6 janvier 2009
1re séance : « Ce qui reste »
« Ce qui reste », formule empruntée à un titre connu : Ce qui reste après Auschwitz. Ce qui reste maintenant que les dieux et Dieu ont, apparemment, à peu près disparu, alors que les grands hommes sont, manifestement, devenus invisibles, et tandis que les êtres humains sont toujours plus égarés. Ce qui reste à une époque et dans un monde où le système capitaliste domine et écrase, où le DC (le discours capitaliste) envahit et pollue tout. Ce qui reste donc tandis que ce qui est d’ores et déjà en péril, c’est l’humanité, comme substance et comme espèce, comme genre à part et salut du vivant.
Ce qui reste quand il ne reste plus rien, c’est le prolétaire. Mais comment alors sortir de l’indifférence, c’est-à-dire de ce dont le prolétaire est l’objet privilégié sinon exclusif ? Telle est « la question humaine » qui se pose désormais. Le prolétaire, c’est chacun comme quiconque, c’est le plus quelconque en chacun : autrement dit tout être humain dans ce qu’il présente et transmet de plus générique et de plus ordinaire, avec ce qu’il garde en réserve de plus singulier, donc de plus universel !
2e séance : L’intérêt de la psychanalyse
Il ne faut pas dire : la psychanalyse c’est la réponse, mais : c’est la réponse qui fait la psychanalyse. Pas la réponse au prolétaire mais la réponse du prolétaire, si elle existe : ce qui n’est pas si sûr, ce qui n’est pas toujours sûr.
La psychanalyse, tout comme la politique, est affaire de style. Or le style, c’est l’homme (Buffon), l’homme à qui l’on s’adresse (Lacan). La psychanalyse, parce qu’elle considère le sujet comme « un-entre-autres », au lieu d’adorer le moi dominé-dominant dans la foule, la psychanalyse donc s’adresse au prolétaire. La politique aussi, du moins la politique du lien social, celle qui est aux antipodes de la politique du pouvoir, celle qui concerne chacun sans exception ni privilège et qui s’intéresse à tous sans exclusive ni forçage. Mais le style, c’est encore l’objet que l’on met en cause. La psychanalyse et la politique visent l’objet que chacun est : sauf qu’en principe c’est pour le rater, c’est-à-dire pour l’approcher et le cerner, rien de plus, autrement dit pour libérer et émanciper enfin ce que tout être humain comporte d’irréductible, d’intraitable, de résistant, et en même temps d’irrésistible, de désirant, de constant.
3e séance : Au comble du pouvoir, le capitalisme ! Et le prolétaire ? (ou : Le bon, la brute et le truand : mais cherchez où est le truand !)
Je m’efforce de montrer que si le capitalisme est ce qui « achève » le pouvoir, en revanche le prolétaire n’est pas que le fossoyeur du vieux monde (refrain connu : Cours, camarade ! Le vieux monde est derrière toi).
Le capitalisme est le cumul de toutes les formes de pouvoir, de la plus antique, patriarcale, à la postmoderne, biopolitique. Le capitalisme est le comble de l’exercice, autrement dit forcément des abus, du pouvoir, qui est refus des impossibles et déni de l’humain. Le capitalisme est le ventre fécond, d’où sont sortis déjà, et sortent encore, les bêtes immondes de l’ordre établi, il est l’usine prolifique d’où viennent les machineries déchaînées de la déshumanisation : le fascisme, le nazisme, le stalinisme (eh ! oui, lui aussi), le libéralisme (archéo, néo, ultra et extra).
La démocratie est antipouvoir, est anticapitaliste, non pas seulement renversement mais surtout retournement. C’est le prolétariat, et lui seul, qui justifie et motive la démocratie à proprement parler, non pas comme conquête populaire du pouvoir (« le pouvoir au peuple », ça finit toujours par le peuple aux mains et aux pieds du pouvoir) mais comme révolution, c’est-à-dire comme organisation, par le peuple lui-même, de la perte du pouvoir sur les hommes, tous les hommes, tout homme, comme organisation du peuple pour la perte de tout pouvoir de quiconque sur quiconque. C’est avec le prolétariat, par la multitude de ses variantes et dans la multiplicité de ses variations, historiques et géographiques, que la démocratie prend toute sa raison d’être, comme communauté humaine qui vient, c’est-à-dire comme communauté qui devient enfin humaine. C’est donc le prolétaire, au commencement comme à la fin, qui fait exister la démocratie, lui donne son sens, comme vérité, et trouve sa cause, son « agence », comme la seule appartenance qui tienne, propre à chacun et commune à tous, fondatrice de l’espèce humaine en tant que telle. Mais c’est le prolétariat non comme sauveur du monde, ni comme messie du futur, ni comme apôtre du progrès, ni comme homme nouveau, ni comme prométhée contemporain, mais justement comme dépourvu et exclu de tout, comme démuni et jeté comme reste.
Prolétariat et prolétaire, c’est le réel de la démocratie, même s’il est vrai aussi que le prolétaire et le prolétariat peuvent aussi et savent tout autant se mettre à la remorque et au service du démagogue, du conducteur, du leader jusqu’à en faire un tyran, un despote, un dictateur. Mais là où est le péril, là est aussi ce qui sauve.
Si méconnu, si ignoré que soit le prolétaire, si méprisé et si réprimé que soit le prolétariat, ce sont eux et rien d’autre qui livrent le sens et donnent la substance de l’humain.
On m’a posé une question qui m’a mis dans la gêne et l’embarras (entre culpabilité et honte sans doute : c’est, chez moi, un résidu du surmoi qui veut ça !) : « Est-ce que dans ton séminaire tu t’adresses au prolétaire ? » J’ai répondu en deux temps.
