1 – Le don.
Non, je ne vais pas vous parler de nos cousins bonobos. D’abord rebondir sur la question du don amenée dans la discussion de l’exposé de Pierre Bruno. A mon souvenir, Lacan l’introduit pour la première fois dans la dialectique de la frustration. La mère interprète le cri de l’enfant aux prises avec la faim comme une demande. En répondant à la demande, elle interprète encore la tension comme un manque : le sein nourricier et apaisant révèle l’absence d’un objet jamais donné qui aurait pu éviter la détresse du nourrisson. Et l’enfant, une fois repu, n’aura de cesse, à partir de cette expérience, de partir en quête de la satisfaction promise par cet objet : ce dont témoigne la succion des lèvres, du pouce, le recours aux divers objets transitionnels, dans un mouvement que Freud identifie au désir, alors qu’il met la satisfaction en jeu au compte, désormais, de la sexualité infantile. Lacan souligne, lui, le fait que le don des soins apaisants (via la médiation langagière) révèle un manque imaginaire, c’est-à-dire – frustre : manque imaginaire d’un objet réel – dont on n’a pas d’idée – dont l’agent est la mère à qui les mots de la demande sont empruntés et à qui celle-ci est adressée, mère symbolique donc. « Ce n’est pas ça, dira Lacan – voilà le cri par où se distingue la jouissance obtenue, de celle attendue » (SXX, 101). C’est la castration qui mettra ce manque à la bonne place (« dans son ordre vrai »), grâce auquel l’enfant se découvre, dans le meilleur des cas, métaphore de l’amour entre les parents. « Ce n’est pas ça veut dire que, dans le désir de toute demande, il n’y a que la requête de l’objet a, de l’objet qui viendrait satisfaire la jouissance (…) » (SXX, 114).
Ce n’est qu’au second temps de la frustration, lorsque la mère est mise en posture de démériter par son absence (du) symbolique, que l’enfant s’empare de l’objet concret (la présence du lait ou du sein) comme preuve de l’amour de l’Autre. La structure du don d’amour implique donc à chaque niveau un manque : au premier niveau la mère donne l’objet nécessaire, sans doute par amour, mais sans que cet amour ne soit reconnu par l’enfant, et avec l’effet de manque (frustration) élucidé ; au second niveau, c’est le passage de la mère symbolique au réel, son absence (manque littéral de l’Autre), qui permet à l’enfant d’élever l’objet au rang de don symbolique. Il convient simplement de noter l’absence de réciprocité, même si l’enfant accepte le don maternel au premier temps. Et la clinique nous enseigne sur les réponses anorexiques et boulimiques quand le mode d’absence de l’Autre (absence au symbolique qui le restitue au réel) s’effectue respectivement comme toujours là ou jamais là (sachant que c’est l’alternance des présence/absence qui fait la mère symbolique).
L’objet essentiel est celui révélé comme perdu au premier niveau par l’objet du soin, c’est aussi celui que l’enfant pense dissimulé dans cet objet dès lors qu’il l’élève en preuve d’amour (de présence symbolique), attendant le retour de l’Autre (l’alternance) qui le confirmerait – et recelant, tel le silène, la cause de son désir. Telle est la raison structurale pour laquelle les enfants, à Noël, jouent avec les emballages, prometteurs de l’objet qu’aucun don n’est capable d’offrir. Tel est sans doute le vide que cherche à réaliser le potlatch (évoqué dans notre discussion précédente et repris par Raymond Rivals dans un mail) – « cette cérémonie rituelle comportant la destruction étendue de bien divers, biens de consommation ou bien de représentation et de luxes, pratique de sociétés qui ne sont plus que des reliquats, des vestiges de l’existence sociale d’un mode humain que notre expansion tend à abolir », commente Lacan (SVII, 275).
D’où l’apologue qui m’amuse du cadeau que vous pouvez offrir sous la forme d’un emballage vide[1] accompagnée de la consigne suivante : « Je t’offre ceci parce que je t’aime, et si tu m’aimes, tu ne l’ouvriras que le jour où cet amour se sera éteint ». A dire vrai, la structure de cette consigne conjugue (mal) deux formules de Lacan « Je te demande de refuser ce que je te donne parce que ce n’est pas ça » (… Ou pire, 9 février et 19 avril 1972, Encore – 1972-1973, pp. 101 et 114) et « L’amour, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » (SXII, 17 mars 1965). Une phrase de S. Freud n’est pas loin de ces formulations, et à le mérite de laisser percevoir le lien avec la question du fantasme amenée par Pierre Bruno : « Là, où [ces sujets, des hommes] ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer. Ils recherchent des objets qu’ils n’aient pas besoin d’aimer afin de maintenir leur sensualité à distance de leurs objets d’amour et (…) dans l’objet choisi pour éviter l’inceste, un trait, souvent peu voyant, rappelle l’objet à éviter »[2].
