modèles demeurent des constructions – c’est-à-dire des « interprétations » du réel, sans oracle. Les réalisations techniques permises par la science (avion, fusée, microphone…), certes valident son orientation générale, mais n’empêchent pas que de nouvelles découvertes révèlent la caducité plus ou moins partielle de la physique qui les ordonne. Bref, le constat est classique : le savoir de la science moderne se renouvelle plus qu’il ne s’accumule ; le vrai d’aujourd’hui conditionne sans doute le vrai de demain – mais à condition de se frotter à un réel qui dénonce le premier autant qu’il nourrit le second.

4 – On se souvient de la remarque de Lacan dans « La science et la vérité ». La psychanalyse rend compte de la paranoïa par la forclusion du Nom-du-Père, Freud et Lacan n’excluant pas le rapprochement entre paranoïa et psychanalyse elle-même – paranoïa raisonnée pour le premier 7, paranoïa dirigée pour le second. Or, Freud le premier rend compte de la science en la rapprochant de la certitude de la paranoïa. Et Lacan rapproche la paranoïa et la science en parlant d’essai de rigueur 8, voire en soulignant le caractère paranoïaque de la connaissance (la connaissance scientifique vérifiée ne supporte aucune contradiction), ou, plus énigmatique, en évoquant la « clôture de la science »9 (la résorption finale du réel dans le savoir ?). C’est un point qui souligne l’écart (l’impasse) entre science et psychanalyse, mais dont Lacan indique au même endroit qu’il nous fait progresser : et il rend compréhensible l’acception de la psychanalyse comme « ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-Père ».

C’est le moment de tirer profit de notre travail précédent sur le symptôme, et qui vient d’être publié10 : le symptôme, soit ce qui vient en position quatrième nouer les dimensions dont est fabriquée le sujet – le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, quand le nœud à trois est paranoïaque. Pour Lacan, le Nom-du-Père est un symptôme, même si la réciproque n’est pas vraie. C’est un symptôme, soit ce qui permet aux névrosés de vivre plus ou moins bien11 – ce pour quoi il doit être complété12 dans l’analyse pour espérer le réduire. C’est un paradoxe : il y a dans le symptôme un appel à l’Autre, une présence de l’Autre, quelque chose de religieux, que le psychanalyste exploite pour réduire le symptôme à ce qu’il a d’irréductible et d’incurable si la fonction de nouage doit être tenue – le sinthome.

Lacan explique ainsi l’enjeu de cette présence du père dans le symptôme névrotique : « Le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça n’empêche pas que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai » (souligné par moi). Sans doute pour que son auditoire ne situe pas ce réel du côté de l’animalité du père, qu’il a pourtant évoqué un peu avant, il enchaîne sur le fait que « le réel, lui aussi, peut-être mythique. Il n’empêche que pour la structure, c’est aussi important que tout dire vrai. Dans cette direction est le réel »13Le reste serait à lire. Il revient dans un autre entretien sur cette affaire de réel pour, de façon plus classique pour nous, rappeler que le réel c’est ce qui revient toujours à la même place et qu’il n’y a pas d’autre définition du réel que l’impossible – « l’impossible à pénétrer »14.

D’où la thèse à laquelle nous arrivons : si le sujet est un oracle du réel, n’est-ce pas, entre autre, en raison de son rapport au père, lequel indexe ce point où le réel est plus fort que le vrai ? En réintroduisant la considération du Nom-du-Père dans le champ de la science, la psychanalyse non seulement modifie (modifierait ?) le rapport de la science au réel mais lui donne (donnerait ?) les moyens de situer ce réel (peut-elle faire plus ?) pour un gain de savoir : celui qui s’extrait du symptôme. Sans doute le psychotique doit suppléer par son artisanat le signifiant forclos et donc absent du symptôme – pour, à son tour, pouvoir s’en passer de la bonne façon : à condition de s’en servir…

Les choses en sont au point qu’il n’est pas interdit de penser que la psychanalyse détient la preuve qu’il est permis d’opérer avec le signifiant sur le réel – en l’occurrence le réel du sujet, le symptôme. Nous savons que la passe interroge précisément cette articulation du symptôme et du réel au travers de la question de l’avènement du désir de l’analyste. La preuve de la science viendra-t-elle par la psychanalyse ?

