16 décembre
Décidément, la dernière fois, je n’étais pas satisfait de ce que j’avais fait. D’une part parce que je n’avais pas tout dit de ce que j’avais prévu, et d’autre part parce que j’en ai quand même beaucoup trop dit. C’est pour cela que je finis par me ranger aux sages conseils de mes hôtes albigeois de l’APJL et de l’AJET de raccourcir mon exposé. Je vais donc trancher dans le vif, me couper, me censurer : castration oblige ! Cependant, et parce que je suis, comme tout le monde, incurable, je ne pousserai pas les choses en ce sens jusqu’à l’acharnement thérapeutique. Je vais m’efforcer de ne pas céder sur l’essentiel, de continuer à dire ce que j’ai à dire même si je ne dis pas tout, je vais m’appliquer à me limiter mais sans rien vous cacher pour autant. Je signalerai simplement par un résumé ce que je laisse de côté pour l’instant, durant la séance, sachant que je livrerai sur la toile l’intégralité de mon propos. Donc je me soigne tout en restant incorrigible ! J’espère que le séminaire y gagnera pour la vivacité des échanges, pour la poursuite du « colloque » : moi aussi, et au moins autant que vous, je viens ici pour apprendre.
Les versions et les thèmes du maître capitaliste
Où j’avance que le capitalisme, c’est le comble du maître et de sa fin interminable (de sa crevaison illimitée) ; où je pose le nazisme comme paradigme, si ce n’est prototype, du pouvoir.
En fait, c’est par là que son aventure est appelée à se terminer. Même s’il fait peser sur d’autres le fardeau, même si c’est à eux qu’il fait supporter le sacrifice, c’est-à-dire le coût à payer et le prix à acquitter, tout se passe quand même comme si le capitaliste savait en anticiper la possibilité permanente pour tous (sa terreur, c’est de voir son profit non pas diminuer mais ne plus augmenter : lui aussi il a la crainte de manquer !), et plus encore comme s’il savait ce qu’il faut faire afin d’empêcher l’exécution, d’en retarder le moment en ce qui le concerne, d’en étendre ailleurs et d’en repousser loin de lui la réalisation, en attendant d’y passer à son tour. Ruine, crise, krach… ou pire. Manœuvre dont l’hitlérisme et le nazisme nous ont fourni le prototype et jusqu’à la caricature, comédie sanglante, farce tragique. Après avoir débarrassé le peuple de ses éléments étrangers (le tout présenté comme un renoncement même si et justement parce qu’il était atroce), il ne serait resté rien d’autre à faire au Führer et aux nazis que de faire porter la purge sur le peuple lui-même, comme impureté et saleté, cochonnerie et sous-humanité, peuple indigne de son idéal et de son héros, lui trahi et impuni, peuple inégal à ses figures d’exception et à leurs transgressions, elles incomprises et condamnées. C’est bien en tout cas le nazisme, tout droit sorti du ventre fécond de la bête immonde du capitalisme, qui est le dernier modèle, l’ultime exemple et la définition extrême du maître de tous les temps, avant et sans, avec et pendant le capitalisme (y aura-t-il un après hors de lui ? Ce ne sera plus alors le même ou plus un maître du tout !). « Vous cherchez et vous voulez un maître ? Vous l’aurez et vous le garderez ! » : un pur sacrificateur (même s’il n’est – heureusement ! – pas moins impur et corrompu que tout autre), qui n’échappera pas, un jour ou l’autre, la même nuit que celle où il nous plonge tous, au statut de victime expiatoire. Un pur sacrificateur, que le sacrifice n’épargnera pas quand son tour viendra, que le sacrifice vise même peut-être en dernier ressort : sacrifice qui n’a sans doute pas d’autre sens que de se parfaire dans ce geste où le sacrificateur se frappe lui-même, se porte le dernier coup, « heautontimoroumenos ».
Le comble du maître étant l’accès de violence par lequel c’est lui-même qui se nie et se renie comme tel, qui pense mettre fin lui-même à sa maîtrise, comme il croit l’avoir gagnée et conquise, méritée et acquise de lui-même. Alors qu’il ne la tient et ne l’a jamais tenue que de la lâcheté et de l’impuissance résignées de l’individu et du collectif, seuls à même et de soutenir toutes les formes de servitude volontaire et de forger tous les simulacres du pouvoir, enseignes et insignes, armes et emblèmes (statut et trône, roche tarpéienne, colosse aux pieds d’argile…). Le comble du maître : l’enfant qui casse son jouet ? Sauf que c’est le jouet qui finit par le casser, lui. Et à ceci près que ce bourreau de lui-même est avant tout comique et ridicule, autant qu’il est une menace et un danger sans nom et sans figure, personnage falot et marionnette, animée mais peu agitée (plutôt réservé et secret, impossible et impavide) : rien apparemment du serial killer, brute sanguinaire et assassin sanglant, tout du fonctionnaire zélé et appliqué, propre sur lui et convenable, plus sujet au bâillement discret qu’à l’excitation inutile. Tel était le nazisme, dont sont bien proches beaucoup d’agents éminents de l’ultralibéralisme mondialisé et globalisé : sans états d’âme ni sentiments, sans affect ni pensée. Les dérapages furent plus le fait du fascisme, main d’œuvre de départ, dont les membres ne servirent guère que de manœuvres, complaisants et complices, vantards et braillards. Le fascisme ne fut guère que le recrutement, la mise en rang, au pas et en ordre de marche des tueurs, les premières grandes manœuvres et expérimentations. Jetés après usage. Toute cette affaire s’est donc terminée comme elle avait commencé et continué : le sang, et celui des bourreaux après celui des victimes. Moins remords et punition, moins revanche et vengeance que suicide programmé, suite et fin logique d’une œuvre de mort.
