Antonin Artaud : topologie de l’intime

mars 2007

 « Apprentis philosophes ». Dans le cadre du cycle « Lacan le lundi » 

Voici la conférence, suivie d’un débat, que Pierre Bruno a prononcé à l’invitation des « Apprentis philosophes »,  à l’initiative de Bénédicte d’Yvoire et Jacqueline Ferret à Valence.

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On ne peut penser l’intime à partir de l’opposition extérieur/intérieur ou public/privé, ni l’identifier à ce qu’on appelle banalement le « personnel ». L’étymologie, comme souvent, peut nous induire en erreur. Intimus, mot latin, est le superlatif d’interior, le plus intérieur donc – le comble de l’intérieur, pourrions-nous dire. Ce « plus intérieur » pourtant n’a d’attrait qu’en raison de sa face tournée vers l’extérieur. Par exemple, un sociologue allemand contemporain, Niklas Luhmann, a écrit un livre sous-titré De la codification de l’intimité dans lequel il montre, assez justement, que le lieu de l’intime, c’est celui de la relation amoureuse en tant qu’elle est commandée par ce qu’il appelle – ce n’est pas très délicat – « l’interpénétration ». Il cite ainsi, de Crébillon fils, les lettres de la marquise de M. au comte de R. : « Il faut renoncer à vous pour jamais ! Grand Dieu ! Et c’est ma propre bouche qui me prononce un arrêt qui peut-être ne sortirait point de la vôtre. » C’est un exemple assez pur dont se détache ceci que l’être aimant mais délaissé (la marquise de M.) se fait la voix de l’autre qui la délaisse et qui n’arrive pas à le dire, pour ce qui touche au plus profond, à l’intime, ici la rupture, mais ce pourrait être le nouement, de leur relation.

C’est à Lacan que nous devons d’avoir énoncé le contraire qui convient à « intime » en posant l’« extime ». Ce néologisme désigne ce qui de la jouissance est central au point de nous être interdit parce que ce serait au-delà du supportable. Un mot d’élucidation sur la jouissance. Celle-ci n’est pas mesurable sur l’échelle du plaisir-déplaisir. Si le principe de plaisir-déplaisir n’y faisait pas obstacle, encore que cet obstacle ne soit pas insurmontable, les humains se feraient tous flamber à l’essence. Comme le pose déjà Freud, la jouissance ne relève pas du principe de plaisir-déplaisir. Quant à l’intime, Lacan prélève chez Freud, pour le présentifier de façon d’abord surprenante, la notion de cri. Le cri, dit-il, s’identifie dans une extériorité jubilatoire « par quoi ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir reconnaître qu’au dehors » (J. Lacan, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 225). On a donc un centre, qui ne se définit que de ne pouvoir être qu’extérieur, et un cri qui, d’être extériorisé, définit le plus intime. Ce qui justifie mon titre : « Topologie de l’intime », puisque la topologie est la science mathématique des passages dehors-dedans, comme l’illustre emblématiquement la fameuse bande de Möebius, sur laquelle vous passez du recto au verso sans discontinuité.

Disant cela je vous introduis à une thèse. De même que la physique moderne n’a pu naître qu’avec l’affirmation de Galilée selon laquelle le langage de la nature était la mathématique, de même le langage de la Yuch est la topologie. Cette thèse est déjà présente chez Freud, même si c’est encore en pointillés. Prenons son article « Das Unheimliche » (1919), titre qu’on a toujours du mal à traduire. On traduit par « l’inquiétante étrangeté », ou par « l’inquiétant », parce que évidemment tout lecteur a l’intuition que Unheimlich n’est pas seulement l’antonyme de Heimlich (ce qui appartient au pays, voire le familier). L’Unheimlich, c’est ce qui est d’autant plus étranger que c’est proche. Freud l’exemplifie par un récit : voyageant en train, il ne se reconnaît pas dans le reflet oblique de la vitre de son compartiment et croit voir surgir un intrus menaçant. Cette collusion est génératrice d’angoisse, c’est ce qu’exploitent les films où celui qui est censé protéger le héros ou l’héroïne est en réalité l’assassin. Après tout, avec un peu d’audace, on pourrait traduire Unheimlich par extime.

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J’ai dit Yuch – mot grec qui veut dire soit l’âme, soit le souffle. Je préfère pour ma part ce deuxième sens qui conjoint ce qu’on appelle l’âme au corps. Vous savez peut-être qu’Antonin Artaud a écrit un texte « L’athlétisme afffectif » qui est fondé sur l’étude des souffles, masculins, féminins, neutres. Artaud et Lacan, à cinq ans près, sont contemporains. On sait qu’ils se sont rencontrés en 1939, à Ville-Évrard, et que, selon Roger Blin, le second s’était montré, absolument à tort, peu enclin à croire dans l’avenir d’écrivain du premier. Ce fut une mauvaise rencontre. L’un n’aurait pu, ceci est acquis, écrire ce que l’autre a écrit, ou même quelque chose de comparable, et vice versa. Cependant nous trouvons, dans l’œuvre de cet immense poète qu’est Antonin Artaud, la même subversion, topologiquement parlant, du dehors-dedans.

