21 octobre 2008
« Ce qui reste », formule empruntée à un titre connu : Ce qui reste après Auschwitz. Ce qui reste maintenant que les dieux et Dieu ont, apparemment, à peu près disparu, alors que les grands hommes sont, manifestement, devenus invisibles, et tandis que les êtres humains sont toujours plus égarés. Ce qui reste à une époque et dans un monde où le système capitaliste domine et écrase, où le DC (le discours capitaliste) envahit et pollue tout. Ce qui reste donc tandis que ce qui est d’ores et déjà en péril, c’est l’humanité, comme substance et comme espèce, comme genre à part et salut du vivant.
Pour commencer, il faut que je vous fasse un aveu, ne serait-ce qu’afin de m’alléger un peu de ma timidité. Je dois quand même en effet surmonter une gêne, un embarras, une honte, pour tenir ce séminaire devant vous et avec vous. Est-ce que je saurai payer de mots justes et généreux, sans me payer de mots pour ne rien dire ? Et puis, en suis-je digne ?Et enfin, qu’est-ce qui m’y autorise ? Je voudrais m’adresser autant aux psychanalystes et aux analysants – ainsi qu’à tous ceux qui s’intéressent à la psychanalyse, à Freud et à Lacan – qu’aux politiques – comme à ceux à qui Marx et quelques autres (parmi eux Jaurès) importent toujours. Au-delà, j’aimerais bien m’adresser, en tout cas c’est mon rêve, à tous ceux qui sont intéressés, peut-être sans le savoir, et ça en fait du monde, et aux premiers concernés, même s’ils n’en veulent rien savoir, et ça fait encore plus de monde ! Est-ce que je ne vais pas agacer ou fâcher, irriter ou mécontenter les uns ou les autres, les uns et les autres ? Déranger au mieux, ennuyer au pire ? C’est le risque, je le prends.
Mais je pars de ce que j’ai appris, de mon expérience même, avec ces maîtres, et pas sans mes psychanalystes (fût-ce contre eux), ni sans mes camarades, au sens large (fût-ce malgré eux). Ce que j’ai appris, y compris à mes dépens, mais certes comme tout le monde, à savoir que l’humain, par définition indéfinissable, c’est qu’il n’y a pas plus de sujet sans lien social que de lien social sans sujet : cela étant vrai même là où le sujet s’évanouit, et même quand le lien social se défait. J’ai tourné, et je tourne encore, autour de ces deux impossibles : le sujet irréductible (irrédentiste peut-on dire) et le lien social indispensable (bien plus fondamental que le Capital). De l’un, le sujet, on ne peut pas se débarrasser, de l’autre, le lien social, on n’en sort pas, et on n’arriveà s’en sortir, dans la vie, qu’à condition d’apprendre à le savoir… qu’on n’en sort pas, du lien social !
On peut parler du prolétaire, on peut dire le prolétariat, et c’est je crois le cas le plus courant, en termes militaires ou médicaux. Il s’agit alors de repérer la cible, de diagnostiquer le phénomène. Il s’agit encore de traiter ou d’éliminer l’affaire, la chose. Eh bien, voilà ce que je voudrais montrer. Repérer le prolétaire ? Il est désormais presque autant irrepérable que tout à fait irrécupérable. C’est pourquoi, pour chacun, il est l’occasion unique qui fait le bon larron, l’occasion sinon d’échapper tout seul au capitalisme, de se dérober enfin à son règne, en tout cas de tenter de sortir de son empire, de s’émanciper, mais ensemble, de son emprise, du talon de fer (Jack London). Traiter le prolétariat ? Il est certes non pas intraité, et même trop souvent très mal traité (et maltraité), qu’il se laisse faire ou résiste, mais il reste intraitable. Et c’est ainsi qu’il représente et incarne notre seule chance d’humanité.
Pour terminer cette présentation, j’ajouterai une remarque et une annonce. D’abord la remarque, qui me permettra de dire mes limites. Mes amis et camarades Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret tiennent à Toulouse un séminaire où ils mettent en avant des thèses, qui sont comme telles à discuter, à développer, à démontrer. Pour ma part, ici dans ce séminaire, je vais procéder autrement : à la manière de l’essai sur un thème. Je m’expose donc au risque d’erreur. Essai et erreur. À charge pour moi, mais aussi pour vous, de rectifier mes positions, de corriger mes hérésies. Ensuite l’annonce, qui est double. Sous ce titre, « Chaque individu est un prolétaire », j’ai de quoi vous entretenir pendant deux années. Dans une première partie, cette année, je vais vous proposer d’approcher le prolétaire, et je l’ai appelée : « Il n’y a pas de fabrique du prolétaire, ou : le prolétaire est incréé ». Dans la deuxième partie, je vous invite, je nous invite à accompagner le prolétaire, ce que j’ai résumé ainsi : « Le prolétaire est impraticable, ou : pas de gouvernement des prolétaires ».
• De ce qui fait l’indifférence à ce qui fait notre joie
• L’être et l’existence : la philosophie ?
• Un nouvel amour, le nouveau sujet : la psychanalyse !
• Le corps : respect profane
• L’amour, la haine, l’indifférence
Vivre ensemble, c’est partager et échanger, malgré, à cause de, grâce… au pire : non pas la toute-puissance illusoire et l’omniprésence ravageante du pouvoir (avec moi tout est possible, je suis partout), mais l’autorité souveraine du naissant et du nouveau, donc la présence de la perte et l’absence de pardon, la puissance de l’abandon et l’acte du don. On se doit de (se) donner, disait Marcel Mauss, c’est-à-dire de recevoir et de prendre, d’accueillir et de rendre.