Mais la race supérieure – les bons aryens – voulait quand même que son aventure ressemble à un opéra wagnérien. Ils ne furent en fait capables que d’une première ratée, convoquant et convoyant non les figures à affronter du destin mais les forces déclenchées de la débandade. Même si ça leur a permis de ne pas rater du tout massacres et ruines, dévastation et désastre. Ils ne réussirent qu’une tragédie en simili : des débuts de la troupe des seigneurs (des saigneurs, des bouchers), de beuveries en beuveries, de coups de main en ratonnades, de rafles en liquidations, jusqu’à la tannière du Führer, son suicide final, même pas fier, et l’explosion du bunker, qui n’a couronné rien du tout. Simulacre de tragédie où ils ne furent que de mauvais, de pâles comédiens. Et tels sont à peu près (même si c’était déjà le cas avant, rien de comparable à ce qui est venu à leur suite, sur leurs traces) non seulement ceux qui les ont imités ou les imitent encore, mais aussi toutes les figures et les formes du pouvoir. Le récit (tragique), ils l’avaient remplacé par les organigrammes, plus ou moins camouflés, des industries de la mort. L’épopée (théâtrale), ils l’avaient changée en livres de comptes, plus ou moins bien effacés, ceux d’une entreprise d’extermination. La domination – oppression et répression, exploitation et élimination –, quand elle ne se contente pas de s’attaquer à un peuple ou des peuples, mais quand elle vise (mais n’est-ce pas toujours le cas !?) l’humanité comme ensemble et dans sa substance, ne peut que s’occulter, se faire clandestine, se faire oublier, passer au passé enfoui.
Seule la résistance est toujours ouverte, sans cesse au présent. C’est elle qui déchiffre le palimpseste éternel de l’histoire, histoire des dominations ou histoire de leurs chutes successives et banalisées ? Si le maître tend à faire du pouvoir et de sa domination une seconde nature, à les rendre invisibles et imperceptibles, intouchables et insaisissables, à les tenir pour éternels et non accidentels, il est le plus souvent aveugle et sourd, ce qui ne veut pas dire qu’il y soit insensible, à l’irrésistibilité de la résistance, qui est pour lui illisible, et impraticable. La puissance de la vie est aux côtés de la résistance, le pouvoir se met du côté des forces de la mort. Je me suis senti obligé de parler du nazisme au passé simple, qui est de moins en moins usité. Ce n’est pas que pour cette raison que j’en suis gêné, mais peut-être aussi et surtout par l’aveu involontaire que je ne désire rien tant que de voir mettre définitivement hors d’usage cette guise forcenée du pouvoir et le pouvoir lui-même. Ce qui n’est rien moins qu’avéré dans un cas – ça peut se reproduire, ça peut repartir, ça peut recommencer… comme la première fois –, ce qui paraît tout à fait impossible dans l’autre cas. On devrait peut-être toujours évoquer les pouvoirs et leurs crimes, juger et rejuger le pouvoir comme crime au présent de l’indicatif. Pas d’autre temps pour lui et pour cela. Et c’est bien pourquoi je dis que le nazisme est et reste le plus pur (manière de dire !) produit, le comble du capitalisme comme paradigme et prototype du pouvoir. Il fournit un modèle et donne l’exemple : il remue encore dans les allées de tous les pouvoirs. En tout état de cause, ainsi s’achève et se conclut, comme il s’est engagé et poursuivi, tout fonctionnement digne comme tel de la machinerie capitaliste : dans la bureaucratie et avec la technocratie, comme principe et application d’une multiplication exponentielle du meurtre légal et du concassage délibéré des solidarités essentielles. Rien d’autre après tout que l’aboutissement et le perfectionnement des chicanes et des arcanes du pouvoir : vulgarité et bêtise des grands et des meilleurs, irresponsabilité et criminalité des forts et des puissants (l’inépuisable et increvable cohorte des « aristoï, kaloï kagathoï » des Grecs).
Le pouvoir et ses cibles
Où je tente de repérer les formes de pouvoir (l’antique pouvoir de vie et de mort – le patriarcat –, le pouvoir moderne comme emprise, maîtrise et contrôle sur la vie elle-même – la « biopolitique » –) et la démocratie comme anti-pouvoir ; où j’essaie de rendre justice aux survivants de tous les abus du pouvoir (du pouvoir comme abus) et de situer le capitalisme comme stade suprême du pouvoir, comme à la fin « campitaliste » (soit l’extension et la généralisation « soft » du camp de concentration).