D’une part, je crois que finalement je n’ai pas de destinataire désigné, d’adresse déterminée, d’interlocuteur attitré : je fais mon séminaire, qui trouve, j’espère, son auditeur et son lecteur, que je ne connais pas toujours, mais c’est peut-être aussi bien mon auditoire et mon lectorat qui me font faire mon séminaire sans le savoir (sans qu’ils le sachent, eux, et sans même que je le sache, parfois). Je ne lui parle pas, au prolétaire : je ne suis pas un tribun ni un meneur. Je ne parle pas pour lui ou à sa place : je ne suis pas un prophète ni un porte-parole. Je ne parle pas de lui non plus : je ne suis pas un spécialiste ni un savant. En fait, c’est à dire que je me réserve, que je vise et que je me tiens prêt, c’est à cela que je m’emploie, que je m’applique et que je m’acharne. À dire : j’essaie d’être au plus près de ce que provoque en moi le prolétaire, de ce dont il est la cause tout autour, de ce qu’il me fait dire à la cantonade, autrement dit, quoi ? Le détissage et le retissage du lien social. Pour le reste, mon truc, mon séminaire, c’est comme une bouteille à la mer : celui qui constitue le message, c’est bien celui dans les mains de qui elle tombe, celui qui recueille la chose et accuse réception.
D’autre part, ce qui compte, ce n’est pas de savoir à qui je m’adresse. Ce qui m’importe, c’est de transmettre une lettre à lire, soit ce qui arrive, chez chacun et en tous, à un moment ou à un autre – et ça ne manque guère dans une existence –, ce qui fait connaître le désarroi et l’effroi, ce qui laisse éprouver la détresse et la déréliction. Et si c’est ce qui sans aucun doute consterne le bourgeois et qu’il méprise, c’est ce qui quand même concerne tout un chacun et qu’il ne peut jamais complètement ignorer. Comme tout le monde, c’est là que je reconnais le prolétaire, et c’est ainsi que je retrouve le prolétariat : ce qui n’est ni appartenance ni affiliation ni identification, ni propriété ni état ni ordre, ni norme ni idéal ni valeur, mais ce qui reste encore humain même quand il ne reste plus rien que le plus déshumanisé, voire le pire inhumain, autrement dit le nu de la vie du désir et de la création qui persiste jusque dans la vie nue du besoin élémentaire et de l’urgence vitale. Enfin, comme je l’ai déjà dit, et pour conclure sur ce point, c’est la psychanalyse et la politique qui s’adressent au prolétaire, non pas moi, ce sont elles qui sont faites pour ça, moi au mieux je m’efface et je disparais.
Le choix du prolétaire
Le prolétaire et le prolétariat : entre l’attraction du Capital et l’appel du désir, entre la détresse humaine et la subsistance du désir, entre recherche de garantie et référence à la part maudite.
Le prolétaire, c’est le choix, inhumain, que tout humain a à faire, et à refaire, pour avoir quelques chances de devenir et de rester humain, de garder, un petit peu, quelque chose d’humain et de le transmettre un tant soit peu : ou l’Autre, même sans nom et sans figure, comme empire du sens, indécent donc, puisque invocation de l’« Un-de-sens », réclamation du « plusse » ; ou l’Autre, toujours en personne et incarné, comme absence, soit « ab-sens », parce que lieu de la perte de jouissance, autrement dit occasion et cas d’un désir, en tant que chance donnée à l’inconvenance de la cause. Ainsi, ou bien l’attraction-répulsion du Capital via le marché, ou bien l’appel et le refus de l’Autre (aux deux sens du génitif) par le biais d’une position désirante. Tel est le prolétaire, et c’est ainsi, n’en déplaise aux idéaux en tout genre et aux idéologies de tout bord, que son sort n’est pas joué d’avance, que jamais son destin n’est scellé une fois pour toutes, que ni son avènement ni son devenir ne sont écrits nulle part, que son trajet n’est en rien ni déterminé ni déterminable, et que sa route n’est même pas toute tracée. Trop souvent, hélas ! en tant que tel, et tel quel… prêt à tout. Ainsi fait le prolétariat, notre prolétariat, celui auquel nous sommes rendus et ramenés par notre condition et dans notre existence : ou la croyance (et l’espérance et la charité qui vont avec) en la dissolution du désir dans la jouissance, ou la réduction du désir à l’acharnement à se castrer de la jouissance (le culte de la décontamination et la dévotion du désir pur)…
Mais est-ce bien tout ce que le prolétaire en chacun peut connaître et éprouver, faire reconnaître et transmettre ? Le prolétaire, le prolétariat, après tout, c’est toute la détresse humaine, dans toute sa nudité et avec tout son dépouillement, mais comme champ et source (et ressource et fonds) du désir indestructible. Dans la misère névrotique comme dans la ferveur mystique, dans le malheur banal et dans l’expérience du féminin, dans l’activité routinière et dans la pratique créatrice, dans la pathologie et la folie comme dans l’accomplissement de tâches ou la réalisation des œuvres, le désir subsiste quand même : à côté, tout près, au cœur, en noyau. Quoi qu’on en dise, il ne s’éteint pas, il peut s’endormir, ce qui est différent, entouré par les hypnotiseurs et les envoûteurs, appelé ou suscité par les veilleurs et les sentinelles. Ce que nous apprennent donc – comme et avec tous les autres, parce qu’ils sont parmi eux et entre eux, parce qu’ils le font à cause d’eux et grâce à eux – le poète et le mystique, le sinthome et le féminin, le révolutionnaire et le saint aussi, c’est bien ça : le désir subsiste au moyen, à travers, au-delà et au sein même de la satisfaction proprement dite. Et il faut ajouter y compris : que celle-ci soit cherchée et attendue, atteinte et obtenue, ou rabattue sur la déception, voire le désespoir. Alors le prolétaire, le prolétariat, ce n’est ni promesse messianique, ni collection d’événements et d’éventualités, ni somme de possibilités ou d’opportunités, mythiques ou historiques, ni pouvoir à exercer ou à prendre, à usurper ou à imposer, à monopoliser ou à partager. Alors, c’est quoi, c’est qui ?