De ce qui fait l’indifférence à ce qui fait notre joie
Oui, et ça vaut la peine de reprendre les choses sans rien laisser tomber. Sauf bien sûr ce qui reste : non pas tenu en laisse, ni laissé en reste ou en souffrance, ni tombé en désuétude, ni jeté aux ordures, mais transmis. Présence ouverte et offerte, absence confiée et abandonnée : bêtise de la signifiance, insensé de l’objet. Là où il y a de l’avenir, le sujet : non pas promesse mais appel, non pas espoir mais réponse. Vivante, c’est-à-dire vraie et réelle. Ne rien laisser tomber donc que ce qui tombe bien, et tout seul : étoffe du vêtement, gloire du corps, brillance phallique, agalma de l’objet. Ne rien laisser tomber, car il n’y a qu’une lutte qui compte, et peut-être même que tous les comptages, tous les calculs, toutes les comptabilités, maintenant plus envahissants et plus omniprésents que jamais, ne servent qu’à tenter d’éluder cette lutte : à substituer l’extension du quantitatif à la qualification de cette lutte. La lutte contre la tentation de l’inertie, la tentative de réduction à zéro des tensions, voire la volonté d’anéantissement. Nous sommes d’un monde et d’un temps où l’usage occulte du nombre, le fétichisme de l’exactitude, qui font de la mort une ombre sans limites et de la vie un horizon sans cesse reculé, prennent le pas sur la précision effective de la mesure comme telle, celle qui rend à la mort son tranchant et à la vie sa couleur, entre lumière et obscurité, savoir et ignorance, celle qui tend les forces de l’une et de l’autre, comme contradiction antagoniste, comme clivage irréductible : contrariété et conflit de la vie et de la mort. Toujours raviver et activer la lutte contre l’inertie, apprendre à faire pièce encore davantage donc à l’indifférence, quitte à prendre appui sur elle, voire la compter et en user comme ressource. Autrement dit, la traiter au titre de la négation, et non pas certes, puisque c’est impossible, par le biais de l’élimination, qui n’est que fiction pure, vœu pieux et parfaite utopie. Car il y a bien un point d’indifférence, un moment d’inertie qui sont inéluctables et imparables : aussi inévitables et indispensables que l’ennui et la paresse, aussi utiles que l’inutile, aussi féconds que le futile. À condition cependant qu’on y passe sans s’attarder, à condition qu’ils ne durent et ne disent pas plus que l’ange qui passe.
Là est le hic. Car, s’il y a bien quelque chose qui gagne du terrain comme jamais, c’est bien l’indifférence totale, imperturbable, impassible, insoucieuse, dédaigneuse, dont plus rien ni personne ne semble désormais préservé. C’est le : tout est égal, ça m’est égal, c’est toujours pareil… puisque tout se vaut dans l’équivalence généralisée (non plus l’argent mais le profit), que plus rien ne doit être équivoque ni faire « sens blanc » (aller de la parole à la poésie), puisque tout et tous s’égalent, sans régal ni écart, sans regard ni retard sur ce qui différe et qui change, qui varie et se modifie. Égarements ou voies de garage. Moyennant quoi et dans l’excès et dans la démesure, finalement plus rien ne vaut rien, plus personne n’est quelqu’un, que bon à jeter… et que se multiplient les nullités et les baudruches. Jusqu’à il y a peu, ce qui semblait pourtant susciter tout sauf l’indifférence, c’est, c’était la psychanalyse, non pas la seule mais la première. Tout sauf l’indifférence et même plutôt la haine. Pas la seule parce qu’on aime mieux aussi la civilisation, qui est la norme, que la création, qui lui fait la nique, parce qu’on préfère aussi la culture, qui est la règle, à l’art, qui est l’exception (Jean-Luc Godard), parce qu’on privilégie aussi la société, qui se défend, au lien social, qui exige de « se fendre ». Mais la première puisque la psychanalyse, au-delà même de la doctrine qu’elle constitue et de la pratique qu’elle promeut, au travers du discours qui la fait et de l’émergence en quoi elle consiste (un nouvel amour, une nouvelle raison !), la psychanalyse n’est que naissance et renaissance, surgissement et résurgence de l’humain, jaillissement du vivant. Tout ce qui est palpitation et trémulation, frémissement et tremblement, frôlement et remuement, feulement et sifflement, mais aussi frisson et jubilation, murmure et rumeur, cohue et clameur, poésie et chant. Autrement dit tout ce qui est craint et redouté, appréhendé et évité, et si souvent, presque toujours, immanquablement, méprisé et récusé. La psychanalyse est au plus près de tout cela : non pas en plein dedans, ce qui ne se peut pas, ce qui ne saurait être, ce qui ne doit pas se faire, ce qu’aucun ne veut, mais à peine un peu à côté, juste de côté, à la juste place, comme le « juste mi-dit » d’un « c’est-à-dire ». La psychanalyse en effet n’est sans aucun doute que très peu : et la reconnaissance en acte, sans cesse répétée, d’emblée et à jamais re-commencement (il n’y a pas (eu) de commencement !), et le rappel constant, et la reprise à nouveaux frais tout autant d’une haine primitive (rejet, refus) toujours à surmonter, que d’un premier amour à assumer (affirmation, assertion), encore et encore. La psychanalyse, c’est la bande de Möbius qui fait passer, sans qu’on y pense mais pas sans qu’on le fasse (entre rêve et symptôme), de la résistance au consentement. Impossible donc de dire que la psychanalyse ne serait pas un bien commun (au-delà de tout objet, hors de tout anonymat, plus fort que toute communauté d’intérêt ou d’idée, voire de travail), ne serait pas l’affaire de tout un chacun : là où il se laisse être et se fait vivre, là où il se sait vivant et en jouit.