L’effectivité à l’antique, le pouvoir de vie ou de mort (l’empire), mais aussi la volonté, moderne, de pouvoir sur la vie elle-même, son apparition et sa disparition, son maintien et sa suppression… et encore le contrôle des mœurs et des comportements du vivant et de l’animal… et enfin la maîtrise de la conduite et de l’orientation de l’individu et de l’humain… donc la prise définitive et l’emprise absolue sur l’« éthos » (l’habitude, l’ordinaire, l’accoutumance) et l’« êthos » (la recherche, la réflexion, le détour), sur la morale et l’éthique, la conduite à tenir, l’action à mener (biopolitique, c’est-à-dire « d’hommestication généralisée et intégrale »). Or rester humain et rester dans l’humain, c’est savoir ou au moins soupçonner, c’est accuser réception ou au mieux prendre acte du fait qu’il s’agit là d’imprévisibles, d’improgrammables, d’imprédictibles (et d’ailleurs les oracles eux-mêmes, les authentiques s’ils ont jamais existé et s’ils existent encore, ne sont-ils pas, presque immanquablement, intraduisibles, voire indéchiffrables, illisibles, inaudibles, inouïs ?). Alors, du coup, de ce fait, la démocratie, où est-ce donc et qu’est-ce encore ? L’anti-pouvoir absolu et radical, de ses débuts et jusqu’au bout. Non un contre-pouvoir mais l’anti-pouvoir. Il faudrait par conséquent se rompre, chaque fois qu’un tenant – agent ou partisan – du pouvoir (l’un quelconque des trois plus un – exécutif, législatif, judiciaire… médiatique –) fait allusion, même pleine de louanges, à la démocratie, il faudrait, disais-je, se forcer à n’y entendre que ce que c’est, l’éloge exclusif du pouvoir, l’appel désespéré à son renforcement, hypocrisie déclarée, hommage du vice à la vertu. La vertu de la démocratie, c’est de refuser tout pouvoir, c’est de vouloir et de viser son renoncement sans retour, c’est de chercher et de trouver sa perte sans recouvrement. Tout cela étant dit, à dire et à redire, pour tenter, au moins un peu, de rendre justice à ceux qui furent, sont ou seront la cible du nazisme, de ses héritiers ou de ses émules, de ses pareils et de ses rivaux. Ceux qui furent voués à un asservissement pur et simple de toute leur vie, jusqu’à la mort et y compris dans la mort elle-même et au-delà encore (une fois morts, comme cadavres) : dans le camp, dans la chambre à gaz, dans le four crématoire… et après. Ceux qui furent, sont et seront (jusqu’à quand ?) les sujets du pouvoir, sujets à son emprise, soumis à son ordre, subissant sa contrainte, supportant sa force, endurant sa violence. Et ce qui est remarquable, c’est que le capitalisme, soit un pouvoir, le pouvoir qui est le plus étendu et le plus tyrannique jamais connu, se fait admettre par la persuasion et la suggestion, la séduction et l’addiction : au point de passer à la limite et de rester presque inaperçu comme tel dans son démarrage initial ou réitéré, son fonctionnement toujours régulier et irrégulier, ses surchauffes et ses pannes, ses effets aussi divers que ses méfaits constants. Ainsi n’hésite-t-il pas à se faire appeler – confondre avec la – démocratie. Bien sûr ce n’étaient pas les mêmes, bien sûr c’était différent (pourquoi le répète-t-on tant ?), mais les proies des camps (passés, présents et futurs), ceux sur qui pèsent le plus, ou exclusivement, les pouvoirs, puis ceux mêmes qui semblent adhérer, sans y penser et à leur détriment, au capitalisme, sont frères de malheur et parfois même camarades de combat (volonté de résistance contre la servitude volontaire).
Tout autre chose fut et reste en effet le sort des « victimes » (sans même exclure qu’on puisse y compter – au moins jusqu’à un certain point – bon nombre des bourreaux eux-mêmes, ne serait-ce qu’à l’endroit – ou à l’envers – où ils se sont trouvés ou retrouvés, ne fût-ce qu’un instant, bourreaux d’eux-mêmes). Mais le mot de victimes ne convient pas, il n’est pas convenable moralement ni adapté réellement, parce qu’il ignore, quoi qu’on en dise, les liens inextricables, inexpiables, voire inexplicables, de l’innocence et de la culpabilité, de la résignation et de la transgression, de la compassion et de la complaisance, de la naïveté et de la complicité, pour ne pas dire du masochisme et du sadisme (et sans parler de la terrible tentation du narcissisme de la cause perdue). Le terme de victime est inconvenant quant à l’éthique (ce n’est pas qu’une grossièreté, c’est une injure et on comprend que le maître moderne en abuse pour intimider, amadouer et soumettre ses sujets). Il est inadéquat aussi du point de vue épistémique, car il ne connaît que le tort infligé, l’atteinte portée, le dommage subi, et il ne reconnaît que l’évaluation du coût (or c’est peut-être le dernier coup donné… et le pire !) et que le calcul du dédommagement. Il est tout simplement indécent : « Tous victimes, et il n’y a peut-être ni coupable ni responsable », autrement dit : « Il n’y a pas de grandes personnes et nous sommes tous des enfants innocents », pour le reste , « c’est les gènes ! ». L’appellation de victime est finalement offensante et insultante, car, si compatissante et compassionnelle qu’elle soit, elle n’est qu’une prière et une supplication pour faire taire, pour qu’on n’oublie pas d’oublier qu’il n’y a rien pour relever de manière juste ce qu’on leur a fait, ce qu’on continue à leur faire d’irréparable et d’imprescriptible : aucun nom pour l’énoncer et le dire, aucune lettre pour l’écrire et l’enregistrer, aucun chiffre pour le compter jusqu’au bout.