C’est et la puissance et l’acte, donc rien ni personne, mais c’est n’importe qui, dès lors qu’il accepte de s’appuyer sur le quelconque et le n’importe quoi jusqu’à apprendre à se savoir, à savoir être quiconque, pour et avec les autres. C’est donc l’ensemble ouvert des mille et une manières de faire pour le mieux avec le pire : de tenir bon (« wiederstehen ») et de se faire une conduite dans le désemparement et le désarroi, face à l’effroi et à l’émoi ; par conséquent de se mesurer à l’inconciliable, à l’incompatible, à l’impardonnable ; au bout du compte de se faire à l’irreprésentable, à l’innommable, à l’intraitable ; et enfin et encore de conjoindre, nouer et accorder la résistance de l’inconscient, la satisfaction de fin, soit la jouissance supplémentaire, et la subsistance du désir. Le dernier mot du dialogue humain, toujours exception et pourtant prototype, le fin mot de l’histoire, humaine, par définition et par excellence, c’est le désir de reconnaissance comme raison même du vivant, c’est le vivant en tant que cause proprement dite de la reconnaissance du désir, c’est le consentement au désir, soit à sa dissémination. Le prolétaire, le prolétariat, sans destinée, hors de toute anatomie et comme en travers de l’histoire, mais entre chance ou échéance, malchance et méchanceté du désir : ou dissolution du désir, ou réduction du désir, ou dissémination du désir. Plus encore que la dépendance vis-à-vis d’une condition et le rattachement à un statut, bien plus même que la lutte des classes ou pour une place, le devoir de choisir, constamment, entre la garantie imposée à tous – remède à l’insécurité, recherche de caution et finalement renfort du pouvoir – et l’appel fait au répondant de chacun – là où il consent et apprend, face à l’autre et à ses côtés, avec lui et contre lui, à « se servir comme il convient » de ses propres ressources. Et en fait, ce qui compte et importe, c’est ce qui soutient ce répondant, soit ce qui amène une réponse, ce qui pousse et actualise la responsabilité comme référence faite – ni déférence ou révérence, ni mépris ou blâme, mais résistance – à la part exclue, maudite, du sans-part.
La vérité du prolétaire
Le prolétaire, celui qui a à connaître la responsabilité de sujet et qui est aux prises avec la culpabilité du réel, le prolétariat comme ce qui en appelle à la place faite et à faire à l’exclu par l’autorité, et non pas par le pouvoir ; pour celui qui réclame sa (juste) part, il n’y a pas d’autre réponse que de dire et de faire, avec lui, la part des sans-part ; Marx avait raison mais pas tout à fait.
J’entends par là bien plus que celui ou celle qui n’a ou n’aura, n’avait ou n’aurait pas de part, mais bien ce qui en chacun, en chacune, reste sans part, de la malédiction à la diffamtion. Là même où il n’y a même pas de part (des choses) à faire ou à partager, ni apprise ni à prendre, mais seulement peut-être une, la, part prise et prenante (a). On pourrait dire, et je dirai donc, la part qui cherche à prendre, et à donner, du sens, mais avant tout ce qui veut, au sens fort et dans tous les sens, faire part et donner (lieu au) signe. Avec le prolétaire et le prolétariat, le symptôme social et son destin, il est invariablement et immanquablement question de la vérité. Mais tout autant ce dont il s’agit, ce qui s’y agite et ce qu’il agit, c’est répétitivement et forcément un réel. L’une et l’autre pas toujours où on le croit ni comme on le pense. La vérité, c’est-à-dire parfois – bien souvent, presque toujours ? – ce qui est le propre des réformes et des révolutions, aussi absolument indispensables que tout à fait insuffisantes, la vérité donc vire vite à la passion : se faisant alors véracité tatillonne, férocité déchaînée, voracité implacable en même temps que vélocité paniquée. À la fin invocation frénétique du pouvoir et impuissance, arrogance de la détermination qui vient au mieux échouer sur l’imprévisible. Un réel aussi, soit ce qui est infiniment plus modeste mais incomparablement plus fort, plus fort que la vérité, tel est de bout en bout et de part en part (avec comme sans conscience, de soi et de l’autre !?) le prolétaire, soit ce bout qui reste, ce morceau qui résiste encore et encore et même là où il plie, là où il se soumet, là où il se plie, peut-être là où il plaît et se plaît (taciturne, muet, silencieux, autiste, invisible et transparent). Un bout de réel, une part de résistance, c’est-à-dire l’humilité de la cause, qui se faufile et passe entre détermination et indétermination, qui mène et conduit entre culpabilité et responsabilité, responsabilité (du sujet) et culpabilité (du réel). « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables », « nous sommes coupables du réel » (Lacan).
Telles sont la part et la place du prolétaire et du prolétariat : exclusion qui se fait reconnaître en récusant la réclusion, en refusant l’inclusion, en réfutant l’insertion ; inclusion qui admet, sans rejeter ou réprimer, l’irréconciliable, l’irrécupérable… le superflu. Mais alors, n’est-ce pas le lieu et le moment, et la formule et le théorème, et le problème et le poème du recours à l’autorité ? L’autorité, soit ce qui se fait entre les uns et les autres, des uns aux autres, les autres avec les uns, là où il n’y a pas de « primus inter pares » mais seulement des impairs, des quelconques et des quiconques, chacun incomparable et insubstituable et incommensurable (partout où et chaque fois qu’il peut dire : je suis rien, je suis personne, tel Œdipe ou Ulysse). L’autorité, soit ce qui est fait du renoncement de chacun au pouvoir, aussi bien du côté de l’usage et de l’abus de celui-ci que du côté de la soumission ou de la mise à son service : de la violence de la volonté de domination, vouée à l’échec, à la rage de l’impuissance destructrice, condamnée à la répétition. L’autorité, soit ce qui est le fait de la « communitas », comme espace-temps, probablement transit et transition, sans doute passager et éphémère, sûrement « Verganglichkeit », du consentement résolu et décidé à la perte continue et soutenue du pouvoir, c’est-à-dire, et quand même il faut bien le dire ainsi, consentement à la puissance du lien social – création, acte, œuvre – et à la douceur de vivre ensemble – altérité, hétérité, association.
