Amour(-)Propre

Séminaire de Toulouse : Deux, l’amour.
2 mars 2010

La mise entre parenthèse du trait d’union entre « amour » et « propre » est là pour restaurer l’équivoque avec l’antonyme d’amour « sale » (équivoque étymologiquement présente). Il m’est arrivé de m’étonner devant le témoignage de l’amour qu’un(e) tel(le), analysant(e) ou non, pouvait porter à un partenaire que par ailleurs il (elle) avait des raisons manifestes de mépriser : au point de soupçonner qu’une condition de son désir résidait précisément dans la saloperie identifiée. Or, l’amour n’est ni le désir, ni le sentiment. Mais bel et bien un nœud – nous le savons maintenant. Dans la discussion qui a suivi son exposé de la fois dernière, Pierre Bruno a distingué l’amour et le sentiment d’aimer. D’où l’étrange interrogation, apparemment, d’un amour sans sentiment. Dans le langage courant on entend plutôt reprocher à quelqu’un l’absence de sentiment quand on veut le traiter d’égoïste, ou stigmatiser son incapacité à aimer. Il arrive, par exemple, que des mères s’effondrent devant le fait de n’éprouver aucun « instinct maternel » (entendons : aucun « amour naturel ») à la naissance de leur enfant. Qu’est-ce que le sentiment ? C’est cet écart entre amour et sentiment que je me propose d’interroger – d’une part en l’articulant à l’intervention précédente de Pierre Bruno, d’autre part en relevant trois références de Jacques Lacan, enfin en empruntant à un ouvrage récent.

1 – Pierre Bruno a rappelé la fois dernière l’amour peu souligné du psychanalyste pour l’analysant : un amour adressé au véritable sujet supposé savoir – sans lequel il n’y aurait aucune raison de lui ouvrir la tâche analysante. Cela n’implique sans doute pas que le psychanalyste l’éprouve ou le sache (quoiqu’il soit exigible qu’il le sache). C’est pourtant dans un tel contexte que Lacan évoque (première référence aux sentiments) le fait que les sentiments sont toujours réciproques – ce qui est « absolument vrai malgré l’apparence » [1]. Ainsi commente-t-il un cas où une psychanalyste – Annie Reich [2] – prête à l’analysant des sentiments hostiles, parce qu’elle-même éprouvait quelque chose d’analogue à son encontre. Il objecte seulement que la psychanalyste aurait dû s’abstenir de communiquer ses sentiments : soit laisser place à un amour sans sentiment dit justement.

2 – Beaucoup plus tard, dans …Ou pire [3], Jacques Lacan revient sur le sentiment et la mentalité (seconde référence), dans une leçon qui devrait nous être chère puisqu’il y invoque la différence entre le supplémentaire et le complémentaire : « différence » qui aurait pu servir à cristalliser quelque chose de la fonction du psychanalyste – si l’on ne songeait pas plutôt à la camoufler… De fait il disqualifie le terme de maladie mentale au profit de celui de « faille de la mentalité », dont le support est le corps et pour quoi le psychanalyste semble avoir pris le relai du maître. Il est vrai, poursuit Lacan, que ce qui a été dit par Freud paraît désormais faire partie du discours commun : la psychanalyse est donc rentrée « dans l’armature des bons sentiments » – une sorte de « sentimentalement correct » que chacun doit témoigner éprouver pour être conforme !