Eh bien, c’est de cela qu’on s’angoisse, c’est là qu’on a peur, comme nous le montre et nous l’apprend et nous l’enseigne la phobie : tant qu’on veut éviter cette peur, jusqu’à ce qu’on se décide à affronter cette angoisse. Cette volonté, cette décision, ça s’appelle l’amour, le féminin (et la poésie, la mystique, ou ce qui en tient lieu) ; et puis ça s’appelle la science, et ça la happe vers la psychanalyse. On gagnera du temps quand on admettra enfin cette série, intranquille il est vrai, d’évidences. Et en attendant, ce qu’on connaît de fait, c’est l’ennui mortel, l’indifférence plate, la vie morne (« mort-née »), si ce n’est la délectation morose, et puis aussi la haine de soi et de l’autre qui va avec, et enfin tous les faux remèdes contre ce qui sue et pue l’ennui et la haine, tout ce qui essaie d’essuyer et de noyer l’un et l’autre et ne réussit qu’à les étaler sans limites. Et en attendant, ce qui s’ignore, c’est ce que la vie humaine se doit d’être, non pas malgré mais bien à cause de la mort, de la mort qui la porte plus qu’elle ne la porte, savoir dont seul l’amour (en deçà, au moyen, au travers, au-delà… de l’objet) nous fait la grâce. Non pas certes surtout là où nous sommes à la chasse aux gratifications, mais justement quand nous allons ou revenons à cette gratitude dont on n’a même plus à savoir qui la donne, puisque c’est quiconque, ni à chercher ce qu’elle donne, parce que de toute façon ce n’est pas tout, mais c’est en quelque manière un bout de réel, soit ce qui fait nôtre la joie. Oui et oui. Mais ce qui peut empêcher l’ennui de nuire, est-ce de vouloir sa ruine ou de reconnaître sa ruse, de suivre son détour, de déjouer sa feinte et de démasquer son jeu ? Et pour autant que l’annulation de la haine ne peut être guère plus que sa (dé)négation, comment la faire servir autrement, ailleurs et à autre chose qu’à la destruction ? Enfin, ce qui fait vivre l’amour, n’est-ce que louange ou sermon, éloge ou oraison ? L’ennui sans fin et la haine sans frein sont concomitants de cette identification initiale qui confond immanquablement l’Un et l’être, ou dit autrement le mot et la chose, qui mêle inextricablement l’Autre et le corps, ou dit autrement la société et l’individu.
L’être et l’existence : la philosophie ?
Pour en sortir, il faut faire un pas, puis un autre : assujettissement, subjectivation. Et c’est un pas de deux. Assujettissement : soumission, servitude, addiction. Ça se surmonte, mais ce surmontement n’est pas doxa, dogme, mais bien paradoxe. Il est plus profanation que sacrifice, et il n’est ni vénération ni exécration : il n’est pas la culture de l’Un, ni la pastorale de l’être (ni mathématique ni philosophie), il n’est ni le culte de l’Autre, ni l’adoration du corps (ni religion ni économie) ; il est, ce surmontement, dissociation de l’Un et de l’être, du mot et de la chose, soit insurrection du vivant et de l’humain, et il est distinction de l’Autre et du corps, de la société et de l’individu, via la protestation du sujet. Alors, l’amour, lui… D’abord il ne luit pas tant que ça ou bien comme oxymore, clarté obscure, nuit lumineuse, lumière sombre, illumination opaque. C’est ainsi. L’amour sans limite, cette décision insondable qui donne lieu invariablement à ce qui n’est à personne, à ce que nul ne connaît, qui peut-être vient de nulle part et sans doute va partout, qui file les jetons et qui part oblique, l’amour ne relève d’aucune compréhension, mais c’est de lui que s’élèvent les savoirs. Il est conséquent et congruent avec cette affirmation qui n’est ni contention ni contrainte, ni contenance ni contentement, mais ouverture et division. Subjectivation : résistance, défense, clivage. Ça s’assume, mais cette assomption n’est ni assomoir, ni sommation, ni consommation, ni consumation, ni consomption, mais bien consentement. Cet incroyable consentement qui se concrétise, qui se finalise, sans se déterminer ni se terminer, dans l’altération, la déformation, l’amendement (voire le creusement, le « crevassement », la fission). Position non pas dans mais de l’existence, et pourtant pas, certainement pas, sans altérité. Recomposition de l’« ek-sistence » comme passante sûre et sans souci, lucide et sans soupçon, gaie et sans ressentiment… à l’hétérité. Tel le poète qui y va et qui sait objecter la formule qui tranche et le lieu pas commun aux impasses sans cesse ressassées et aux apories radotantes et gâteuses de l’intérêt, de l’amour-propre et du « moi haïssable » : « Je est un autre. » Tu ne serais toi-même qu’en te reconnaissant altéré, tu ne deviendras toi-même qu’en te sachant quand même, et qu’en sachant rester, étranger ! Définitivement.