Il est plus que jamais d’actualité, il est toujours temps de faire du prolétaire l’éloge, sans réticence, la critique, sans retenue (comme Karl Marx et comme son gendre, Paul Lafargue), de lui rendre hommage comme à la vie même (« vie nue » et « vraie vie », « vie précaire » et « vie ordinaire »), de prononcer aussi son oraison funèbre. Puisqu’il est sans fidélité ni inféodation, sans aveu ni avoir, sans allégeance ni soumission, sans appartenance ni propriété. Puisqu’il est livré, abandonné, lâché : délivré, adonné, délaissé. Puisqu’il est insoumis, réfractaire, récalcitrant. Et pourtant, ou alors c’est pour les mêmes raisons, c’est suivant des causes identiques, le prolétaire quant à lui, l’individu donc (c’est la même chose, c’est la chose même, c’est du pareil au même), quand il est réduit, laissé, identifié à lui-même, ne veut et ne peut pas autre chose que le capitaliste lui-même (que le capitalisme, même !). Que pourrait-il vouloir d’autre, lui qui est forcé de s’assimiler à une valeur qu’on compte (sa force de travail comme marchandise) et de se dissocier de celle qu’on lui extorque (le profit), unités à cumuler, quantité à accroître ? Le prolétaire, démuni et désarmé, vulnérable et increvable, isolé par tous et chacun, coupé de tout lien où il pourrait jouer, privé de tout bien dont il pourrait user, ne peut que réclamer sa part, ce qui lui revient de droit, ce qui lui échappe en fait. Mais s’agissant du plus-de-jouir, que le capitaliste accapare à tort et à travers et que le prolétaire revendique sans désemparer (à juste titre !?), il n’y a pas d’autre droit, jamais, que celui du plus fort : à concurrencer, à détrôner, à décapiter (décapitons, décapitonnons le Capital !), à déjouer. Il n’y a pas de part à distribuer ni de propriété à répartir, ni de mérite à rétribuer ni de réciprocité à établir. Il y a tout juste, pour en user à bon escient, la communauté, et la seule, celle d’une participation à la partition et à la transition : là où il n’y a de part qu’à part, à part entière et entièrement à part, part maudite, là où il n’y a de paradis, depuis toujours et à jamais, que perdu, part (déjà) dite, là où il n’y a d’utopie qu’absente, cause et résistance, absence et impossibilité, à dire et à faire passer. Là où il y a à prendre part, à faire partie, à faire part, à prendre parti, à prendre et à faire des paris. Là où il s’agit moins d’appartenance que de participation, celle qui ne dissocie pas prendre sa part et recevoir sa part, donner sa part et avoir sa part. Prolétaires, divisez-vous tous ensemble, voire de concert et en chœur, pour qu’aucun règne ni dictature n’arrive, que jamais l’Un ne domine, que toujours l’autre le mine ! Pour la plus-value, pour le profit, pour le plus-de-jouir, pour le reste, aucun lieu nulle part (car il y a quand même, partout et toujours, tout ce qui peut et sait, tout ce qui veut et doit faire boiter et errer le marché, faire sauter la banque, mettre à bas la bourse, faire affront au front monétaire). Aucun lieu nulle part mais une impropriété impartageable, une non-possession inaliénable et une gratuité inconditionnelle, un don sans calcul. Aucun lieu nulle part mais ce qui laisse et fait la place légitime, celle qui convient, et le sort juste, celui qui leur revient, à l’abjection et à l’objection, c’est-à-dire à la malédiction (du sexe), à l’opprobre (sur la jouissance), au mépris et à la diffamation (de l’infantile et du féminin). Car il faut chercher, encore et encore, la bonne façon et la meilleure manière de jouer et de déjouer le rejet lui-même, sans doute nécessaire. Il faut trouver la bonne façon de prendre, et de s’y prendre avec, le lieu commun, d’avance ou par surprise perdu corps et biens – âge d’or, lendemains qui chantent –, comme avec la communauté et la transmission des liens et des lignes de séparation – mutualité de l’économie solidaire, d’une politique de « la conjuration des égaux et des impairs » et enfin de l’amour hétérosexuel, de l’amour au féminin. Mais il faut forger aussi la meilleure manière de dire, et de faire avec, la part des sans-part dans le monde et l’histoire, avec la part du sans-part en chacun et dans le vivant, sans quoi il n’est point de justice qui vaille et qui tienne, et qui seule fonde la démocratie comme telle, c’est-à-dire non comme alibi et caution, pour couvrir les exactions et pour justifier le pouvoir et l’exploitation, mais comme moyen et fin en vue d’organiser toujours plus loin la perte du pouvoir et d’invalider sans cesse davantage les comptes de l’exploitation.