Je suis donc d’accord avec ceux qui, parmi eux et leurs proches, optent pour la dénomination, le titre de survivants : marque et trace d’une position et d’une réponse même devant l’ignominie, l’abomination, la désolation et jusque dans l’effroi, l’horreur et la terreur, y compris au seuil de la gueule béante de la Gorgone, quelque chose qui va au-delà… ou qui vient d’en deçà de l’opposition, de la protestation, de l’objection, de la révolte, à la source de ce qui fait la résistance même du plus soumis et qui préserve et réserve dans le pire des cas et avec le pire encore « la relation à la substance humaine ». Soit ceux, dirons-nous donc, qui s’en sont sortis, du camp, et soit ceux, oserai-je dire, qui réussissent à s’en tirer, du « campitalisme » (le capitalisme comme camp, de concentration et d’extermination, ce n’est pas un jeu de mots, c’est l’évidence même, c’est la tentative d’évidement de l’humain, l’effort désespéré de rendre l’homme déterminé, et, comme c’est impossible, la volonté acharnée d’en finir avec lui, de l’exterminer). Soit tous ceux qui ont réussi ou réussissent non à s’échapper mais à y échapper. Est-ce que ce sont les pires, comme ont eu le front de l’affirmer certains parmi eux (Primo Levi, par exemple), ou bien ceux qui savent y faire avec le pire en acceptant de ne compter que sur leurs propres ressources, aussi impures et insuffisantes qu’elles soient, aussi misérables et lamentables qu’elles deviennent ? Pour eux – c’est-à-dire pour nous tous maintenant !? – inutile désormais et pas moyen non plus de (se) raconter, présentement et à l’avenir, des histoires. Les grands récits sont devenus vains et insensés. L’épopée éternelle ne peut plus que faire flop ou parodie (« soap opera ») face à ce qui leur est arrivé (tu peux disparaître du jour au lendemain ; même pas mort, tu es déjà rayé de la carte ; et si tu subsistes, c’est même pas vivant, anonyme, isolé, virtuel). Aucune d’elles, passée, présente ou à venir, n’est susceptible de faire que ce qui a eu lieu – la mort sans phrase, la disparition sans mot dire, la vie qui n’est plus qu’un long oubli, une indifférence surveillée – se soit passé autrement et, surtout, n’ait pas eu lieu : comme parvenaient encore à le faire croire les épopées d’antan, transformant en légende populaire héroïque les crimes crapuleux fondateurs des civilisations.
Le capitalisme et ses survivants
Où je propose une définition du capitalisme, toujours actuelle ; où j’évoque celles et ceux qui font face et ripostent.
Pourtant, ici et dès lors, dans cette machine de mort, à cause de cette fabrique à la chaîne de cadavres de vies étouffées et d’existences annulées, usines à homicides plus ou moins dissimulées mais toujours autant reniées qu’efficaces, on a bien à faire avec le comble de la culture, le summum de la civilisation, perfection d’une apocalypse : l’assassinat par excellence, ni la mort de Dieu, ni la mort de l’Homme, ni le surhomme, mais l’être-suprême-en-meurtre, le crime contre l’humanité, de l’humanité contre elle-même. Seule définition plausible et tenable du capitalisme, mais pas de l’humanité en tant que telle. Que peut-on dire d’eux, les revenus, les revenants – les jamais tout à fait revenus, les toujours un peu revenants –, ceux qui demeurent comme témoins, ceux qui restent témoins, ce qui reste des témoins avec ce qu’il reste de leur témoignage dénié et dédaigné ? Qui osera, qui saura parler d’eux ici et maintenant, quand tant de choses nous prouvent qu’ils sont encore un peu restés là-bas, dans les crocs et les griffes de la bête immonde, ou qu’ils ne l’ont jamais complètement quitté, voire pas du tout. Car eux, ils étaient assimilés à des mannequins, des poupées, ravalés à des morceaux, traités comme matière, rapportés donc à des objets dont on use et abuse, ramenés à une substance qu’on prélève à son gré et qu’on façonne à sa guise, identifiés enfin parfois à même pas ça, à moins que rien, un rien du tout négligeable à balayer et qu’on ne manque pas d’oublier tout de suite. On a fait d’énormes progrès, depuis, pensez donc : on les considère comme des « ressources humaines ». Et après ça, on croit avoir enfin une fois vaincu les nazis ! Est-ce que ce ne sont pas plutôt eux qui ont, cette fois, définitivement gagné (cf. La Question humaine) et qui nous ont converti à la LTI (cf. l’ouvrage du même nom de Viktor Klemperer) ? Eux, ceux qui sont passés par les camps et s’en sont sortis, eux qui ont survécu, ils ont appris ce qu’il fallait faire pour tenir bon, même dans l’indignité et avec l’abjection (cf. L’Espèce humaine, de Robert Antelme). Et ils nous ont enseigné que nous tous, tant que nous sommes, nous ne sommes jamais que… non, nous sommes plus en étant « ça », nous sommes au-dessous de tout, ou même mieux, à côté et au beau milieu du reste, car nous sommes des survivants.