Je vais d’abord m’intéresser au texte, qu’on trouve dans le tome XVIII des Œuvres complètes, intitulé « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne ». Ce texte a été écrit à l’automne 1945. Depuis deux ans déjà, Artaud a renoué avec son œuvre d’écrivain. Au printemps 1945, il a rejeté, sans ambiguïté, le christianisme et toute forme de croyance religieuse. Il vaut de le noter, car dans la présentation qu’il fait du surréalisme dans ce texte, il oppose à une conception dégradée du surréalisme qui se contente d’« amener du surréel dans le réel » la sienne propre qui consiste « à hausser matériellement le réel jusqu’à ce point où l’âme doit sortir dans le corps » (XVIII, p. 106). Deux remarques incises : il y a un paradoxe à vouloir parler de l’intime avec Artaud, dans la mesure où rien ne lui est apparemment plus étranger – c’est cette étrangeté même qui fait problème et dont il faut analyser les raisons ; d’autre part, je salue au passage l’intuition de Derrida quand il extrait le terme de « subjectile » des écrits d’Artaud. Le subjectile est un terme technique de peintre qui désigne le support (toile, papier, etc.) sur lequel intervient le peintre. Derrida s’est intéressé tout particulièrement aux papiers troués par brûlure sur lesquels Artaud dessinait et peignait des sorts. Effectivement, ce trou nous indique une coupure dans la surface qui subvertit le rapport intérieur/extérieur.

Je vais partir d’une phrase de ce texte d’Artaud. « Mais comment bousculer le réel jusqu’à arriver à cette incarnation majeure d’une âme qui, dans un corps incarnée, lui imposera la chair sexuelle dure, la chair d’âme de son véritable corps ? » Notons d’abord que, pour s’incarner, l’âme doit sortir (et non entrer) dans le corps. Sortir indique un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, comme si l’âme, tant qu’elle n’est pas incarnée dans un corps, était en cage. Il y a une expression d’Artaud « l’en-cage de l’être » qui indiquerait alors qu’avant même de naître et d’avoir un corps indépendant de celui de la mère, l’humain est parlé, c’est-à-dire incarcéré dans une parole qui le fait être indépendamment de lui. Ce corps, Artaud ne l’appréhende d’abord que comme matière, matière à naître. Comment ? À condition de désobéir à dieu (écrit avec une minuscule), et de ne pas se laisser accoucher par le sphincter pour faire jouir dieu et ses anges. L’enjeu de départ est de ne pas se prêter à un accouchement cloacal, c’est-à-dire à une naissance dans laquelle l’humain se réduit à être un objet de jouissance pour dieu. Le surréalisme s’est dévoyé en laissant faire dieu et en précipitant ainsi, avant terme, la matière « dans les délices de l’êtreté ».

« Êtreté », j’entends par là le fait d’accéder à l’être par le fait d’être parlé, comme l’est le nouveau-né : on parle de lui et il n’a aucun moyen parolier pour protester. Comment procéder alors ? Il faut, nous dit Artaud, a contrario de la magie, « suivre la voie utérine et anale des choses, la voie de la libido authentique, sonder toute la libido aussi bien dans l’automatisme éveillé, que dans l’autoélectrisme des rêves, et ne pas faire éclater dehors le résultat de ces affreux forages avant que l’affre interne du chercheur […] ne lui ait imposé d’être cet être qui se sondait ». Il s’agit donc de ne pas être accouché trop tôt, avant que l’affre interne de l’humain qui cherche à naître ne lui ait imposé de se séparer de ce qu’il est en tant que parlé pour rejoindre ce qu’il est en tant que chercheur. Dans cette expérience, « l’affre interne » est essentielle. Artaud utilise ce mot au singulier (alors qu’il n’existe, lexicalement, qu’au pluriel) qui dénote l’angoisse accompagnant la douleur ou l’épouvante. Elle est l’éprouvé en tant qu’il comporte la preuve de l’existence et pas seulement de l’être. L’âme, dans ce processus, c’est ce qui aimante vers la vie la libido du sexe. Il n’y a donc pas rejet du sexe chez Artaud, mais refus que le sexe serve à la jouissance de dieu. Si un véritable corps peut être acquis, c’est au prix que l’âme, par ces sondages de la libido, au niveau tant utérin qu’anal, sorte dans le corps (et non que la matière sorte du corps) et lui donne sa chair sexuelle dure. Bien entendu, ceux qui ont un zeste de savoir psychanalytique identifieront là la fonction phallique. Mais je suis surtout étonné que personne, à ma connaissance, n’ait rapproché ce texte, et bien d’autres d’Artaud, de la lettre du voyant d’Arthur Rimbaud, et du célèbre « dérèglement de tous les sens ». Je m’en étonne d’ailleurs sans m’en étonner, car peu sont les lecteurs attentifs à la pensée d’Artaud. On préfère, peureusement, l’écarter comme un délire inintelligible. Paule Thévenin, j’en ai eu le témoignage direct, a eu beaucoup de mal à faire éditer par Gallimard les Cahiers d’Artaud. Chez l’un et chez l’autre, il s’agit que l’âme aimante la libido vers la vie et sorte dans le corps en construisant un véritable corps par un travail pas à pas de transformation de la matière. L’esprit ici est à tenir à l’écart, car il n’est qu’un instrument, dont dispose dieu pour subjuguer l’homme. C’est ce qui conduit Artaud à écrire qu’il faut reprendre la question de la génération. C’est ce qu’il dit avoir pensé en 1918 : « Tous les enfants sont à refaire par le canal d’un sexe infini. »

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Et l’intime ?