Sommes-nous donc coincés immobiles ou emmenés égarés, ou bien alors amenés à passer dans cet entre-deux : enfermés entre deux murailles ? gouffres ? abîmes ? ou tout simplement prenant le large dans l’intervalle, dans l’interstice, dans l’interlude. D’une part, rien que d’une part (pas de tout, pas tant que ça !), l’être et son discours (et ses bergers et ses sauveurs, et ses passionnés et ses suiveurs). Et puis à côté, rien qu’à côté (un pas, toujours « faux », encore fautif), l’existence « ineffable et stupide » (et ses tenants, ses partisans, ses parieurs… et ses rieurs). L’être et l’existence : pas de l’un sans l’autre, et de l’un à l’autre aucune passe assurée ni de garantie de retour. Et il n’y a là, de fait, aucune indifférence possible : ni comme refuge ni comme exploit, ni comme repli ni comme terminus. Entre ce que tu es et ce que tu en fais, tu n’as que le choix (d’accepter) d’aller, (d’admettre) de demeurer, de (consentir à) passer. Car tel est bien notre sort, qui n’en est pas un cependant, soit d’être condamnés à mal tourner, tirer bordée sur bordée, ne pas arrêter de faire des embardées, comme sujets, à la fois déplacés et égarés, et tout autant fixés et orientés : nous sommes destinés à basculer, parés à virer, du « parlêtre assujetti » à l’« agent désubjectivé » : de la soumission et de la subordination à l’initiative, à l’intervention, à l’action ; de la dépendance et de l’obéissance à l’agissement, à l’agence, à l’acte. Comme sujets, nous nous réalisons en allant (en allés, mal allés, mal allant !) et en passant (passants, passeurs, passés)… de l’(in)détermination à la cause, de l’(in)définition au choix, de l’identification à l’affirmation.
Le paradoxe étant que de là où nous sommes, nous n’en savons rien, mais que nous avons à advenir et qu’on n’y arrive (moins éventualité et opportunité qu’occasion et surprise : on y parvient puisque ça survient)… on n’y arrive donc qu’en s’effaçant. On verse (réversion, retournement) de l’ennui de l’être, de l’oubli de l’être à l’événement de corps, à l’avènement d’un bout de réel, de la convention donc à une invention. Qui passe. On voit bien en quoi alors l’indifférence est exclue : il n’y a guère de moyens d’éviter réellement ce passage pourtant risqué. Et malgré tout, les candidats à l’indifférence ne manquent guère. L’astuce la plus formidable, à défaut d’être la plus efficace, à cet égard, c’est le recours à l’avoir : alors pas la peine d’être, inutile de se donner du mal à devenir (quelqu’un ou rien !), nul besoin non plus de chercher à exister. L’avoir et son aveu, entre aboiement et « avoiement » : c’est moi… qui l’ai ! Régulièrement, on le sait, prolifèrent là les nullités et les baudruches, aussi gonflées que vaines, aussi inefficaces que criminelles, aussi nocives que prétentieuses, aussi impuissantes qu’imbues du pouvoir. Car voilà bien à quoi mène cette indifférence qui en fait n’échoue que pour ne pas rater ses mauvais coups : « Détruire, dit-elle » ; déshumaniser, fait-elle ; éliminer, veut-elle ; aliéner, sait-elle ! Car qu’est-ce qu’elle est, cette indifférence, où va-t-elle et où mène-t-elle ? Si indifférence il y a, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est, je crois, le dernier rejeton de la philosophie, l’ultime avatar de ses impasses.
La philosophie est un discours, c’est son mérite, qui reste plus que jamais intact et actuel par les temps qui courent, ceux des bruits de la communication qui prétendent supplanter la clameur révolutionnaire, ceux des rengaines de l’information qui ambitionnent de remplacer l’invention de savoir. Mais la philosophie n’est pas un discours par et pour, c’est un discours de et sur, et c’est là sa limite. Discours de l’être ? Discours sur l’existence ? Discours purgation et sommation (catharsis et encyclopédie) qui pousse à l’oubli de l’être et qui ne connaît l’existence que comme un ennui. Oubli préférable, ennui prévisible. Oubli de l’être, mais où c’est l’être qui oublie, car l’être n’est qu’oubli, à l’origine de ces passions où l’on ne sait plus que sucer le lait de la vérité qui endort (au détriment de ce qui réveille, soit la rencontre du réel). Existence tel un ennui, alors qu’elle demeure sans égal, qu’elle reste sans équivalent, qu’elle est encore et encore sans autre sens ni valeur que cette inutilité, cette vanité, cette superfluité, cette précarité, qui en fait l’unicité et l’insubstituabilité, surprise sans emprise. « Tout homme en vaut un autre », comme le découvre Jean Genet, assez stupéfait par cette évidence que nul n’est censé ignorer mais que peu ne négligent pas. La philosophie n’est-elle pas ignorante, voire ignare, sur ce point ? Sans doute pas tout à fait, et dans quelques cas rares et précieux, significatifs et décisifs, point du tout, même. Pourtant, et c’est le cas de le dire, elle n’en a cure !
Un nouvel amour, le nouveau sujet : la psychanalyse !