Donc non pas des dieux, des diables ou des démons, ni des sous-hommes ou des surhommes et peut-être à peine des hommes, car nous ne savons désormais même plus et de moins en moins ce que ça veut dire (et, manifestement, ce n’est pas en devenant grands hommes tout seuls, ou petits chefs sur quelques-uns – laissons là leurs titres, religieux, royaux ou républicains, qui leur font perdre la tête avant même qu’on ne la leur coupe ! – que nous en saurons davantage !). Nous ne sommes ni des êtres divins ni appelés à le devenir, tout juste des « trumains », otages de la vérité et de son mensonge ; pas des exceptions, au-dessus des lois et des usages, mais des coupables malgré et à cause de leur innocence, des responsables non par la faute mais par la grâce de leur liberté. Eux, en tout cas, ils nous ont montré en acte ce qu’il y a à faire pour chacun avec et entre tous les autres, même quand ceux-ci sont contraints au mutisme, forcés à l’indifférence, apparemment inexistants : faire entrer, ensemble et séparés, l’inhumain de « la vie nue » (Blanchot, Agamben) dans « le nu de la vie » humaine. L’inhumain de la vie nue : la jouissance quand on y est réduit, lorsqu’on est rabaissé à sa propre, pure et simple valeur d’usage (matériel humain, capital humain, ressource humaine), quand on n’est plus que dans le besoin, pressé, serré par le « Not das Leben », l’urgence vitale. Le nu de la vie humaine : le joint du sentiment de la vie, le nœud de la vie et de la mort, le lien du vivant et du mortel, bien plus que le jouir de la vie ou même encore que le vivre comme jouir, car c’est ce que j’appellerais le vivant joui. « Passivité sans Autre » (Pierre Bruno), activité au-delà du sujet, « passiveté » (Catherine Millot), « acthéisme » (Colette Soler), l’élargissement incroyable de la création, voire de la mystique (ou de ce qu’il en reste), la liberté folle du féminin. Et c’est ce passage, cette passe, creusés et empruntés par les témoins des camps, qui tendent à démontrer qu’on ne peut maintenant plus rien écrire, bien sûr en dehors des archives du meurtre industriel et des registres de la mort moderne – mais est-ce écriture ou marquage du bétail humain ? –, plus rien qui ne soit réellement poème, vivant et mortel, obstacle impénétrable, et non pas mort-vivant, transparence et inanité d’une fausse science.
On n’a plus que le choix, et peut-être qu’il n’y a plus à se demander comment on peut faire mais juste à se ranger du côté de ceux qui y arrivent, qui cherchent et forent et forcent l’issue. Pas d’autre choix que de devenir ce que l’on est déjà, ce poème à faire vivre au milieu de l’immonde, entre tous les autres qui valent autant parce qu’ils sont tous sans valeur, existence « en corps » et encore, ou bien se contenter de cette fête forcée (avec le travail exploité) qu’est la fin de l’histoire, promise depuis toujours et accomplie toujours mieux par le capitalisme, avec la multiplication des séries, des clones et des drones. Ça a débuté avec le travail à la chaîne, ça va se poursuivre avec la reproduction programmée, et ça devrait se conclure avec la surveillance généralisée (et l’assurance universelle que plus rien ne se passe). Voilà donc le capitalisme, le capitaliste, et leurs figures et leurs exemples. Ça se termine comme ça a commencé, avec l’occultation de la tragédie tournée en dérision, dans la bouffonnerie et la farce – film d’horreur et « soap opera » – qui ne font même plus vraiment rire ou pleurer, puisqu’il n’y a là plus de société, seulement au mieux un public de badauds qui se lasse aussi vite et aussi facilement qu’il se masse. Rires commandés, bâillements garantis, le zapping permanent, l’ennui et l’indifférence à la fin. La société de consommation et du spectacle consume le spectacle autant qu’elle fait de la consommation un mauvais théâtre, une parodie de cirque, un cinéma de pacotille ou de caserne (de la publicité aux médias, de la politique « people » au gouvernement par sondages).
Une religion de la valeur
Où je présente le capitalisme et ses avatars comme religion de la valeur et de la survaleur, dans laquelle la loi est réduite à l’obscénité et à la férocité du surmoi ; où j’examine les conditions et les conséquences d’un système qui se veut sans principe d’humanité, soit la loi du plus fort et la concurrence forcée d’une part et d’autre part « un monde sans objet », destiné à devenir tout entier pollution et déchet.