Pas de place pour lui dans ce processus. Il est même sans doute banni comme ce « bien-être » menteur qui se fait passer pour la vie si l’on identifie l’intime à la chaleur du foyer et non à la brûlure qui perfore et fore le subjectile. Disons, pour le moment, que l’intime n’a pas d’espace propre. Artaud nous fait part alors d’une expérience qu’il a vécue à l’âge de 6 ans, à Marseille, au 59 boulevard de la Blancarde, précise-t-il. Il pensait alors que le monde est un pou et les êtres de grands poux faits avec le reste d’un pou géant. Ce pou géant était le moi, assassiné par le soi-même qui n’a jamais supporté le moi et en est l’ennemi. Artaud décrit ainsi sa vision : « Une voix, comme un pou noir géant, vint près de moi et me dit : “Tu cherches ton moi, tu ne l’as plus. Le moi n’est pas un corps, mais un esprit, et cet esprit tu ne l’as plus car nous le tenons…” » Quel est ce pou qui parle en lui et s’adresse à lui ? Un pou-esprit, qu’Artaud définit « comme un vide opérant sa propre succion ». C’est par ce qu’Artaud a appelé « la voie utérine et fécale » qu’il est possible de s’opposer au pou-esprit et le vaincre. C’est pourquoi il va s’adresser à ce pou : « La terre est pleine d’êtres qui ne sont pas sortis de toi, mais de moi parce que je suis de la terre caca, caca l’amour qui ne comprend rien à soi-même parce que comprendre, c’est polluer l’infini. »

Que peut-on retenir de cette dialectique ? Si un moi, sous forme de pou, s’adresse à moi, c’est qu’il n’est pas moi, ou plus exactement qu’il est un moi-esprit, alors que le moi authentique est le corps. Ce corps, il s’agit qu’il se fasse non à partir de l’engendrement qui aurait pour auteur le père-mère, mais à partir de la parturition qui, action de l’amour sur le caca, fait naître les filles de cœur, soit celles qu’Artaud a réellement aimées (de sa grand-mère Neneka à sa fiancée Cécile Schramme). Il répond ainsi d’ailleurs au pou qui lui a dit : « Tu es une âme et cette femme est ton âme. » L’intime pourra alors trouver sa place comme le lieu de la relation entre Antonin Artaud et ses filles de cœur. L’intime se qualifie et se construit d’introduire une relation à ce que nous appellerons des êtres élus grâce à l’amour. C’est le plus profond de la relation d’Artaud à l’autre.

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J’aborde enfin, toujours en m’instruisant d’Artaud, la question de la langue. On sait qu’Artaud a rêvé d’une langue qui ne serait aucune langue naturelle mais que tout le monde pourrait comprendre. Le paradoxe est évident : avec cette langue, il s’agit d’un langage privé, inventé par Artaud, ce que nous appelons ses glossolalies, et en même temps universel. Cette question du langage privé est très ancienne. On la trouve déjà exposée dans le Cratyle de Platon. C’est dans ce dialogue qu’Hermogène, celui qui débat avec Socrate, commence par soutenir qu’il n’y a pas de rectitude des mots et que quiconque peut nommer les choses comme bon lui semble. Au XXe siècle, la question a occupé, grâce à Wittgenstein, le devant de la scène philosophique, et en 1982 le logicien Saul Kripke a consacré un livre à ce qu’il appelle le paradoxe de Wittgenstein (Règles et langage privé, Paris, Seuil, 1996).

Je vais rappeler en quelques phrases l’argument dudit langage privé, ou plus exactement la façon dont Wittgenstein réfute cet argument qu’il a lui-même forgé, mais je veux dire auparavant ceci : la force de percussion philosophique de Wittgenstein tient au fait qu’il n’a pas les deux pieds dans le langage – ce qui fait sa difficulté de lecture pour quelqu’un qui croit y avoir les deux pieds. Cela étant, sa position n’est pas non plus celle d’Artaud, dont l’inspiration tient au fait qu’il refuse d’avoir aucun pied dans le langage, tant qu’il n’est pas assuré de la subjectivation de ce langage.