5 – La psychologie actuelle, loin de se saisir de l’aubaine du sujet (« oracle du réel »), pousse dans le sens d’une exclusion plus radicale encore de la singularité et de tout ce qui relève de la vérité (Nom-du-Père, inconscient) – alors même qu’elle est sollicitée par la science de rendre compte des opérations cognitives nécessaires au savant. Ce rejet est effectué au profit de la conception d’un déterminisme sans faille, lequel rend impossible (impensable) l’acte, la responsabilité, le choix – à moins d’admettre non seulement l’existence du libre arbitre, mais sa paradoxale détermination. Dans cette dernière hypothèse, le bon exercice du libre arbitre s’évalue aux idées politiquement correctes adoptées par le sujet concerné. Les idées non-conformistes, non politiquement correctes, trahiraient nécessairement une pathologie bio-psycho-sociale. Psychiatrie soviétique pas morte !

6 – Je redis d’une autre façon l’idée à laquelle cette réflexion nous conduit, à une époque où la physique et la biologie elles-mêmes découvrent l’importance de l’incertitude, du hasard, de l’indétermination : est-ce que la psychanalyse ne permettrait pas de traiter la contradiction dont souffre la science moderne, tout simplement parce qu’elle s’occupe de ce sujet sans lequel il n’y a pas de science réalisable ? C’est par là que la psychanalyse pourrait s’avérer être non seulement la physique nucléaire de la psychologie, mais refonder la science autrement que comme l’exception singulière contre laquelle s’assurent les limites de cette dernière – la science du général. Il se pourrait que ce « il n’y a de science que du général » se mette à sonner faux pour les scientifiques eux-mêmes – du fait de la psychanalyse : ne serait-ce pas un signe de l’avènement de l’ascience ?

1 – Michel Lapeyre, « Le concept », 17 septembre 2007.

2 – La passe profane, Journée d’étude de l’APJL, dimanche 14 octobre 2007.

3 – Pierre Bruno, « L’aureille », 10 septembre 2007, lisible sur le site de l’APJL.

4- Jacques Lacan, « La science et la vérité », Ecrits, Paris, Seuil 1967, p. 861.

5- Ailleurs, Lacan souligne que l’on n’apprend pas la grammaire à un enfant : « on élabore la grammaire à partir de ce qui déjà fonctionne comme parole » (« Yale University, Law School Auditorium – 25 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, 1976, p. 47).

6- Jacques L&can, « La science et la vérité », art. cit., p. 874.

7- Cité par Jacques Lacan dans son entretien au « Massachussetts Institute of Technology – 2 décembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, op. cit., p. 58.

8- Jacques Lacan, « Yale University, Kanzer Seminar – 24 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, op. cit., p.9.

9- Jacques Lacan, « La science et la vérité », Ecrits, op. cit., p. 874-875.

10- Pierre Bruno, Marie-Jean Sauret, Une autre psychanalyse, Paris, Association de Psychanalyse Jacques Lacan, 2007.

11- Jacques Lacan , « Yale University, Kanzer Seminar – 24 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, op. cit., p. 15.

12- – Jacques Lacan , « Yale University – Entretien avec des étudiants, réponses à des questions – 24 novembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, op. 35.

13- Jacques Lacan, « Columbia University, Auditorium School of International Affairs – 1er décembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, 19776, p. 45.

14- « Massachussetts Institute of Technology – 2 décembre 1975 », Scilicet, n° 6/7, op. cit., pp.. 55-56).


Discussion :

De la discussion, trois points émergent :

a) la logique, « ombilic du sujet », ne renvoie-t-elle pas respectivement au paradoxe de Russel (le catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes), de Frege (l’objet non identique à lui-même alors que les mathématiques sont construits sur l’axiome A=A), et finalement à la structure du signifiant ?

b) le sujet, « oracle du réel », est mobilisé par la science à des places différentes : 1) dans la physique moderne, comme partie prenante de l’expérience ; 2) comme le sujet cartésien, celui qui fait la science, qui raisonne, qui use de la logique, qui affirme les propositions scientifiques comme étant scientifiques, etc. ; 3) comme celui qui s’affranchit des limites du savoir pour tirer un gain de savoir nouveau sur le réel « impénétrable » auquel il se confronte à cette limite.

c) Pour s’affranchir de cette limite, le sujet ne peut le faire sans un désir de savant déduit de son symptôme en quelque sorte (la psychose appelant ici un développement), « ombilic du rêve » : si la science est un fantasme (Lacan), du fait de croire à sa possible clôture paranoïaque qui résorberait le réel dans le symbolique, il revient à la psychanalyse de réintroduire la considération par où se vérifie le caractère non épuisable du réel…