Ce long périple, avec le capitaliste et sa machine, prototype de série si j’ose dire, mais aussi avec ses productions plus ou moins courantes et ce qu’on pressent comme son résultat ultime, sa visée d’origine et sa marque de fabrique, laisse à penser ce qu’est la tentative d’extorsion de la plus-value et d’appropriation du plus-de-jouir jusqu’au bout. Une religion de la valeur, un intégrisme, un sectarisme, un communautarisme, un racisme de la survaleur, qui ont pour effet un renversement, à savoir qu’il n’y a plus d’autre issue que dans l’indifférence absolue et totale et la multiplication des ruptures violentes (tout est égal, rien ne vaut, ce qui vaut ne vaut que par tout ce qu’il fait disparaître tout autour de lui), à savoir qu’il n’y a pas d’autre moyen qu’un complet retournement de la plus-value et du plus-de-jouir en ce que je dénommerais volontiers capital (et capitale) de la douleur. Le capitalisme avancé, avec quoi se sont confondus sans le vouloir ni le savoir le socialisme dit réel si ce n’est le communisme lui-même, c’est le virage de la recherche effrénée de la plus-value et du plus-de-jouir non à leur suppression, voire à leur « diminution » (impossibles : thème utopique de la croissance zéro), mais au projet de les résorber et de les intégrer dans l’état des choses et du monde, dans les arrangements de la nature, dans les fatalités (version religieuse) et les déterminations (version scientiste) du temps humain. Par conséquent, non seulement leur pénétration dans le contenu des conceptions du monde (des « Weltanschauungen ») mais avant tout leur contribution à l’établissement et à l’institution du monde tel qu’il est, autrement dit l’accomodation à celui-ci par le ressentiment et la rivalité, soit en deçà de toute révolte et en dehors de toute invention. S’efforcer de coller à la loi pour essayer d’éviter de créer un symptôme et d’y croire : concurrence libre et non faussée, savoir se vendre, rentabilité maximale, pôles d’excellence, faire travailler son argent, voire développement durable… et autres thèmes de propagande pour asservis.
Mais au fait, que reste-t-il là de la loi, au bout du compte, si ce n’est l’obscénité et la férocité de la voix du surmoi : cette prédilection infecte et infame pour la loi, qui n’est rien d’autre que la passion de jouir du pouvoir sans partage et sans limites ? Le pouvoir ? Mais est-ce de faire la loi, et pourquoi pas de rendre la justice ? C’est le pouvoir (abusif comme tout pouvoir) de mettre et de se mettre hors la loi, de faire exception et d’exclure ? Faire de la loi plutôt application et exercice qu’accomplissement et réalisation. Obéir à la loi et la suivre sans y regarder ni en discuter au lieu de la mesurer au réel (qui, lui, est sans loi). Prendre la loi non comme chance de vivre, au jour le jour – tirage au sort, jeux de l’amour et du hasard, accidents de l’existence –, mais en tant qu’obligation de mourir, d’un coup ou à petit feu – « il me tarde d’en finir » ou « le monde est déjà vieux », « no future » : procrastination, belle indifférence, atermoiement indéfini… La loi, alors, mortifiante et mortifère ; la loi, encore, mortelle et meurtrière. La dégradation de la loi en commandement à jouir, la dégénérescence de la loi jusqu’à la jouissance de commander. Ainsi, au lieu de la loi comme telle, entrant comme vérité dans le vivant pour l’animer du désir, une parodie de loi, comme pousse à jouir (à n’importe quel prix) empiétant sur la vie pour la piétiner sous la norme et l’interdit. Telle est donc la destinée du capitalisme, tel est le destin du capitaliste : la loi de la survaleur (la boulimie !), le pouvoir de « méprix » (l’anorexie !), la politique de la surenchère (l’addiction !). Ou la plus-value, le plus-de-jouir, ou rien !
Et puisque, en l’extorquant, on ne peut pas se l’approprier telle quelle ; puisqu’on ne peut même pas le posséder tout entier y compris quand on se l’accapare, qu’il soit donc la loi du monde et qu’il gouverne tout, qu’il fasse partie de l’ordre des mots et des choses et qu’il mène toutes et tous sinon à la complétude en tout cas à la « compliance », à la complaisance, voire à la complicité envers le monde et son ordre, rang des meurtriers, temps des assassins, envers du réel. Autrement dit le maître mot du capitalisme, la cause standard du capitaliste, c’est la sélection des meilleurs et la politique de l’excellence : à ceci près qu’on ne se soucie guère, ce faisant, du meilleur et du plus fort (c’est-à-dire du réel), mais qu’on ne se préoccupe en fait que de la sélection elle-même, soit de l’accélération de la mise aux ordures et de l’accroissement de la déchetterie, quitte à ce que le monde se transforme en son propre déchet et que d’ailleurs il ne fasse ainsi que trouver et trahir sa vérité extrême et ultime (« un monde sans objet » ! au sens strict). Dans cette logique de monde transformé en un déchet unique et total, plein et exclusif, c’est notre habitat à nous qui devient invivable et notre air irrespirable. Le capitalisme, c’est la pollution… à tous nos problèmes. Le capitaliste, c’est le pollueur par définition, par excellence, par principe. Et c’est d’ailleurs à leurs démentis réguliers sur ce point qu’on les reconnaît et qu’on les identifie, au moins autant qu’à leurs rares aveux cyniques à ce propos. Ils mêlent allègrement salut du monde et fin du monde, chants de l’apocalypse et violons du progrès. Cela dit en tout cas surtout pour le capitaliste – le capitalisme, nous y reviendrons, jusqu’à tant qu’on en revienne ! –, pour le capitaliste qui n’en mériterait pas tant mais qui en même temps en mérite bien plus !