Voyons donc maintenant l’argument. Je suis la présentation de Kripke, pour sa commodité pédagogique. Supposons quelqu’un utilisant la fonction de l’addition, soit la fonction +. Il additionne 68 et 57 et obtient 125, en considérant qu’il utilise ainsi une règle qu’il a déjà utilisée précédemment. Un sceptique lui fait alors l’objection que 68 + 57 = non pas 125 mais 5, en fonction d’une règle qui veut que, dès lors qu’on additionne à un nombre quelconque un nombre égal ou supérieur à 57, le résultat est toujours 5. Selon le sceptique, dans ses opérations précédentes, l’additionneur avait en fait utilisé cette dernière règle, appelons-la fonction quus et non plus, et maintenant il a changé de règle et c’est pourquoi il répond 125 au lieu de 5. Ce paradoxe permet de définir le langage privé, s’il existait, comme un langage tel que son locuteur ne pourrait jamais démontrer, face à l’objection du sceptique, qu’il n’a pas changé la règle (du langage) qui commande l’opération.

Cet argument et sa critique ont donné lieu à une littérature logique impressionnante. Ce n’est pas mon propos ni ma capacité de vous en faire part. Je rapporte simplement la solution proposée par Wittgenstein. Elle consiste, comme le dit très justement Kripke, à montrer non pas qu’un langage privé est impossible, mais comment un langage quel qu’il soit est possible. Cette solution, en aucun cas, ne lève l’objection du sceptique, mais celle-ci ne vaut que pour quelqu’un pris isolément. Nul ne peut démontrer qu’il suit une règle s’il ne la suit qu’en son for « intérieur ». C’est comme si je voulais démontrer qu’un échange monétaire a eu lieu en faisant passer de l’argent de ma main gauche à ma main droite. Mais la situation change si nous considérons le suiveur de règle « en interaction avec une communauté plus large ». Eu égard à cette communauté, il suffira que quelqu’un d’autre ou plusieurs, en additionnant, aboutissent à 125 pour considérer que l’additionneur a bien suivi une même règle qu’auparavant et la même aussi que ceux qui obtiennent le même résultat. On jugera peut-être que la montagne accouche d’une souris, mais après tout l’étonnant est qu’une souris naisse d’une montagne.

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Revenons alors, pour finir, à Artaud, et à l’intime. Ce qui rend problématique l’application de l’objection sceptique à Artaud, c’est que celui-ci, créant ou ayant cru créer une langue, non naturelle, que personne sauf lui ne parle, mais pourtant que chacun peut comprendre, situe le sens de cette langue comme « hors grammatical ». Autrement dit, il soutient que cette langue n’est pas dépendante de l’application d’une règle, ce qui neutralise l’argument sceptique. Sans doute, quand, par la glossolalie, des fragments de cette langue nous parviennent, on peut être tenté d’y déceler des règles, mais c’est pure projection. En fait, c’est alors nous qui nous retrouvons dans la position de l’additionneur qui ne peut penser qu’il n’y a pas eu de règle dans son addition. Le langage privé, au moins idéalement, serait donc possible, à condition de se séparer absolument d’un objectif qui serait celui de l’axiome : une proposition, un fait, en précisant qu’on ne peut savoir si un fait correspond à une proposition que si cette proposition a une signification. On sait que Wittgenstein prend ses distances avec cet axiome qui fut d’abord le sien, mais sans rejeter l’exigence d’une règle, qui est toujours de grammaire, dans ce qu’il appelle jeu de langage – qui n’est rien d’autre que le fait de parler. Artaud, lui, comme je l’ai déjà indiqué, rejette la règle de grammaire pour ce langage « hors grammatical ». Ce « hors grammatical » signifie que le fils peut être le père du père, ou que l’homme peut être femme, parce que le générationnel est ce qui constitue le grammatical.

Est-ce à dire que, voulant se passer de règle, Artaud se dissout dans l’infini du non-sens ? Non, et c’est là que ce que je vous ai dit au début, à partir de ce texte « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », prend son sens. Artaud se retire de la règle qui veut – c’est le fond de la grammaire – que le fils vienne après le père. Ce qui fait en revanche le sens de l’expérience dans laquelle il s’engage, c’est que lui, Artaud, se fasse femme et que, par la voie utérine-fécale, il parturie celles qu’il aime – les fasse exister. Qu’est-ce qui se dégage de ceci : nous sommes, hommes ou femmes, des êtres, c’est-à-dire que nous n’existons qu’en tant que créatures peuplant le langage. Pour ex-sister au langage, il faut d’abord, absolument, sortir de l’être que nous confère le langage. Ce pas, Wittgenstein ne le fait pas, peut-être parce que, pour lui, la question était plutôt d’habiter le langage, et d’y exister d’abord comme créature. Quoi qu’il en soit, l’espace de l’intime, pour autant que nous puissions nous sentir proches de ce qu’est l’intime pour Artaud, se construit non par une délimitation régionale à l’intérieur du langage, ce par quoi nous ne pouvons obtenir que les répartitions privé/public, ni par une opposition de l’extérieur et de l’intérieur, mais par une extériorisation hors langage qui nous permet, dans un second temps, d’habiter celui-ci sans être sa créature – ni son créateur. C’est en regard de cet habitat, Heimlich, propre à chacun, que nous pouvons parler d’intime chez Antonin Artaud. Pierre BRUNO