Tout cela n’en déplaise à Marx et à ses alliés, à ses ennemis et à leurs valets : mais Marx quand même avait raison, il était proche de ce qui trouble et dérange, il disait (trop) la vérité, révolutionnaire toujours ; tandis que ses ennemis parlent à tort et à travers, qu’ils sont du côté du manche et des fusils, là où on force l’équivalence et l’assimilation de la tranquillité de l’ordre et de l’évidence de la réalité, là où on marche et défile dans les rangs des meurtriers. Marx a pris le prolétariat au sérieux comme promesse d’un bien nouveau au-delà de tout bien, comme agent d’un passage, du dépassement du service des biens. Il avait et il a raison mais pas tout à fait, il était peut-être un peu trop pressé (acharné à se castrer, dit Lacan) : les promesses sont mal tenues, et les agents peuvent être doubles, entre souci et oubli. Mais ses adversaires ont fait du prolétaire un drôle d’oiseau, de mauvais augure, à abattre ou neutraliser, à marginaliser et instrumentaliser (en quoi sont passés maîtres le fascisme, le nazisme et le stalinisme), à exclure ou « ségréguer », à mettre hors la loi et criminaliser (c’est le fonds de commerce de l’ultralibéralisme, archo ou néo). Il faut redonner la parole à Marx, retrouver sa voix, renouer autrement et ailleurs avec un dire qui, plutôt que de proclamer la liberté, soutient l’émancipation, et qui, au lieu de s’accommoder du monde et de son ordre et de nous y accommoder, c’est-à-dire de justifier l’immonde et de légitimer ses maîtres, un dire qui cherche ce qui peut fonder enfin en raison et le désordre des choses et le trouble des gens. C’est pourquoi, même sans le dire, ou même en nous appelant à le contredire carrément, Marx nous invite, justement pour le suivre, à faire avec lui un pas de plus que lui. Ce dont il est question, c’est de reconnaître que le prolétaire n’est donc ni dieu ni diable, ni danger ou menace, il est plutôt cet endroit et ce moment dont parle Hölderlin : « Là où croît le péril, là aussi croît ce qui sauve. »
Le réel du prolétaire
Le prolétaire et le prolétariat, chance de virage et échéance du change ; le prolétariat toujours un peu lumpen, le prolétaire sans cesse déclassé ; le prolétaire comme suivant.
Ce dont il s’agit, c’est bien de savoir que le prolétaire n’est ni sauveur ni héros, et parce qu’il ne saurait y avoir ni sauveur ni héros, et surtout pas là où ce qu’il faut c’est le salut, et quand ce qui est nécessaire, c’est du courage, car, selon le mot de Bertolt Brecht, n’est « heureux [que] le peuple qui n’a pas besoin de héros ». Le prolétaire, le prolétariat, c’est une chance de virage et c’est l’échéance du change : virage du symptôme collectif au symptôme individuel ; change de la psychologie collective, qui abuse (de) l’individu comme « assujet » (assujetti), à la logique collective, qui sollicite le sujet dans l’individu ; virage du lien, là où un discours rencontre des butées, trouve sa limite, fait faire l’épreuve de l’échec et se défait ; change du discours, lorsque se fait une conduite (de la soumission à la rébellion, de la servitude à la révolte, entre souveraineté et partage), par quoi se fonde une raison et s’établit la cause (de la subversion du sujet à la dialectique du désir, entre la référence au langage et l’effet révolutionnaire du symptôme), jusqu’à ce que se refasse le nœud du transfert et de l’amour, pour qu’enfin se restaure « la relation à la substance humaine », lieu de la singularité et de l’histoire, lien de l’humilité et de la dignité, de la déchirure et de la grâce. Le prolétaire, le prolétariat, « transparence » et « obstacle », va-et-vient, aller-retour ; contradiction « permanente, originaire et interne » de l’humain et à l’humain, relation de proximité et solution de continuité vis-à-vis de l’inhumain, vigilance et défense à l’égard de la déshumanisation. Le capitaliste, le capitalisme met une impasse, est une fausse solution : il fait de cette contradiction un labyrinthe sans issue. Y revenir. Le prolétaire, le prolétariat, c’est la contradiction : l’humain fait contradiction, la contradiction faite humaine, la substance humaine comme usage et peut-être usure des contradictions. Puisque c’est le lieu qui va du lumpen au partisan, le temps qui va de l’opposition à la résistance, le moment qui passe entre la prise du pouvoir et sa perte précipitée (le dépérissement de l’État). Je serais volontiers enclin à l’identifier à la résidence même du sujet, à sa condition de base, faite d’« Hilflosigkeit », de détresse, de déréliction, de misère et de malheur, de pauvreté et de dénuement (enfin de destitution et de désêtre, reconnus et assumés). Et peut-être que ce qui en dirait le plus long, ce serait la formule du vieux Cromwell (s’il déplaît tant aux libéraux, valets soumis mais sans aveu, c’est qu’il a violemment mis en cause la légitimité du pouvoir, monarchique toujours et par essence), étonnamment actuelle : « On ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où on va. » En un mot, si déterminés que nous soyons (croyance ou volonté, crédit accordé ou vouloir affirmé), le futur n’est pas écrit (P. Bruno). Il y a du futur, mais si, mais si ! C’est même le seul « messie ». Il n’y a pas de messie du futur, puisque c’est le futur lui-même qui fait le messie, message de l’imprévisible, rencontre de l’annonce, sans autre ange que la nouvelle elle-même, que le même renouveau. Et après ça, tirez l’échelle ? Non, la renverser. Alors, le prolétaire, le prolétariat, il n’est sauf et indemne que tant qu’il garde ses impuretés (conservant toujours quelque chose du lumpen) ; il ne demeure tel quel, si ce n’est intact, que s’il récuse son impunité (rappelant à chacun quelque chose de la mauvaiseté) ; il ne persévère dans l’être, et ne persiste et signe dans l’existence, que pour autant qu’il sacrifie son égarement (restant, juste ce qu’il faut, quelque peu dangereux, sans « classe ») ; il est toujours identique à lui-même pour peu qu’il soit averti de ses transformations et qu’il s’avise de son altérité (plutôt plus que moins, et de plus en plus, étranger et métèque, immigré et apatride, exilé et sans terre).