Le prolétaire sans messe ni salut
Certains se demandent s’il faut sauver le prolétaire, d’autres s’il ne vaut pas mieux prendre le prolétaire comme sauveur. Je fais l’hypothèse que ce qui met le prolétaire en question, voire à la question, c’est aussi ce qui permet de répondre à la condition humaine, ce qui pousse à répondre de la « substance humaine », réponse toujours à reprendre, question qui demeure. Mais qu’en est-il du prolétaire et du prolétariat ? Faut-il sauver le prolétaire ? S’agit-il de sauver le prolétariat ? D’autant plus qu’ils sont, eux, au plus près de la condition humaine, de sa reconnaissance même sous la forme de la dénégation, quand le capitaliste et le capitalisme sont tout proches du reniement, de la répudiation et de la rélégation. Sauver le prolétaire et le prolétariat ? Les préserver en l’état : qu’ils restent purs et propres, non corrompus ; qu’ils gardent leur puissance et leur propriété, non altérée. Les maintenir indemnes : qu’ils demeurent sains et saufs, qu’ils ne perdent pas leur intégrité et leur intégralité. Leur restituer leur immunité : qu’ils conservent leur identité, qu’ils retrouvent leur exclusivité. Leur permettre de trouver le salut, d’obtenir la rédemption : qu’ils soient dignes d’être rachetés ou capables de se racheter eux-mêmes (mais qu’est-ce que ça veut dire sinon qu’ils soient susceptibles de « savoir se vendre » ?) ; qu’ils soient à même de sortir de cette condition, de s’arracher à cet état, de s’extraire de cette position (mais qu’est-ce que ça peut bien signifier si ce n’est le vertige, passager, et le risque, qui n’est que trop réel, du « self-made man » ?) ; qu’ils soient résolus, sans dieu ni maître, à aboutir à une issue logique (et qu’est-ce que c’est, à moins du « salut commun » ?). Sauf le dernier point, qui touche à un réel (« qui concerne un réel qui n’y est pas pris d’évidence »), tout ce qui précède n’est pas moins illusoire, mythique et fantasmatique, religieux en un mot, que l’utopie fallacieuse et hypocrite, imbécile et criminelle, du « tous capitalistes ».
En dehors donc du réel d’une solution comme telle, de l’invention d’un réel, d’une invention réelle – et il y en a sans aucun doute plusieurs, aussi diverses que multiples, autant différentes que variées –, c’est-à-dire en dehors d’une tâche à accomplir, à la fois subjective et objective, d’une œuvre à réaliser, en même temps individuelle et collective, le prolétaire (et le prolétariat) n’est rien… qu’une possibilité. Ce qui cesse de s’écrire et ce qui cesse, de s’écrire. En fait, le prolétaire (et le prolétariat) n’est destiné à rien d’autre et il ne promet guère plus que d’y passer (mais par où ?), que d’y aller (mais jusqu’où ?), que d’y parvenir (mais par quels moyens ?), que d’y arriver (mais à quoi ou à qui ?). Une possibilité plus qu’une puissance : ce qui peut… ne pas avoir lieu… d’être : c’est selon, c’est suivant. Quoi ou qui ? L’exit fait au maître, l’exeat donné au pouvoir, la place faite à la part maudite. Et ce n’est pas la même chose, la plèbe de la Rome antique, utilisée, le prolétariat et le « lumpen » modernes et postmodernes, exploités et manipulés, et ce qui à notre époque n’a trouvé d’appellation qu’adjective, comme « jetables » ou « desechables ». Menace et avertissement pour chacun, acompte et annonce pour tous : un drôle d’universel en marche ! Au lieu de se réaliser jusqu’à s’abolir, comme le pensait Marx, tout se passe comme si c’était en s’effaçant le plus possible qu’il s’accomplissait le mieux encore. Tout homme étant exposé à être éjecté, chaque humain devant se préparer à être déjeté. « Vie précaire, vie ordinaire ». Passons sur le fait (mais j’y reviendrai) que le capitalisme, lui, ne laisse rien espérer et ne fait rien attendre : il expédie sans prévenir et il exécute sans sommation. Le prolétaire (et le prolétariat), quant à lui, et c’est ce qui fait sa grandeur (fût-elle négative !), n’en déplaise à Marx, n’est le messie d’aucun futur, ni le messager ni l’apôtre d’aucun évangile, ni l’envoyé ni le témoin d’aucune prophétie. Il est l’image ultime de l’humain et du vivant, il est la figure extrême de sa condition, inhumaine et invivable. Il n’est ni capital humain, ni ressource humaine – autant de termes qui visent à faire de lui une déjection, à l’identifier à son abjection –, il est plutôt l’humain comme absence de ressource ou comme la ressource même de l’inhumain. Ce n’est pas qu’il s’agisse sans cesse davantage de l’être, de le devenir et de le rester, ni de s’y attacher toujours plus, ni de s’en détacher encore et encore. Il s’agit de répondre à l’inhumain, l’abjection, l’infamie, et de répondre de l’humain, le courage, l’audace, il s’agit de répondre pour l’inhumain, l’indignité, l’ignominie, et de répondre par l’humain, l’humilité, le nomination. Il s’agit de répondre au pire et de répondre d’une position face à lui. Le prolétaire (le prolétariat) n’est rien qu’il faille quitter ou qu’on puisse désirer. Il s’agit donc moins de sortir de ça – puisque c’est impossible : le capitaliste ne le croit pas, et il croît sur cette incroyance, jusqu’à décrier et discréditer l’humain, le déclarer nul et non avenu, décréter son renvoi et chercher à en finir avec lui –, il s’agit moins, dis-je, de sortir de ça que d’entrer dans le lien social – ce qui n’est jamais ni gagné ni acquis, ni définitif ni intégral : sans y rentrer donc, comme on le ferait « dans le droit chemin », « dans le rang » ou « dans le devoir », mais en y prenant part et parti, en résistant. Ainsi, le prolétaire (le prolétariat) authentique, c’est-à-dire vrai et réel, autrement dit lorsque sa vérité approche, avoisine (au lieu de fuir et d’éviter, de réprimer et de refouler, tel le capitaliste) la force de son réel (l’humain comme absence de ressource, la ressource de l’inhumain), le prolétaire, le prolétariat, c’est la chance et l’échéance de chacun là où il n’est autre que son propre « à venir » : conduite à se faire, destin à se faire, souci et soin de soi et de l’autre.