Débat faisant suite à la conférence de P.Bruno :

Noël Rugliano : « Pourriez-vous nous parler de détachement de l’aliénation parentale, ça m’intéresse à titre personnel, de manière moins fumeuse que celle d’Antonin Artaud ? »

P.B. « Non, je m’excuse de vous contredire mais puisque vous dites les choses de façon un peu brutale, je vais les dire aussi de manière un peu brutale. Je pense que la conception d’Artaud n’est pas du tout une conception fumeuse. La conception d’Artaud qui peut apparaître sous une forme fantasmagorique a sans doute, là je vous le concède volontiers, une allure délirante. Mais comme on le sait il y a dans le délire, et là c’est la thèse de Freud, un noyau de vérité. Cette conception ne me paraît pas fumeuse en ce sens qu’elle pose la question de savoir comment le petit humain qui avant de naître est parlé par ses parents sans rien pouvoir dire quoi que ce soit contre ce qui le parle va se retrouver à sa naissance même, avant même que lui-même ne puisse disposer du langage, il va se retrouver déjà dans une constellation linguistique qui est une préformation de ce qu’il va devenir. C’est-à-dire que l’influence du langage ne va pas commencer à partir du moment où il va se saisir du langage. L’influence du langage commence dès lors qu’il va naître dans une constellation linguistique qui est celle de ce discours qui s’est tenu sur lui avant qu’il naisse. Et qui s’est tenu de façon générale sur la réalité, et c’est cette question-là qu’Artaud a saisie avec une acuité qui est à mon avis sans égale. C’est-à-dire qu’il s’est posé la question de savoir comment un petit humain pouvait se séparer de cette dictature de ce qui a été dit de lui et sur lui sans qu’il puisse répliquer quoi que ce soit. Il le fait d’une façon qui un peu contournée, mais la façon dont il le fait a une telle force qu’elle nous permet de saisir que le problème ne peut pas être simplement résolu en disant « mais à un moment donné il pourra prendre la parole pour en quelque sorte dire ‘ça n’était pas ça’ ». Et pourquoi, le dit-il de façon très profonde ? Et c’est en ce sens que qu’il y a une convergence avec la psychanalyse. Bien sûr, quand il se met à parler, s’il se met à parler car il y a des enfants, les autistes, qui ne parlent pas, alors comment ça se passe pour eux ? Mais s’il se met à parler, et ce qu’il va pouvoir, à ce moment-là c’est se séparer de ce que Artaud appelle la génération par le pèremère en faisant cette holophrase. Donc dire que le fait de pouvoir parler n’est pas suffisant pour pouvoir se séparer de cette direction générationnelle pour une raison bien simple, c’est ce qu’il explique dans le texte que j’ai choisi. Parce que le corps lui, son corps lui, a déjà été en quelque sorte intoxiqué par le discours dans lequel il est arrivé au monde. Et donc ce qu’il propose c’est une voie de désintoxication de son corps, qui passe par une expérience pulsionnelle. Alors évidemment je ne recommanderai à personne d’essayer de suivre la voie « utérine-fécale »d’Antonin Artaud. Mais il est bien clair qu’il a saisi le problème dans sa radicalité, et que dans une psychanalyse, la question se pose justement de se saisir de l’expérience du langage pour que quelque chose de la pulsion, c’est-à-dire de la l’intoxication du corps, puisse être véritablement changé, parce que sinon c’est du bla-bla. A cet égard, il me semble que sa solution, à la fois diffère de celle Wittgenstein, qui est sans doute un très grand penseur logique qui a beaucoup fait avancer la logique contemporaine, mais qui reste dans la lignée sceptique dont il ne peut sortir que par quelque chose qui est un peu un tour de passe-passe. C’est-à-dire il suffit de voir si tout le monde est d’accord pour dire « bon, il y a une règle, c’est la même que celle des autres. Ne nous cassons pas la tête plus loin. ». Je citais, quand nous faisions notre petite discussion préalable, ce que Wittgenstein dit du paradoxe de Russell, qui est le grand paradoxe de la logique contemporaine, des mathématiques contemporaines, qui a occupé tous les logiciens, tous les mathématiciens pendant un siècle. Wittgenstein qui est pourtant un élève de Russell dit : « pourquoi tout le monde s’intéresse-t’il à trouver une objection à résoudre le paradoxe de Russell puisqu’il suffit de ne pas s’en occuper ? ». On voit comment il a cette façon de botter en touche, alors que ce n’est pas du tout le registre que l’on va retrouver chez Artaud. Je ne sais pas si …… »

N.R. : « si, si, ça me va bien. Dit par Pierre Bruno c’est plus simple que dit par Antonin Artaud »

P.B. : « Oui. Mais ce que j’ai essayé de faire c’est de montrer que dans cette pensée très complexe d’Artaud, parce qu’il faut lite ces milliers de pages d’Artaud, quand on les lit comme ça on a l’impression que c’est du délire, mais quand on les lit de près comme j’ai essayé de le faire sur un tout petit échantillon, on s’aperçoit qu’il y a une pensée qui est sans doute une des pensées les plus profondes, les plus aiguës, les plus rigoureuses du XXème siècle. Ce que j’ai regretté au passage c’est que quelque fois les commentateurs d’Artaud passent à côté de ça. J’ai essayé de montrer qu’on pouvait apprendre quelque chose d’Artaud, y compris de ses textes soi-disant délirants. Parce que qu’il y a un noyau de vérité qui est vraiment indestructibles dans ces pages de délire, et encore je ne vous ai pas choisi les pages les plus délirantes, celles où il raconte qu’il a vu sa petite sœur qui est morte quand il avait six ans, lui parler, suspendue au plafond, etc.