Alors good bye Staline et les hommes de marbre : le prolétaire, inutile qu’il s’efforce de rester pur et dur (eu égard à ses origines ou à ses fins), qu’il veuille se purifier et s’endurcir (comme classe, voire comme race), qu’il cherche à être racheté ou à se faire pardonner (en tant qu’homme nouveau si ce n’est surhomme) ; et il n’a pas tant à être soigné et guéri (civilisé, intégré, inséré) qu’à se mettre au parfum et à être enfin au fait qu’il n’est jamais que ce qui naît toujours, sans cesse et encore et encore. Il faut et il suffit en effet qu’il soit sûr qu’il n’est sauvé que parce que, que quand, que pour autant, que tant qu’il y est décidé (ni dieu ni maître, ni césar ni tribun). Il faut et il suffit aussi qu’il sache qu’il n’est et ne reste sain, et qu’en plus il ne deviendra saint, que dans la stricte mesure où il admet sa perte et y consentira. Perte sèche de ses dépendances, rupture brutale de ses chaînes, chute brusque de ses entraves. Il se veut alors sans ignorance, ni oubli, ni négligence de ses déterminations, il se sait ainsi sans annonce ni nouvelle du futur. Il refuse la charité, c’est-à-dire de faire ou de se faire cher, pour mieux (se) vendre ou (s’)acheter, meilleure manière de mener à la haine d’autrui comme de soi, soit à la méconnaissance, au mépris ou à l’indifférence à l’égard de l’étranger, autrement dit du vaurien en soi-même aussi bien qu’en l’autre. Il accepte de faire le déchet, de se savoir vaurien, d’être rien ni personne donc, pour se rendre (et se prêter) invendable, irrachetable, irrécupérable. Car tel est non pas son destin, à suivre, mais sa puissance, à réaliser, soit non pas tant, ou pas seulement, se montrer désirable ou désirant mais plus encore soutenir et démontrer que le désir qui nous anime, nous les humains, singes nus, animaux parlants, le désir n’est pas qu’affaire de décor mais ce qui fait que des corps sont bien en vie et y restent, et aussi bien ce que des corps font ensemble et même déconcertés, et en même temps ce que des vivants savent et apprennent l’un pour l’autre et l’un avec l’autre : non pas la question sans réponse du sens et de la valeur, mais le problème de l’existence et sa solution par la cause. La cause pour chacun à se faire et à défendre, à perdre et à partager. Et cependant le prolétaire n’est ni un meneur de bande ni un promeneur solitaire, comme le craint tant, ou le voudrait bien, le bourgeois méfiant, lui qui se démène dans son réduit haineux. Le prolétaire est un suivant, après et avant, avec et pour : pas un suiveur ni un suivi, mais l’autre quelconque entre tous les autres, mais le quiconque qui ne peut que suivre sa propre voie, celle qu’il se fraie et celle qu’il se permet. Il est ce quelqu’un qui doit revenir sur ses traces, préhistoriques et historiques, celles où il met ses pas et par où il trouve une passe, là où ça converge ou diverge, là où ça se recoupe et se scinde, avec ses bons et ses mauvais voisins, du côté de ses associés et de ses adversaires, auprès de ses alliés et de ses ennemis, et parfois là où ça se dégrade et où ça dégénère en complicité et concurrence, celles des partenaires du marché, marché de dupes. Ou le conflit et le désaveu (de la domination), ou le contrat et la trahison (de l’association) : c’est à ça qu’est exposé le prolétaire comme suivant. Non ce qui obéit à l’injonction d’abattage : au suivant ! Mais celui qui vient et advient, suivant la loi du lien humain.
Le prolétaire, symptôme
Le prolétaire, le nouveau dans l’ancien ; le prolétaire, inutile et nuisible à l’État ; prolétaire, une identité qui divise, prolétariat, une communauté qui tient ses membres séparés (prolétaires séparés ensemble, prolétariat ensemble des séparés) ; prolétaire et prolétariat, se fondre…
C’est que c’est un survivant, seul mais pas le seul, ni laissé fatalement comme victime complaisante, ni appelé forcément à devenir bourreau cynique (bien que ces deux tentations ne lui soient pas étrangères !) : il est ce qui ne peut être réduit par l’exploitation qu’il supporte et rejette, il est ce qui ne peut être détruit par l’oppression qu’il subit et combat, et même quand il oublie de résister ; il est ce qui se maintient sans manche ni sceptre, sans carotte ni bâton, au-delà de toute valeur, donc même lorsqu’il est dénué ou se laisse priver de toute dignité, et même si l’honneur n’est pas sauf, voire, qui sait, toujours un peu toute honte bue. Non, il n’est pas le surveillant qui rassure sur l’avenir et endort avec les acquis, mais la sentinelle qui veille sur les pas et la marche, même boiteux et désordonnés, et réveille la rébellion et la révolte, si maladroites et incorrectes qu’elles soient. Donc ni l’homme nouveau à l’encontre de l’ancien, ni l’homme du futur contre l’homme du passé, mais le nouveau proprement dit déjà dans l’ancien lui-même, le futur à proprement parler à partir du passé comme tel, don du présent, la grâce du symptôme comme voix de la raison. C’est bien à lui qu’on peut appliquer au mieux la formule de Cervantès : « Qui trébuche et ne tombe pas ajoute à son pas. » Il trébuche sans cesse (ni pasteur au bâton, ni roi avec son sceptre, ni pouvoir du manche), il chute bien souvent mais se relève toujours, comique assumé qui met les rieurs et le rire de son côté : il ne tombe qu’assez pour allonger son pas, fût-ce mine de rien. Le prolétaire alors, n’est-ce pas ce qui désigne l’humain, ce qui nomme tout homme : ce qui le dit et le fait le premier et l’unique en son genre, ce qui le lit et le sait comme le dernier parmi tous, irremplaçable pour cela même ?