Donner l’emballage vide en invitant à ne pas l’ouvrir, c’est à la fois imposer le refus de ce que l’on donne et ne donner aucun objet que l’on a ; qui voudrait d’un cadeau qu’il ne peut ouvrir, dont il est contraint à ne vérifier le contenu qu’au prix du sacrifice de son amour, ou de refuser le contenu… lequel refus cette fois vérifierait son amour ? Dans tous les cas, les formules de Lacan reposent sur le fait que l’objet qui pourrait être saisi, jusqu’au rien de mon cadeau vide, n’est pas l’objet que l’amour requiert. Cet objet impossible, dont on n’a pas d’idée, qui est saisi par son absence, qui est requis logiquement, voilà l’objet a, un trou.
Tout paraît confondre les deux formules de Lacan : et, après tout, toute demande n’est-elle pas demande d’amour (« Je te demande… ») ? Pourtant, il nous faut bien les distinguer si Lacan fait de la première un exemple du nouage « bo » (borroméen) : les trois verbes, « demander », « refuser », « donner » sont indissociables pour saisir le sens de la phrase – et ils sont liés par l’absence de « ça (ce n’est pas ça) » qui troue l’objet offert. Lacan en effectue la démonstration dans …Ou pire : il identifie chaque verbe à la déclinaison d’une fonction, respectivement, F, f et f ; et il identifie « je » et « tu » aux variables x et y pour réécrire la formule – F(x, y, f(x, y, f(x, y))). Si ce n’est pas ça que je t’offre, que tu refuses, je n’ai pas à te demander de le refuser – et alors, pourquoi est-ce que je te le demande ? Lacan visualise l’espace de la Demande et de l’Offre pour faire surgir entre eux l’écart du « c’est pas ça », explicitement identifié à l’objet a, et qui maintient l’écart également de chacun des deux espace, de la Demande et de l’Offre, à celui du Refus (leçon du 9 février 1972). Surprise, dans cette même leçon, Lacan associe lui-même au potlatch – il nous a devancé – le surgissement de l’objet a de ce nœud de sens !
Une parenthèse sur le potlatch, donc. Celui-ci ne comporte pas que guerre, rivalité et destruction des biens. Il s’inscrit dans un système non utilitariste où l’on donne parce que d’abord l’on aurait reçu : une sorte de dette fondamentale semble présider à la mise en circulation et au sens des biens. Celui qui donne, rend et s’enrichit en fait littéralement. Son autorité et son nom sont liés à sa capacité à rendre autant sinon plus. Le potlatch compte trois obligations : de faire des cadeaux, de recevoir des cadeaux, de rendre des cadeaux. En quelque sorte, le sujet du potlatch pourrait s’exclamer : « Je te demande de recevoir ce que tu dois compenser ». De la même façon que la destruction des biens (façon de rendre) dénude la place du réel qui cause le désir. En effet celui qui donne un bien sait qu’il mise « quelque chose » de lui-même qu’il ignore. Ce quelque chose qui touche à l’être (quasiment les esprits des ancêtres ici) ne cesse pas d’appartenir au donateur et lui confère un pouvoir sur le donataire (le récepteur) : c’est ce quelque chose que le récepteur restitue (à un autre ou dans la destruction) avec une surenchère qui renverse le lien de pouvoir. Nous sommes loin du marché capitaliste, littéralement sans âmes – et qui pourtant maintient l’usage des richesses pour asseoir son pouvoir sur l’autre. Il n’y a pas à s’étonner, donc, que l’échange s’effectue aussi avec les esprits, avec les âmes des morts : avec ce qui excède justement les corps, lesquels (femmes, enfants…) font partie du potlatch. Tout appartient aux esprits, au fond : détruire l’enveloppe formelle libère l’esprit des choses, lequel esprit revient alors dans les biens que la nature renouvelle.
La référence de Lacan au potlatch : « Quand j’offre quelque chose, c’est dans l’espoir que tu me rendes. Et c’est bien pour ça que le potlatch existe. Le potlatch, c’est ce qui noie, c’est ce qui déborde l’impossible qu’il y a dans l’offrir, l’impossible que ce soit un don. C’est bien pour ça que le potlatch, dans notre discours, nous est devenu complètement étranger, ce qui ne rend pas étonnant que dans notre nostalgie nous en faisions ce que supporte l’impossible, à savoir le Réel, mais justement le Réel comme impossible ».
Voilà pour la justification du nouage borroméen et le « bo » du titre. Or, selon la thèse que Pierre Bruno a extraite du nœud de l’amour, celui-ci est un ratage olympique – non « bo ». En quelque sorte le langage mortifie le sujet dans le symbolique, et le disjoint du réel de la jouissance, de la vie : c’est l’amour imaginaire, comme médium entre le réel et le symbolique qui permet à la jouissance de revenir dans le corps.
Alors, l’amour, bo / no bo ? Tenons-nous deux faces de l’amour – selon que le fantasme est ou non retourné (pour ne pas oublier la question sur laquelle Pierre Bruno nous a laissés) ?
2 – La réciprocité.