À qui ou à quoi revient cette « cure » ? À la science ? C’est ce qui devrait être, mais est-ce le cas ? À l’art ? Ça se pourrait, mais il ne fait guère le poids que pour ceux qui sont décidés à échanger les pesanteurs de la norme pour la grâce du désir. À la psychanalyse ? Certainement, mais ce n’est qu’à condition qu’elle fasse école et est-ce bien toujours la règle ? Alors, à l’amour, toujours ? Peut-être bien, mais quel amour ? Un nouvel amour, bien sûr, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce seulement l’amour de nouveau ou à nouveau, l’amour encore, l’amour toujours, comme dit la chansonnette, l’amour la déraison, l’amour, l’amour, l’amour ? Est-ce uniquement ce que réclament de tout temps et avec raison les poètes, et pas seulement ceux de l’amour fou, les surréalistes, à savoir du nouveau dans l’amour ? À vrai dire, je crois quand même qu’il n’y a pas lieu de s’en moquer, de le mépriser, tout cela, ni de le laisser (de faire semblant de le laisser) aux midinettes (ou plutôt, c’est le cas de le dire, aux « mi-dits nets » !). Mais il n’est pas non plus satisfaisant de s’en tenir là, car malgré tout l’amour mérite mieux… encore. Ce qui est en jeu, en question, en cause et en œuvre avec, dans, par « le nouvel amour », c’est un peu plus que ça. « Le nouvel amour », ça peut se dire comme le fameux « neues Subjekt » de la pulsion, dont parle Freud, c’est-à-dire, comme le traduit fort bien Lacan, non pas le nouveau sujet (le fameux homme nouveau, idéal ou héros, idole ou star) mais qu’il est nouveau qu’il y ait un sujet. Il est nouveau qu’il y ait un amour.
Dirons-nous donc de tout sujet, nouveau par excellence et par définition, qu’il est « un amour » ? Certes pas ? Peut-être non ! Puisqu’on sait bien et qu’on ne connaît que trop la monotonie du « moi, je » par quoi il se laisse appréhender, voire cherche à se faire comprendre… Quoique… mais pourquoi pas !? Car n’est-ce pas là où chacun émerge, advient, se produit et reste tel un sujet à proprement parler, justement dit, qu’il est, de fait, un amour, ou qu’il est susceptible d’apparaître comme un amour ? Le sujet effet des fées (fait de dit, coupure), le sujet coupable de sa réponse (felix culpa). N’est-ce pas là où il tranche sans (se) ranger, là où il se sépare sans (se) rompre, là où il fait son trou sans le combler, qu’il est dit qu’il est un amour ? J’anticipe peut-être un peu, mais tant pis.
Je reviens en arrière : il est nouveau qu’il y ait un amour. Bien sûr l’amour est toujours nouveau, comme le vrai est toujours neuf, mais surtout dirons-nous que le nouveau – osons-le, puisque c’est lui qui l’ose, puisque c’est ce qu’il ose – s’aime ! Entendez ça comme vous voulez, et même avec toutes les équivoques possibles, et c’est encore mieux si c’est comme impersonnel que vous le prenez (je vais y revenir, et l’accentuer encore). Il est vrai qu’il n’y a pas de nouveau qui ne s’aime. Forme passive et réfléchie. Tel est le nouveau, c’est cela qui le fait et c’est ainsi qu’il se fait, c’est à ça qu’il se fait tel, se fait connaître et reconnaître. C’est ce qu’avait fort bien vu Freud avec son fameux moi réel, ce que d’autres ont repris et relancé comme « ego » (et go !), le moi réel donc non pas celui, surdimensionné, de l’égoïsme, celui des philistins, pas exclusivement (mais c’est mieux) celui d’un égotisme, enjoué, à la Stendhal (égotiste pas triste), mais principalement celui, sinthomatique – plutôt joyeux et gai –, du créateur, de l’inventeur, du saint, de l’analyste peut-être aussi, quantités minimes.
Et encore, j’aurais envie d’ajouter du farceur, du dandy, de certains comiques, humoristes et ironistes ; et volontiers j’étendrais la liste bien au-delà, voire bien en deçà, vers des confins et jusqu’à des frontières que pour l’instant j’ose à peine évoquer (puisque, passées les bornes, il y a encore des limites, dit-on !), mais qui ont trait à ce qui quand même en chacun est préservé, conservé, réservé (réserve d’Indiens, réserve du peintre) comme impardonnable, inexcusable, et cependant tout autant inavouable qu’imprescriptible. Là où chacun, comme nous l’enseigne la psychanalyse, chacun est coupable parce que innocent. Tout cela pour dire à quoi échappe la philosophie, ou plutôt à quoi elle fait défaut : mais il est vrai avec plus ou moins de style, car il serait sans doute faux de mettre sur le même plan ceux de ses servants qui en rajoutent sur l’« idée » et ceux qui se font quelque peu bouffons pour nier les idoles (tel Nietzsche) ou pour dérider au moins pour partie les idéaux (tel Derrida). Alors, quitter l’indifférence ? Ce serait sinon sortir de la philosophie, ce qui n’est qu’un rêve, en tout cas mettre un stop ou un frein au recours à ses alibis. Discours de l’être, discours sur l’amour ? Amour du discours sur l’être, l’Unique et sa Propriété, voie prétendue de la justesse sinon voix proclamée de son maître (orthodoxie). Et puis aussi haine de l’existence, peur et mépris, mépris du peu de l’amour, singulier et injuste, détour et détournement, déviation et retournement (hérésie).