Le prolétaire appartient à la plus basse classe de la société, il est exempt d’impôt, et il ne peut être utile à l’État que par sa descendance (sic !). Autant dire que c’est bien son inutilité qui le rend indispensable et qui fait peser sur l’État le risque de la disparition, qui agite haut et fort au-dessus de sa tête la révélation de sa vanité, qui brandit sur son chef l’ultime menace, celle de l’annulation pure et simple. C’est ce qui fait que le prolétaire est si faible qui le rend le plus fiable, c’est bien parce qu’il est absolument solitaire (ni dieu ni césar qui vaille si ce n’est par le manque de vaillance de leurs fidèles et de leurs sujets, ni tribun ni tyran qui ne soient hommes de paille de l’impuissance du pouvoir) qu’il est condamné à ou plutôt qu’il lui est donné de (à condition qu’il s’adonne, voire s’abandonne à ce don) être entièrement solidaire (et de connaître, d’éprouver et d’exercer la puissance des impossibles). Il se met constamment et il reste en permanence en état d’alerte, parce qu’il se sait (et se veut) de part en part, de bout en bout, de fond en comble altéré. Alerté et donnant l’alerte : non qu’il tienne (ou qu’il doive se tenir) sur ses gardes, mais étant donné qu’il a, pour se poser, à se montrer éveillé et vigilant, à s’affirmer comme disponible et ouvert au vivant. Susceptible d’user de lui-même de la capacité de travailler et disposé à s’en servir sans s’y asservir ni en abuser ; toujours prêt aussi, quand il faut (et souvent il faut !), à faire l’éloge de la paresse contre la morale des exploiteurs et la religion des oppresseurs. Envers chacun de tous et tout un chacun, sensible à l’égard de ce qui demeure, en tout état de cause, fût-ce chez le plus « nul », incalculable et incommensurable ; intelligent en ce qui concerne tout ce qui laisse même le plus quelconque inestimable et incomparable.
J’ai dit qu’il y a une contradiction inhérente au prolétaire, et qui ne peut être levée qu’en étant portée (déportée et reportée plus que transportée) à un autre niveau, à savoir qu’il n’est de passage à l’universel lui-même à moins qu’il ne se réalise dans le singulier comme tel. Il peut, voire il veut s’effacer, dans la cohue parlante, et pour l’histoire humaine. Et cependant, à cet effet, le prolétaire doit et faire la différence, tranchante, et faire un ensemble, ouvert. Car c’est bien en tant que tel qu’il sait ce que c’est. Il sait que c’est dans et par un ensemble que la différence se fait telle quelle, mais aussi que c’est avec et pour des différences que nous faisons un ensemble qui nous fait tous autant et tels que nous sommes. Ce que nous font oublier et occulter les identités, surtout quand elles sont nationales de surcroît ! Alors qu’il n’y a d’identité que dans ce qui nous divise. Peut-on même parler de communautés d’intérêts qui ne soient appartenance servile à l’État et qui ne mobilisent l’apparentement mythique dû au sol ou au sang (État de droit, soit droit de l’État à disposer de ses membres ; droit du sol ou du sang, droit du sol de maintenir et de retenir ceux qui y habitent, droit du sang de sacrifier ceux qui le portent et le partagent) ? Non, il n’y a pas de communauté réelle sans désaffiliation, sans indépendance, sans insurrection et émancipation. Et paradoxalement, cela veut dire que le prolétaire est altéré, il est entamé, amendé et déformé (monstre à abattre, sauf qu’il renaît de ses cendres, classe dangereuse, à ceci près qu’il n’est un péril que pour ceux qui imaginent vouloir, qui croient devoir et qui pensent pouvoir le détruire : mais ce sont eux qui courent à leur perte). Cela signifie non pas qu’il est ou sera abîmé mais simplement qu’il n’est que sujet et qu’il n’est sujet qu’à l’autre, à ses côtés, à son voisinage, grâce à sa présence et à cause de sa fréquentation.
C’est pour ça que le prolétaire est alerte mais pas forcément pressé, éveillé mais pas pour autant insomniaque, travailleur et malgré tout paresseux, virulent et y compris sans avoir à être violent. Pour toutes ces raisons, je lui appliquerais bien volontiers les trois formules suivantes sur lesquelles je suis tombé presque en même temps, sans doute par hasard ! La première de Karl Gutzkow (cité par Viktor Klemperer, dans LTI) : « J’aimerais bien me fondre dans le général et suivre le grand courant de la vie. » Passons sur le fait que le terme de « général » n’est peut-être pas le mieux approprié en l’occurrence (universel irait sans doute beaucoup mieux). Ce qui me paraît digne de retenir l’attention, c’est cette volonté que je crois être celle du « prolétaire » de participer de l’humain, de prendre part au vivant, justement parce qu’il en est, en réalité et par définition, exclu, tenu à l’écart, laissé sur les marges ou mis de côté. Le capitalisme ne fait que pousser à fond, radicaliser toujours plus cette contrariété qui ne dissocie absolument jamais mais oppose sans cesse davantage la concurrence et la solidarité, la guerre et l’association, le solipsisme ainsi que l’isolation et le lien social : jusqu’à ce que les premiers dominent, supplantent et délogent les seconds, dans la réalisation exhaustive, l’accomplissement définitif d’un idéal aussi implacable qu’insensé. Bien sûr on peut toujours dire que c’est effectivement là, fort heureusement, une utopie et une uchronie, mais c’est quand même aussi la folie menaçante du capitalisme, et c’est ce qui fait de tout capitaliste un fou dangereux, le fanatique de « la concurrence libre et non faussée ».
Le prolétaire, en relation à la substance humaine
Prolétaire, être et rester humain ; le prolétaire, « au-moins-un » qui compte (pour) chacun ; le prolétariat, l’hypothèse et le pari d’un lien sans pouvoir.