Question dans l’assistance : « Je perçois, pas forcément je comprends, mais je perçois que Artaud puisse se faire femme pour mettre au monde ses amours, et d’une certaine façon ça peut être logique. Par contre la logique qui dit qu’il peut être son propre père ou son propre grand-père, là non seulement il n’est pas dans le sens du langage, mais surtout il n’est plus dans la société, dans laquelle il est. Car comment il fait, c’est dépasser le problème parental là ? »

P.B. : « Là je suis d’accord avec vous. Mais la question est très complexe parce qu’il y a toute une partie des Cahiers de Rodez, de retour à Paris, qui est consacrée à une tentative pour constituer une parthénogenèse dans laquelle il serait son propre père et sa propre mère. Et même dans le texte que je vous ai cité sur le moi, on voit bien comment d’une certaine façon ça pourrait tourner en rond, ça pourrait tourner être séculaire. C’est-à-dire que le moi lui dit « tu n’es pas le moi, mais ce moi a été détruit par le soi, et ainsi de suite… » on voit bien qu’il y a quelque chose qui dès lors qu’on fait l’impasse sur l’ordre générationnel cloche. Et c’est si vrai que quand on regarde les choses de près chez Artaud, cette fameuse langue qui serait, soit disant, un langage privé mais universel qui ferait l’impasse sur le générationnel, c’est-à-dire sur le fait que le fils ne peut pas être le père du père, cette langue, il ne peut jamais la matérialiser. C’est-à-dire qu’il faut qu’il ait un délire sur le fait qu’il ait écrit des livres sur cette langue, mais ces livres il ne les a jamais écrits, et ces morceaux de langue qu’il va récupérer, qu’il va réintroduire dans son langage poétique d’après 1945-46 ce sont des fragments de ce langage mais qui vont s’intégrer dans le français qui lui, respecte la règle du générationnel. C’est-à-dire qu’il y a une dialectique où il respecte à la fois la règle du générationnel et qu’il continue d’essayer de la subvertir par l’utilisation de la glossolalie. Donc c’est très complexe chez lui, ça pose aussi la question de ce qu’est la poésie dans son essence, car il faut quand même considérer que les plus grands poètes du XXème siècle presque tous psychotiques, Paul Celan …………. »

Question dans l’assistance : « …. juste que vous expliquiez mieux ce qu’il entend par la voie ‘utérine-fécale’. »

P.B. : « …. voyez c’est là encore une question, ça peut paraître très subtil mais j’ai pourtant simplifié d’une façon très lourde ce que dit Artaud … comme dirait mon cher collègue ‘vous avez échappé au pire’, mais il faut bien voir qu’il y a la question, si vous voulez, de comment lui, Artaud, peut avoir un phallus. Ce phallus, ça ne peut être celui qui lui serait attribué par le pèremère, parce que ce phallus qui lui serait attribué par le pèremère ne serait rien d’autre qu’un organe par lequel, et ça c’est son côté délirant, il pourrait pour dire les choses carrément, se faire sucer par les incubes et les succubes divins qui viendraient, en quelque sorte, le forcer à jouir. Et donc, ce qu’il veut c’est ne pas être forcé à jouir et pouvoir s’approprier son jouir à lui, son jouir intime on pourrait dire. Comment construit-il on pourrait dire son expérience ? Il la construit au départ en ne faisant pas intervenir le phallus dans la voie de la parturition, car le faire intervenir au départ ce serait se prêter à la jouissance de l’Autre, et il va choisir de ne retenir du sexuel que cette voie utérine, la femme, et fécale, c’est-à-dire l’indistinction des sexes, la théorie cloacale de Freud, et c’est en expérimentant les choses à l’intérieur de cette voie utérine et fécale, comme j’ai essayé de l’expliquer, qu’il pense pouvoir faire advenir ce qu’il appelle cette ‘chair sexuelle dure’, c’est-à-dire le phallus, mais un phallus qui serait le résultat d’une parturition qui ne dépendrait pas, ou en tout cas seulement, de la génération par le pèremère, et donc qui pourrait échapper à cette menace d’être joui par Dieu, ou que sa jouissance soit en quelque sorte toute entière aspirée par Dieu puisque, on le voit bien dans ses épisodes délirants, il dit, toujours, souvent, à son réveil, de la nuit qui est passée, les incubes et les succubes sont venus, on pense qu’il y a eut simplement des pollutions nocturnes ou même de la masturbation et lui, il interprète en disant qu’on est venu le forcer à jouir pour lui retirer sa puissance de jouissance. Donc il faut qu’il trouve lui, sa propre puissance de jouissance, mais c’est le problème de chacun … il se pose de façon plus aiguë chez Artaud parce qu’il est paranoïaque, mais sinon c’est le problème de chacun. Une jouissance qui serait simplement de l’Autre, qui en veut ? Qui en veut ? Qu’est-ce que c’est que s’engager dans une psychanalyse sinon chercher un jouir qui ne soit pas de l’Autre ? Je ne sais pas si je réponds à votre question ….. »