La psychanalyse, école de la différence, ne règle pas son compte à la philosophie, éloge de l’indifférence, ni ne lui tord le cou (mais elle lui refile quand même un torticolis bien venu, bien fait – et bienfait – pour elle, l’obligeant, comme le dit la chanson – comme elle dit que le font les hommes –, à tordre son cou vers les jupes des filles, vers l’origine du monde – « l’origyne dûment deux » –). La psychanalyse – mais c’est quoi la psychanalyse sinon le retour à la vie de l’humanité, le retour du vivant dans l’humain trop humain ? – ne dément pas la philosophie (culte de l’être, culture de l’unique, occultation, voire occultisme de l’un), elle, la psychanalyse, lève son démenti à la philosophie. Non pas tant le démenti qu’elle fait ou qu’elle porte mais le démenti qui la fait et qui la porte. Lacan dit cela très bien, à propos de ce que font les juifs à Yahvé et de Yahvé : l’être-haïr, le trahir, ils font ça très bien, dit-il. L’être, le trahir, c’est tout ce qu’on peut en faire. Au mieux le traduire, devant le tribunal de la raison : où il se révèle de peu de valeur, où il s’avère qu’il n’a pas de sens, et où il n’accuse ni ne s’accuse de rien de sérieux, juste bon à recouvrir et le manque et la perte, et l’oubli et le doute. À côté, volontiers je placerai ce que Freud appelle « l’aimer », « das Lieben », par quoi se fait, là où se faufile le moi réel primitif. Drôle de formule, comme si sujet, verbe et complément ne sauraient se dissocier, ou plutôt comme s’il n’y avait plus ni personne (impersonnel au-delà du personnel), ni action (passivité sans passion, « passiveté » peut-être), ni objet (bien impropre, lien profane). Alors tout d’une pièce, l’être, le trahir. Et puis tout à côté, donc comme « par-être » (être « para », à côté, aux côtés…), « l’aimer », le poser. L’opposer même, là où « il faut tout oser puisque »… puisque quoi ? Sinon que c’est ça la vie, que c’est là qu’est le vivant : survie et sursaut. Et puis que ce n’est pas seulement le oui à la vie mais surtout le oui de la vie, et que c’est plus que le consentement du vivant, plus même que le consentement vivant, c’est le vivant lui-même comme consentement.
Le corps : respect profane
Avant comme après, pendant aussi mais ce n’est pas sûr, l’homme (ou plutôt LOM, comme dit Lacan), c’est « par le corps que l’on l’a ». Sauf que, si nous ne voulons pas le ravaler, ou qu’il se réduise, à une silhouette – vide ou pleine, blanche ou noire, colorée ou non –, c’est-à-dire, comme hélas l’histoire nous l’a montré, tels les « Manneken », « Figuren », « desaparecidos », récents et toujours actuels, il faut en dire un peu plus. Alors on peut déjà dire que l’homme, on l’attrape par l’être (« parlêtre »), donc avec la marque de fabrique qu’il reçoit, au moyen de l’empreinte d’origine qu’il porte. Question d’identification, dans quoi cependant il ne se résorbe pas. Et la psychanalyse ne peut se ramener au seul traitement de cette question : ce n’est que quand elle dégénère qu’elle se rabat là-dessus (quand elle se fait chienne… de son maître). L’homme donc, on ne peut l’aborder (on ne l’« a-borde », autrement dit, le Chose qu’il est, on ne la prend que sur ses bords, en la cernant comme objet a), on ne saurait l’aborder sans précaution, qu’avec respect au moins. Drôle de respect quand même puique ce n’est pas distance prise, ni révérence gardée, ni déférence marquée (ça, c’est le cas pour le corps du prince – dictateur, roi, président – ou pour le corps du dieu – idole, Dieu, gadget –), c’est plutôt différence cherchée, référence faite, emprise (pulsion d’emprise, pulsion en tant qu’emprise !) effective. Non pas par conséquent respect du sacré, qui ne se soutient jamais que d’une consécration et d’une vocation au sacrifice : tel le respect religieux, le culte du corps ou même un certain respect, la vénération des droits de l’homme, qui n’ont de sens et de visée, d’impact et de portée que dans et par le maintien d’une dépendance, et la mise à disposition, vis-à-vis de Dieu, de l’État, voire de la communauté (fût-elle humaine, car cela ne changerait rien au risque toujours présent de la « divinisation » : hypostase et fétichisation, purification et fermeture ; en effet, qui peut oublier que les nazis se réclamaient, eux aussi, d’une défense et illustration de l’humanité, voire de la protection et du salut de la race humaine contre ses dégénérescences, ses déviations, ses impuretés ou imperfections ?).
Non pas respect du sacré par conséquent, mais par pour autant on s’en doute une profanation pure et simple, celle qui ne connaît et ne reconnaît pour les individus et les corps que l’utilitaire ; celle qui sous prétexte de rendre à chacun sa liberté, de restituer à tous la libre disposition du corps, voire d’en permettre la possession et la maîtrise et le contrôle, commande de fait une obéissance sans discussion, une aliénation sans issue ni retour, une irresponsabilité totale qui vire très vite à une servilité généralisée. Le « mon corps est à moi et j’en fais ce que je veux », outre les leurres qu’il engendre et les illusions qu’il entretient, est-il si loin du fameux « habeas corpus » (« que tu aies, que tu gardes, ton corps, propre et pur ») « ad subjiciendum » (pour le soumettre, le présenter, te présenter – te rendre présent, faire de toi un « présent » ! – devant la cour, le roi, la foi, la loi, fût-ce celle du moi…) ? Et c’est bien ainsi que la liberté, liberté chérie, liberté emblème, n’est plus qu’obligation déguisée, publicité frauduleuse, incitation sans vergogne, voire autosuggestion simulée : pour se rendre utile, rentable, efficient (mais certainement pas efficace, quoi qu’on en dise !). Pour se faire machine, pièce, élément, rouage, morceau.