Le prolétaire, c’est selon, c’est chacun
Où j’interroge le prolétaire pour m’interroger avec lui, puisque le prolétaire, c’est chacun quand il se révolte ; où j’en conclus à l’alternative qu’il s’agit d’affronter, ou suivre le profit (aller jusqu’au bout du service des biens), ou se faire une raison de vivre et une cause pour exister (agir en conformité avec son désir). Le prolétaire, c’est chacun confronté et s’affrontant à la condition humaine, y répondant de lui-même avec les autres, en répondant par lui-même et pour tous, pour son propre compte et au compte de tous. Le prolétaire, c’est tout un chacun « à la source », en tant qu’il est spolié, non pas tant de tout bien que de son savoir, et pour autant qu’on lui extorque, et plus encore qu’un aveu la plus-value, et davantage qu’un gain le plus-de-jouir : il est dépouillé et exproprié (privation qu’aucun acharnement à se castrer n’est susceptible de faire admettre) et il est tourmenté et torturé (travail qu’aucune signification reçue et aucun sens religieux ne sont capables de faire accepter). C’est la leçon du prolétaire, c’est l’enseignement du prolétariat. À l’exploitation éhontée dont tout homme est l’objet – tout homme en tant qu’il est ramené à sa plus simple expression, réduit à ses propres forces –, il est de son devoir d’opposer comme sujet l’effronterie de sa révolte. On n’a jamais que de bonnes raisons de se révolter ; on a toujours tort de se soumettre. Et c’est bien pourquoi je dirai volontiers d’abord que le prolétaire, c’est chacun de nous, c’est chaque être humain tel quel, en lui-même, que ni l’éternité ni l’histoire ne changent et qui n’a de cesse pourtant de se renier et de s’oublier, de s’oblitérer et de se masquer : la pente capitaliste, le capitalisme comme « tendance » (mode d’être… à la mode) sont – seraient ? – inhérents, intrinsèques au genre humain, voire spécifiques de l’humain. Pour être plus précis, ils sont la conséquence inéluctable de la condition humaine dès lors qu’il n’y a plus rien, ni cause ni raison (« without a cause, without reason »), pour en tenir compte, en prendre acte, en faire cas, et quand il n’y a non plus personne pour en répondre et y répondre.
En effet, quoi de plus facile, pour parer à l’impéritie et au handicap de l’être humain, soit à la jouissance qui manque et à la division qui ne guérit pas, que le recours à l’attente et que le secours de l’espoir de la saturation et de la satiété, du comblement et de la suture. Mais la satisfaction définitive, la jouissance totale sont impossibles, et le refus de le reconnaître instaure une recherche illimitée, qui se fait toujours plus avide, de viser quelque chose que toute saisie fait reculer davantage : déterminant ainsi non pas un point d’inaccessibilité (idéal ou figure, forme ou modèle) mais le passage par (l’engloutissement dans) une aspiration dont le sens et l’issue sont indéterminables et indécidables. Recherche aveugle, dont nous savons bien qu’elle est une course folle et féroce, une concurrence effrénée et sauvage, qui se poursuit inlassablement et se renforce constamment sans s’aviser jamais ni aviser quiconque des décisions et des choix (si improbables, imprévisibles, si importuns et impertinents soient-ils), lesquels, pourtant, sont seuls susceptibles de la corriger, de la mettre sur les voies royales – « chemins qui ne mènent nulle part » – de la logique et de l’éthique (nécessité et contingence ; poésie et acte, sinthome et révolution). Car telle est bien l’alternative inhumaine de l’humain dont le prolétaire est le lieu, si ce n’est l’objet, l’enjeu sinon l’otage, et le témoin, voire quelques fois mais pas toujours le passeur : ou se laisser capter, voire résorber, par le « plusse »-de-jouir dans l’asservissement, d’autant plus croissant et massif qu’il apparaît informe et se présente comme sans précédent, à un Autre, d’autant plus consistant qu’il demeure invisible et s’impose sans figure ; ou se faire happer avec le « plus-de-jouir », soit grâce à son extraction, au travers du manque de l’Autre, donc au moyen de son incomplétude, de son inexistence, de son inconsistance, se faire happer donc par l’élargissement de la cause et le changement de raison (c’est la référence enfin faite à la cause et non plus seulement au sens – « progrès, croissance, développement » – qui élargit le champ ; c’est la raison elle-même qui induit et subsume le changement proprement dit – réel au-delà de la réalité, virage de la vérité (mesurée à sa limite) dans la « varité », réel plus fort que le vrai, nœud du vrai et du réel –).