L’amour, le don implique-t-il réciprocité ? La réciprocité se confond-elle avec l’échange, pour faire écho à la remarque de Raymond Rivals sur la liste de l’APJL ? Si l’on peut homologuer la réciprocité au dialogue comme réciprocité de parole, alors Lacan situe cette réciprocité au seul dialogue qu’il reconnaisse, entre passant et passeur : est-ce à dire qu’ils auraient en commun le même amour pour la cause analytique, amour qui fonderait cette fraternité analytique tant soulignée par Michel Lapeyre ? Lacan affirme ailleurs que les sentiments sont toujours réciproques, incluant dans les passions de l’être : l’amour, la haine et l’indifférence. C’est sans doute suffisant pour ne pas comprendre trop vite si l’on entend par indifférence justement l’absence de réciprocité, sauf à parler « d’indifférence réciproque ». Faut-il pour qu’il y ait don avoir l’intention de donner – savoir que l’on donne – et, dans le même temps, que le don soit reçu en connaissance de cause ? Nous pourrions multiplier les exemples de frustrations liés au fait que le donataire (le récipiendaire) ne voit pas qu’il s’agit d’un don, ou, s’il le voit, le réfute comme don, et, a contrario, les exemples où un sujet voit un don là où l’offrant supposé ne voit que circonstances naturelles. La réciprocité ici est doublée du fait que celle-ci impliquerait également le savoir ou la connaissance – et la reconnaissance. Après tout, l’amour de transfert est bien un amour adressé au savoir, mais fondée sur une dissymétrie de places entre l’analyste, homme de paille du sujet supposé savoir, et l’analysant qui saisit cette opportunité pour s’expliquer.
Un éditeur vient de me demander d’écrire un ouvrage sur la psychanalyse dans une collection intitulée « Comprendre pour aimer ». Je n’aime pas cet intitulé trop équivoque à mon goût, mais qui vient à point nourrir notre réflexion. « Comprendre » renvoie-t-il au sens ou au déchiffrage ? A la compréhension de ce que l’Autre dit ou la compréhension de l’explication mathématique ? Dans ce dernier contexte, il se confond avec « connaître ». En mathématique, dans une équation, une valeur ignorée est dite « inconnue » : un esprit déluré en a extrait le comble du mathématicien qui n’arrive pas à lui imposer son système après une nuit acharnée. La plaisanterie est là pour rappeler opportunément le lien explicite dans la Bible et chez Aristote, et jusque dans notre langue, entre « connaître » et « avoir une relation sexuelle ».
« Femme » et « homme » sont des signifiants : à ce titre ils ne font que représenter le sujet. Et le sujet qui consent à se laisser représenter par le signifiant « homme » pour le signifiant « femme » est disjoint, comme parlant, de la « chair » de jouissance de son être. Aussi situe-t-il cette jouissance du côté de l’autre signifiant. On peut bien mettre les corps en continuité : chacun peut jouir du contact avec l’autre. Mais la jouissance prise par chacun, qui reflue dans le corps reste celle de chacun, ininscriptible dans le signifiant. Nous pouvons bien écrire la relation x(l’homme)R (la relation)y(la femme), l’écriture de la relation entre les signifiants laisse la jouissance des corps hors prise : « il n’y a pas de rapport sexuel ».
A la place il y a en quelque sorte le symptôme (ou le sinthome) qui commémore cette impossibilité, et l’amour qui est justement ce qui permet à un sujet de s’engager avec un autre dans une démarche qui autorise ce retour de la jouissance dans le corps. Nous voilà ramené à notre point de départ : à ceci prêt que les deux états du symptôme si l’on me passe l’expression, symptôme et sinthome, pourraient autoriser deux versions de l’amour. La question demeurant du rapport de l’amour au fantasme (« bo »/ »no bo » ?).
3 – Eloge de l’amour.
Lacan se sert du nœud pour étayer sa thèse selon laquelle le sujet ne procède que de l’Un (SXX, 116). Ainsi l’Un engendre la science précisément en tant qu’il est objection à la réciprocité antique du monde et de la pensée. L’Un ne représente que la solitude : il ne peut que s’enchaîner à un autre Un, et encore un Un, ainsi de suite, sans faire totalité. Par rapport à l’Un, l’Autre est précisément ce qui lui manque pour faire tout. Il ne s’additionne pas à l’Un, il s’en différentie. « L’Autre, conclut Lacan, (…) c’est l’Un-en-moins » (SXX, p. 116). « C’est pour ça, que dans le rapport de l’homme avec une femme – celle qui est en cause –, c’est sous l’angle de l’Une-en-moins qu’elle doit être prise ».
Cette remarque juste pour signaler le formidable petit ( !) livre d’Alain Badiou, Eloge de l’amour. Il y situe l’amour comme une rencontre contingente précisément d’une altérité – du deux. Il prend soin de réfuter toutes les conceptions de l’amour comme un (fusion, total, etc.). L’amour est alors l’installation de la rencontre contingente de l’altérité, du deux, dans la durée, la présence de l’éternité dans l’éphémère de l’instant… Est-ce qu’une femme le dirait ainsi ?
Toulouse le 6 décembre 2009 Marie-Jean Sauret
[2] – Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1969, p. 59. Je dois cette référence à Liliane Leben Loison.