Question dans l’assistance : « Vous avez une grille de lecture des délires d’Artaud mais Artaud avait-il une grille pour se comprendre lui-même ? »

P.B. : « C’est une question compliquée. Artaud n’a jamais cessé de délirer. On trouve dans les derniers mois de sa vie, quand il est à l’hôpital d’Ivry, il n’est plus interné, il a encore des lettres à ses amis, qui sont des lettres que nous nous appelons délirantes, par exemple il écrit à un de ses amis : « Ami Bernard, fais attention parce qu’il y a un tel ou un tel qui veut t’envoûter », etc. Mais je pense que dans son écriture poétique, car il faut bien considérer que les grands textes poétiques d’Artaud, que ce soit « Van Gogh le suicidé de la société », pour parler de celui-là, je prends celui-là parce que je vous fais le pari, pari que personne ne pourra vérifier, que dans un millénaire on considérera que c’est un joyau de la poésie mondiale. Donc dans son écriture poétique il est incontestable qu’il a une façon de traiter son rapport au délire qui est plus lucide que celle de tous les psychiatres et psychanalystes additionnés. Cela étant, il continue à délirer, mais il n’y attache pas une grande importance. Par exemple, je vais vous citer un exemple un peu anecdotique, mais qui répond au sens de votre question de façon concrète :

Il se promène avec Roger Blin en 1946 à Paris, il a avec lui une canne, je crois qu’il s’agit de la canne qui lui avait été donnée soit-disant par un sorcier cubain, et donc dès que quelqu’un touche cette canne, il le menace de le transpercer de cette canne, il dit qu’il va déclencher la foudre et tuer la personne qui a osé toucher cette canne, et effectivement personne n’ose toucher cette canne, sauf Roger Blin qui touche la canne d’Artaud, et Artaud lui fait son numéro et Roger Blin retouche la canne d’Artaud, et Artaud se met à rire. Ce qui montre quand même qu’il y avait l’usage du délire pour les autres.

Et d’ailleurs « Pour en finir avec le jugement de dieu » il y a le dialogue dans lequel il y a cette phrase ‘Mais vous délirez, Monsieur Artaud’, qu’il dit avec cette voix très aiguë qu’il avait à la radio. On voit bien que dans la dernière partie de sa vie il délire pour les autres en quelque sorte, il y a quelque chose de très particulier. J’ai essayé de répondre concrètement à cette question-là. Mais ça pose la question de ce qu’est la folie aussi. Je ne sais pas si vous connaissez des fous, au sens disons lourd du terme. C’est très délicat, parce qu’on s’aperçoit quelquefois que dans ce qui paraît le plus délirant il y a quelque chose de très rationnel, et que dans ce qui paraît très rationnel il y a quelque chose de très délirant.

Bénédicte d’Yvoire : « Je voudrais poser une question plus générale, vous avez dit que ça concerne chacun cette question du langage par rapport à la jouissance, vous avez parlé d’une nécessité d’une extériorisation du langage pour l’habiter, est-ce que vous pourriez dire quelques mots de ce que peut être une analyse pour beaucoup des auditeurs qui ne sont pas forcément analysants. Comment une analyse peut modifier ce corps déjà intoxiqué par le discours, vous avez aussi dit quelque chose comme ça … »

P.B. : « … bon, pour qu’une analyse, je pense qu’une analyse donne toujours des fruits, c’est-à-dire, bon ça va beaucoup mieux, mais je pense que ça n’est pas la spécificité de la psychanalyse, c’est-à-dire pour que l’on touche à ce qui fait le caractère unique de la psychanalyse, qui n’a rien à voir de ce point de vue avec la psychothérapie ou avec quoique ce soit, c’est ce qui en constitue la fin. Et la fin se constitue au moment où l’analysant éprouve, dans le transfert, dans le transfert, qu’il y a quelque chose qui par le langage, c’est-à-dire par le symbolique, est irréductiblement inaccessible. Et c’est de faire l’expérience, parce qu’il s’agit d’une expérience, de ce trou qu’il y a dans le langage que d’une part l’aliénation transférentielle va cesser et que d’autre part, on pourrait presque dire que l’aliénation transférentielle à lui-même va cesser et procurer un effet de soulagement qui n’est pas imaginable pour celui qui n’en a pas fait l’expérience, qui pourrait plutôt se comparer à ce qu’on trouve dans les récits d’expérience mystique.