Non pas donc respect (religieux) du sacré ni profanation (capitaliste) généralisée, mais bien plutôt cette laïcisation et cette profanation restreintes et absolues qui s’intéressent et s’attachent au corps comme événement et avènement – non seulement naissance, croissance et devenir, mais aussi surgissement et turgescence, égotisme et érotisme. Un respect étonnant, une profanation spéciale, qui consistent à se soucier et à prendre soin du corps… comme vivant, au lieu de prétendre le former, le forcer, le forger, le fermer, voire le nettoyer, le purifier, le convertir, le perfectionner : « cure » et non pas « thérapie » ! L’homme alors, l’homme enfin, on ne l’approche, on ne le rencontre que dans cette traversée et par ce franchissement du respect où se lève le voile (et c’est à peine si on y touche, c’est ça le tact, c’est là le trac) sur ce qui fait qu’un corps humain, c’est inutile, c’est superflu, c’est moins que rien, vaurien errant : ce n’est pas fait, quoi qu’on pense, pour servir un idéal, puisque ça ne vaut, et il faut le dire et le redire, que pour et par, dans et avec la cause qu’il se fait et qu’il sert, et qu’il ne sert qu’en le mettant en service et au service. Service bien sûr non pas du servile, mais bien justement du futile, soit très précisément du gratuit et encore du gracieux, et ainsi et enfin surmontement de l’ingratitude et de la plainte, et même dépassement de la connaissance et de la reconnaissance. Ce respect profane, cette profanation respectueuse, c’est bien ce devant quoi, par exemple, l’obsessionnel recule quand il est face à une femme, confronté à une présence au-delà de l’effigie (souvenir, rêve, fantasme), empêtré dans ce que cela lui demande et embarrassé par ce qu’elle attend encore, encombré de cette rencontre de corps. Et c’est s’il y atteint, quand il y arrive, parce qu’il parvient à une conclusion, c’est alors qu’il s’ouvre au féminin, tout en le découvrant comme tel : convergence du « radical de la singularité » (Pierre Bruno) et de l’altérité absolue (du symptôme et de l’Autre barré), congruence de l’exceptionnalité de l’acte avec l’hétérité foncière (de l’achèvement de la pulsion avec l’« acthéisme » [Colette Soler]).
Avec l’homme, concernant l’humain (folie, douleur, misère ; malaise, malheur, souffrance), on peut vouloir aller plus loin, jusqu’au symptôme, et on sait faire plus que l’attraper ou l’aborder, soit passer au-delà du pouvoir, passer outre à la suggestion, chercher le point de rebroussement, décider le moment du renversement, parier sur la révolution, choisir le sinthome. Du symptôme au symptôme : réconcilier avec ce qui ne va pas, jamais, par la recherche qui y va quand même, toujours, de résistance en consentement ; prendre acte du fait que ce n’est pas ça, non pour s’y résigner (ce n’est pas ça, mais c’est comme ça, c’est ainsi, amen !), non pour tenter de faire aller, non pour faire croire que ça peut aller, non pour laisser espérer que ça va aller (c’est pas ça mais ça ira mieux demain, puisqu’à la fin tout va bien et qu’il est en tout cas probable que ça va aller de mieux en mieux), mais pour rendre compatibles l’absence (l’« ab-sens ») et l’existence (l’« ek-sistence »)… Réaliser que ce n’est pas ça non pour s’y faire ou s’en faire, ni pour s’en satisfaire ou s’y perdre, mais bien pour y faire face, cap au pire : apprendre que le pire est toujours sûr, de façon à accepter qu’on ne peut ni s’y préparer ni l’éviter, et jusqu’à savoir enfin rendre le pire toujours plus sûr, de manière à ne plus cesser d’en répondre et d’y répondre dignement.
L’amour, la haine, l’indifférence
C’est sans doute ça l’amour : l’image même au mieux – moins le hideux de l’idéal, leurre de l’idole, que le tremblement du reflet au miroir, souffle sur la surface du moi, trouble au visage de la rencontre – ; la parole au-delà – plus que le blablabla du bavardage, la voix du silence – ; et puis encore la lettre – avec ce qui s’arrache et s’extrait, « per via di levare », ce qui fait dépôt et s’imprime. Rien d’humain, non, rien, sans la lettre d’amour qui tout aussi bien porte la parole et soutient l’image, qui anime celle-ci et enchante celle-là. Et puis il faut bien dire qu’elle est science subtile, entre poésie et mathématiques, de la logique elle-même à la musique aussi. Elle est en même temps brute et tranchée, tel le cri qui surgit et le signifiant qui compte, toujours premier, oracle, aphorisme, porte-loi, porte-voix. Elle est simultanément violente et douce, comme le concept avec ses approches et ses prises, comme la topologie saisissante pour la main qui la manie. L’amour ne peut se dire que par la lettre : ne s’en saisit que celui qui s’y prend, il n’y a que ce qu’il laisse fuir qui le sait au plus juste. Alors c’est ce temps d’origine qui ni ne passe, ni ne revient, ni n’arrive : recommencement perpétuel, entre avènement impromptu et terme perpétré. Ce qui accompagne, pour le meilleur et pour le pire, fidèle et discret, frêle et effacé, fraternité et féminin à la fois, petite touche et léger bougé, ce qui fait l’être humain (les « trumains »), soit cette fameuse « rature d’aucune trace qui soit d’avant » (Lacan).