Certes, le prolétaire, puisque c’est lui ici qui nous intéresse (le capitaliste, lui, faut-il qu’il nous fasse horreur ? Ce qui doit faire horreur, c’est qu’il refuse de reconnaître cette folie, et qu’il s’acharne à s’en faire une raison, et qu’il s’entête à la tenir pour la seule raison, la raison même, faute de quoi d’ailleurs il ne serait plus capitaliste, il cesserait de chercher à le devenir, à l’être et à le rester), le prolétaire donc n’est pas indemne de cette folie, il n’est pas immunisé là contre, mais comme tel, tant qu’il demeure tel quel, il sait qu’il lui faut se tenir à carreau et il en tire les conséquences. Qu’il n’y a rien d’autre à faire, pas moyen d’y couper : non enfermer le fou mais contenir la folie, non pas supprimer la folie mais faire primer son lien à la raison. La paix, c’est une guerre qu’on ne fait pas. La puissance du concours, c’est une concurrence de forces qu’on récuse. Le lien, c’est un isolement que l’on rompt. Être et rester humain, continuer à se ranger en tant que prolétaire, c’est persister à refuser de cultiver l’ignorance de ces évidences trop souvent oubliées, de plus en plus déniées et constamment tournées en ridicule par les savoirs officiels et dominants, les océans peu pacifiques et sans barrages des fausses sciences, qui ne sont jamais que renforts dévoués des pouvoirs et service servile des biens.
Parce qu’il est non pas à l’abri et prémuni, vis-à-vis de la déraison infantile et de la démence sénile du capitalisme, mais au contraire exposé et averti, le prolétaire (l’être humain, les trumains) n’a pas de chance, il est vrai, mais il est une chance, celle de chacun de rester humain en le redevenant sans cesse encore toujours davantage. Se fondre dans l’ensemble et y persévérer, pour qu’il ne sorte pas du courant de la vie, pour qu’il suive le vivant et même l’entraîne et le précède. Le vieux Bergson ne savait sans doute pas que le prolétariat, tant qu’il dure, c’est bien lui le réel élan vital, le seul qui vaille et qui veuille, qui veille et qui vise, qui vire s’il le faut et visite comme il convient… Quoi ? L’inconnu, l’étranger, le mystère, et sans se reculer ni s’y refuser. Le prolétaire, le prolétariat, c’est ça : ce qui fait reconnaître le sans (le sans-droit, le sans-voix, le sans-part) à tous les nantis anéantis ; ou même mieux, c’est le sans qui se fait reconnaître en tant que tel, non pas même comme plus que « le plus » (puisque ça, ce n’est pas bien difficile, il suffit d’y croire et de le croire et de faire assez de simagrées et de grimaces, de spectacles calculés et de coups tordus pour le faire croire : people et stars, élites et élus) mais comme cet « au moins un » qui compte tout un chacun, premier homme et dernier survivant, braise et scorie. Cet au moins un ne peut pas se dire et ne saurait « s’être » : il n’est pas tel le dieu, les maîtres, des héros ; il n’est pas pouvoir pourvu de tout, il est cheval bien fourbu, il est créature mal foutue.
Il est d’ailleurs honni et haï, exécré et banni sous toutes les formes sous lesquelles il apparaît et avec toutes les figures qu’il prend : l’esclave ou le métèque, la plèbe ou le barbare, le serf ou le vilain, le roturier ou le manant, les classes dangereuses et les vagabonds, l’ouvrier ou le sans-terre, l’immigré ou le sans-papier, l’étranger ou le terroriste, et sans parler du révolutionnaire et du résistant, de l’anarchiste et du communiste. Peu importe cependant, même s’ils ont une importance, tous ces avatars, car ce qui compte avant tout, c’est l’hypothèse, ou le pari, qu’ils font revivre, et qui renaît sans cesse à travers eux, dans toutes les aventures et mésaventures qu’ils font connaître, soit la création d’un lien où l’on apprend à se passer du pouvoir, d’un lien qui subsiste par et pour la perte du pouvoir, d’un lien qui est toujours insurrection contre le pouvoir, d’un lien qui le subvertit constamment en organisant sa perte. C’est bien pourquoi, si informe et si monstrueux et si décrié soit-il, certes pas sans raison, le prolétariat donc est notre fonds commun, si défiguré et même sans visage qu’on nous l’expose, et sans doute à cause de ça, le prolétaire est cette figure parfaite de l’universel que le capitaliste, lui – cet éternel grand négateur devant l’Éternel et face au néant, cet immortel petit branleur qui ne connaît que la vie vide –, croit utile et indispensable de dilapider sans fin et de lapider à mort. Le prolétaire est démuni, dépourvu, dénudé, désemparé et défait. Il est la chose dénuée de qualités, une présence impénétrable laissée pour compte et sans objet et sans nom (et parfois sans figure et sans représentation autres que difformes et déformées), sujet privé d’identité. Il est alors non pas libre mais livré, il reste ainsi non pas ivre mais rivé. Livré et rivé à quoi ? Ni à son sol ni à son sang, ni à sa nation ni à son État, ni à son pays ni à son peuple, comme le voudraient tant les maîtres contemporains, esclavagistes qui ni ne s’ignorent ni ne se méconnaissent mais se déguisent et se dissimulent sous les valeurs et derrière la morale. Nous y reviendrons. Le prolétaire, le prolétariat n’est pas livré ni rivé à ces idéaux et à ces idoles, à ces modèles et à ces images – même si et quand il en use pour s’arracher à ses dépendances –, comme le sont, et pour cause, tous les conquérants et tous les envahisseurs, tous les colonisateurs et tous les pouvoirs, qui, eux, ne manquent jamais de se définir comme légaux et légitimes, élus et appelés (par Dieu, la raison, la nature, l’opinion…). Le prolétaire, le prolétariat, lui, il sera toujours illégitime et bâtard. C’est peut-être pour ça qu’il est livré et rivé mais seulement à ce qui fait la relation à la substance humaine, soit la solitude, le silence, l’obscurité de l’existence humaine, le mystère de la singularité de chacun dans ce qu’il a d’irrécusable et d’injustifiable, avec ce qui est en lui inexcusable et impardonnable.