Je ne sais pas si je réponds de façon suffisamment simple à votre question, mais c’est pour ça qu’il s’agit justement d’aller, de faire l’expérience des limites du symbolique, c’est-à-dire du langage. Et c’est sans doute cette expérience là qu’a faite Artaud. Il fait que chez Artaud ça n’a pas été une expérience très drôle, il a eut une vie d’enfer, il faut le dire, et sans l’écriture c’est quelqu’un qui serait mort grabataire dans un hôpital psychiatrique pendant la guerre, c’est clair. »

NR. : « C’est fini ? »

Jacqueline Ferret : « j’avais l’idée qu’une cure psychanalytique équivaudrait, ou pourrait équivaloir au cri qui aurait pu se faire entendre d’un autre, et qui aurait pu, par ce biais, trouver sa propre formulation langagière, ce que vous dîtes-là, ce que vous avez répondu à Bénédicte, semble s’opposer à ça. »

P.B. : « ça s’oppose en ce sens que je ne pense pas qu’une psychanalyse se termine par un cri, même commence par un cri. Je pense que ce qui termine une psychanalyse c’est la possibilité, c’est le fait de l’articulation de quelque chose qui est dit de telle sorte que ça suffit à faire émerger dans le discours de l’Autre dans lequel nous avons été jusqu’alors emprisonné, un trou qui ne peut pas être refermé, et que c’est ce trou qui ne peut pas être refermé, qui constitue ce qu’on peut appeler, je pense sans abus, la liberté du sujet et qui lui donne ce que le romancier appelle cette ‘légèreté de l’être’, cette ‘insoutenable légèreté de l’être’. Là il y a quelque chose, on peut le dire en reprenant les termes d’Artaud, c’est-à-dire que même dans l’Autre qui m’a fait, dans lequel je suis incarcéré, j’arrive à faire à l’intérieur une découpe qui ne peut pas être refermée, et découpe qui ne peut pas être refermée c’est là que je trouve mon jouir propre, mon dire propre, ma liberté propre. Mais évidemment c’est un trou qui ne peut pas être refermé à condition d’être toujours sur le bord. C’est-à-dire que c’est pas le … , c’est un franchissement mais on ne peut pas s’endormir sur ce franchissement, bien entendu. »

Fatima Massoud-Milloud : « Après ce que vous nous avez dit sur le langage et la grammaire chez Artaud, est-ce que vous pourriez nous situer l’inconscient structuré comme un langage ? » ………

P.B. : « on voit bien quand même que, on peut presque lire Lacan à travers Artaud, moi je considère qu’il faut Lacan à travers Artaud, et non pas Artaud à travers Lacan. C’est-à-dire on voit bien comment les questions, je ne vais pas répondre de manière pédagogique à la question, mais on voit bien comment les questions extêmement pointues, les questions extêmement difficiles, les questions extêmement abstruses, que pose Lacan sur le statut de l’inconscient, il commence d’abord par en faire quelque chose de plutôt symbolique pour finir par en faire quelque chose de réel. On voit bien comment c’est symbolique l’inconscient en ce sens que les formations de l’inconscient, c’est-à-dire les rêves, les lapsus, les actes manqués sont observables seulement chez un être langagier. Votre chien ne fait pas de lapsus, quand au rêve du chien je ne pourrais guère vous en parler par manque d’expérience, mais ça me paraît difficile de concevoir le métier de cani-analyste, comment on dit … ? Donc les formations de l’inconscient, c’est-à-dire les formations par lesquelles quelque chose de l’inconscient peut nous être accessible sont tout à fait structurées par le langage. Ça c’est Freud qui le dit, les rêves, on voit bien que tout à coup un rêveur rêve de la ville de Lyon, puis il se rend compte que, en fait c’est du lion animal qu’il parle, ou l’inverse, peu importe. Ou qu’il rêve d’une enceinte autour d’un château, et en fait c’est parce que sa femme est enceinte qu’il rêve ça. Donc ça ne passe que par le langage, le symbolique, sinon il n’y a pas d’accès aux formations de l’inconscient. Mais par contre ce qui au fur et à mesure que la théorie évolue chez Lacan, et elle évolue jusqu’au bout, ce qui apparaît c’est qu’il y a quand même quelque chose de l’inconscient qui doit bien excéder au symbolique, c’est-à-dire excéder au symbolique pour dire les choses rapidement, parce que sinon une psychanalyse est interminable. S’il n’y a pas quelque chose du réel qui vient arrêter ces élucubrations de l’inconscient, il n’y a rien qui permettre de dire qu’une analyse peut se terminer. Parce que, avec le langage vous pourrez toujours en rajouter, en rajouter, en rajouter …. C’est bien pour ça qu’à un moment donné, les analysants, à juste titre, disent « je vais pouvoir parler comme ça pendant encore vingt ans, vous voyez bien qu’on ne va pas plus loin. ». En général, ils le disent au moment où il y a quelque chose justement de la dimension du réel qui commence à émerger. »