L’aimer, c’est quoi ? « Et mais », comme ça peut s’entendre en français, le dit aussi bien. C’est donc, de manière concomitante, car les deux vont de pair, où va l’un va l’autre, ou bien alors c’est ni l’un ni l’autre : d’un côté affirmation primordiale, oui à la vie et surtout oui de la vie, et de l’autre côté rejet primaire, moins non de la mort que non à la mort. La vie, c’est l’aimer, l’appel de la vie avant même l’appel à la vie. Das Lieben, das leben. « Et mais »… si c’est la haine, c’est ce qu’elle laisse à faire de ce qui reste quand il ne reste plus rien, plus rien de bon, plus rien de bien : pas moins, au-delà de la dissociation de l’individu, que l’insurrection du vivant, rien d’autre, avec la distinction du sujet, que la dissémination de la vie. À l’« a-lien », au sans lien, au prolétaire, à ce qui naît partout, à ce qui renaît sans cesse, faire le présent de la démocratie, soit ce qui retrouve la part des sans-part, ce qui donne à chacun sa place de séparé. Et ainsi, puisque l’Autre manque heureusement, l’être, le trahir malgré la honte. Et puis parce qu’il y a de l’un, l’existence, l’aimer même s’il y a là la peur. Or il arrive que c’est ni l’un ni l’autre, que ça ne va pas de pair, amour et haine, que ça ne parie plus, ou pas, du père au pire, que ça s’apparie à l’indifférence, que ça appareille vers l’insigne et l’indigne. Est-ce que ça veut dire que nous n’aurions que le choix entre ramper au milieu de ce qui grouille, et grogne, et nous accrocher à ce qui gronde, et grandit ? Il y a de ça, quoi qu’on dise : demeurer pourceau parmi les pourceaux, bienheureux, ou repartir humain avec Ulysse, quitte à être, comme lui, tourmenté.
Pourtant, ne faut-il pas faire quelque crédit encore à l’indifférence, voire au pourceau de chacun – en chacun ses pourceaux, à garder, à cacher, à chasser, à soigner ou saigner ? Oui, mais quelle indifférence ? La belle, de l’hystérique, qui en attend le retour d’un privilège pour elle ? Celle qui est propre au religieux, sinon le fait même de la religion, qui conserve une indifférence à l’égard de l’objet, avec ce qu’il a de rebutant et de répugnant, autour de ce qu’il entraîne de déchéance et de chute, et sans parler de la philosophie, une certaine philosophie tout au moins, qui, cette indifférence, feint de l’entretenir et de la cultiver ? Mais cette indifférence, on ne le sait que trop, ne va pas sans une révérence manifestée envers le signifiant, ni sans une déférence gardée à l’endroit de l’Autre, révérence et déférence déclarées à tout-va, voire proclamées « urbi et orbi ». Idolâtrie ? Idéalisme ? En tout cas jamais bien loin, paradoxalement, de la crasse de l’ignominie, de l’infamie et de l’ignorance. Qui veut faire l’ange fait la bête et seul celui qui sait la bête peut être un ange. La grâce, elle, peu importe qu’elle soit nécessaire ou suffisante, elle est d’abord gratuite et ensuite gracieuse : elle est non pas récompense mais gratitude. Elle est matérielle, donc, et la pesanteur est ailleurs, dans l’idée pure, hideuse et sûre. Alors le religieux type, le philosophe dur, l’indifférent parfait, il n’est pas dit qu’ils soient aujourd’hui ce que l’on croit ni là où on le pense : il est dans la nullité, par exemple, des gens du pouvoir, freluquets ambitieux et ignares notoires, dans la servilité des baudruches qui les suivent et les poussent, qui veulent faire passer leur ralliement et leur allégeance pour une civilité ordinaire quand ce n’est pas pour du civisme héroïque.
Nous chercherons une autre indifférence que celle de ces « vessies-lanternes » qui ne connaissent qu’elles-mêmes et croyent s’éclairer et s’illustrer ne savent que se souiller, « se faire dessus » comme on dit dans la langue française. Nous la trouvons dans la science proprement dite, c’est-à-dire au moment même de la science, là où elle se fonde ou bien quand elle se recrée. Celle où nous fait entrer ou rentrer Descartes, celle que cherchent à retrouver, à renouer, à rejouer l’inventeur, le découvreur, le créateur. Elle est suspension de la représentation, comme sens et signification ; elle est réduction du représentant, du signifiant à la lettre ; elle est quand même foi expectante, ou attente croyante, du doute à la certitude (et retour et renvoi). Elle a bien donc une autre tenue que les indifférences communes, celles qui feintent la différence et la variété, en feignant la passion pour la diversité et la pluralité, en simulant la neutralité à l’égard de l’antagonisme, de la contradiction, de l’antinomie, de l’aporie. Or, c’est à quoi s’oppose la science, comme moment tournant, comme point-rencontre, bien moins comme culmen que plutôt comme clinamen : elle cherche à faire la différence, elle apprend à laisser faire la différence, elle montre et démontre ce qu’est la différence. Mais c’est tout de même pour mieux la relativiser. Et c’est bien ce sur quoi, pour aller droit au but, la psychanalyse s’appuie, mais pour s’y opposer. Là où la religion et la philosophie sont consternées, là où la science reste réservée, la psychanalyse, elle, s’avère et s’assure d’être concernée. Elle s’en tient à la considération du sujet divisé (de l’ambivalence au clivage à la refente), elle est la préférence accordée en tout à la liberté et à la responsabilité du parlêtre, elle n’est à la fin que référence faite, et refaite et parfaite, à l’imprévisibilité et à la culpabilité du réel. Et c’est bien en quoi elle est du côté de la science, à ceci près que là où celle-ci se retient, elle, elle penche jusqu’à y tomber, jusqu’à ce que « ça tombe », non pas donc science de l’âme errante, mais bien physique des corps parlants. La psychanalyse va et vient, retourne et ramène vers le symptôme, dépassement de l’indifférence, sinthome, non pas référence à la transcendance (Dieu) et préférence pour l’absolu (« l’êtrernité ») mais transcendance de la référence (langage) et absolu de la préférence (la singularité).