3 – Il me semble, à suivre Lacan dans sa troisième référence au sentiment [4], qu’il considère celui-ci comme un effet éprouvé par le sujet du nouage des dimensions qui le constituent (RSI). Est-ce que le sentiment est différent de l’affect – doit-on distinguer effet de discours et effet de nouage ? Comment qualifier les effets du dénouage – dépersonnalisation, désarroi… – ? Nous devons nous souvenir également du paradoxal « sentiment inconscient » de culpabilité, une culpabilité dont le sujet donne la preuve mais qu’il n’éprouverait pas ! Cela suffit sans doute à distinguer l’amour comme nouage et le sentiment comme effet – à distinguer, donc, si non à dissocier. Pour faire bonne mesure, rajoutons ici la définition lacanienne de l’esprit fournie dans les mêmes pages : il y a de l’Un, et il est improbable qu’il constitue l’Univers. C’est pourtant de là que naît l’idée d’un « Autre de l’Autre réel, impossible » : « en tant qu’il est un faire qui nous échappe, c’est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance que nous en pouvons avoir. Cette jouissance tout à fait mince, c’est ce que nous appelons l’esprit » (l’éprouvé de la jouissance de cet Autre impossible ?) ! Toujours dans son séminaire Le sinthome, Lacan dérive littéralement le sentiment de la mentalité (qui n’était qu’approchée dans Ou pire), référant celle-ci à la consistance du nœud et de chacune des cordes qu’il lie. Le nouage a donc un effet imaginaire, et cet effet est le mental. Cette consistance, le mental, le sujet l’éprouve : « il la sent, il en sent le fardeau », c’est un fait. Mais justement, c’est un fait parce que le sujet le reconnaît comme tel en le disant. « Il n’y a de fait que d’artifice ». Le langage est menteur. C’est par là que « le senti ment » (en deux mots). Lacan conclut ce raisonnement ainsi : « Et c’est un fait qu’il ment, c’est-à-dire qu’il instaure de faux faits et les reconnaît, parce qu’il a de la mentalité, c’est-à-dire de l’amour-propre ». Entendons que l’amour-propre (avec trait d’union) est le fait même de traduire l’éprouvé en mentalité, un mensonge. Eprouver le sentiment est une chose, le dire est en passer par le langage menteur, la mentalité est le mensonge (il n’y a de « mens » « qu’alité ») – sauf que le sujet l’aime – d’amour-propre. Lacan découpe lui-même « mentalité » en « ment alité », et enchaîne : « (…) le senti comme mental, le sentimental, est débile, parce que toujours par quelque biais réductible à l’imaginaire ». Nous devrions en conclure que ce n’est pas l’amour qui est ici menteur, mais l’amour-propre ! D’où la définition : « L’amour-propre est le principe de l’imagination ». Et l’éclairage suivant : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant ». C’est par là – au-delà de ce que nous savons sous la rubrique du stade du miroir, que se justifie l’identification de l’imaginaire et du corps. Lacan poursuit : « Il est déjà assez miraculeux qu’il [le corps] subsiste durant le temps de sa consumation, qui est de fait, du fait de le dire, inexorable. Rien n’y fait, elle n’est pas résorptive ». Je souligne que la consumation du corps (maladie, douleur, vieillissement, mort) n’est pas pour Lacan naturel, mais découle du fait que le « parlêtre » le dise tel. « Certes, poursuit Lacan, le corps ne s’évapore pas, et, en ce sens, il est consistant, le fait est constaté même chez les animaux ». Ce passage présente pour moi une difficulté. Je suppose que Lacan évoque là ce qu’il avait mis au fondement de son stade du miroir, les expériences éthologiques du schéma corporel, du mimétisme et du partenaire de même espèce. « C’est bien ce qui est antipathique à la mentalité, parce qu’elle y croit, d’avoir un corps à adorer. C’est la racine de l’imaginaire ». Qu’il soit imaginaire ne veut pas dire qu’il se réduise à une illusion. Celle-ci n’aurait pas de consistance ? Toute imaginarisation ne mériterait donc pas le label d’imaginaire ? En tout cas Lacan distingue la mentalité qui résulte de l’interprétation de l’éprouvé et la consistance (antipathique) du corps qui devient pourtant le support de cette mentalité (il est déjà inscrit dans le rond de l’imaginaire, alors que le sentiment résulte de l’effet de nouage avant de s’y localiser). Il enchaîne sur une parodie du cogito, « Je le panse [le corps], donc je l’essuie », qu’il conclut : « C’est le sexuel qui ment la dedans de trop s’en raconter ». N’y a-t-il pas une autre ambigüité ? Il y a deux corps en question : le mien, celui de l’amour-propre, et celui de l’autre qui introduit le sexuel dans l’affaire de l’amour. Faute de l’abstraction imaginaire qui se réduit à la consistance, commente Lacan, nous ne connaissons pas d’autre concret – sinon l’adoration sexuelle. Alors la méprise se double du mépris pour la chose adorée : parce que, comme Dieu, elle n’a pas de mentalité (ce que je comprends : nous n’éprouvons rien de ce qui l’affecte). Ce que nous pouvons vérifier seulement quand nous adorons le corps de l’autre.

4 – Le hasard m’a mis entre les mains l’ouvrage d’un psychanalyste de l’AFP, Michel Gribinski, qui dirige la collection « Penser/rêver » aux éditions de l’Olivier [5]. Il y a publié Les scènes indésirables, construit autour de l’évocation de la fondation du Lebensborn – littéralement « source de vie » (l’ouvrage contient une importante revue bibliographique de la documentation et des évaluations relatives à cette fondation) . Celle-ci fut créée en 1935 par Himmler et d’abord confiée à l’Office supérieur de la Race et du Peuplement avant d’être organiquement liée aux SS : « afin, écrit son fondateur, de participer à cette grande œuvre d’utilité publique pour notre déscendance » (p. 34). Ce programme contribua d’abord à la lutte contre l’avortement, permettant aux filles-mères et aux couples adultères de revaloriser leurs relations en offrant leurs enfants à l’adoption par des familles aryennes. Puis on y accueilli des femmes pour les faire féconder. Enfin on captura aussi bien en Europe de l’Est que de l’Ouest des enfants jeunes, aryennement purs afin de les germaniser. Les autres, les rebelles, les irrécupérables, les nouveaux-nés faibles ou anormaux – tous les « racialement inutiles » – étaient, victimes de la « désinfection » : utilisés comme esclaves, stérilisés et soumis à des expériences (du type exposition à des produits toxiques) ou tout simplement assassinés, quitte à leur trouver des ancêtres juifs pour le justifier. Cette dernière catégorie, d’enfants chrétiens enlevés, est parfois estimée à deux millions d’enfants. Nous savons, grâce au cinéma argentin, que la dictature des colonels s’est appliqué à « éduquer » les enfants nés dans ses prisons ou enlevés aux familles d’opposants – avec la même interrogation sur l’amour que je souhaite poser. Il est difficile d’estimer le nombre d’enfants concernés par le programme Lebensborn : d’abord en raison du caractère incroyable d’un crime commis contre les chrétiens aryens – contre soi-même en quelque sorte. Indiquons tout de suite que moins de 10% d’entre eux furent rendus à leurs « véritables » parents s après la guerre, que beaucoup refusèrent de les rejoindre et que d’autres témoignèrent en faveur de leurs parents adoptifs au procès de Nuremberg. Et, pour « la petite histoire », la participation à ce programme n’a entrainé aucune condamnation : les inculpés expliquèrent l’absence d’intégration d’enfants juifs par le fait de n’avoir effectué aucune publicité auprès de leurs mères (p. 39) alors que des mères chinoises ou japonaises, chimiquement de bon sang, auraient pu l’être et l’ont été occasionnellement (p. 39). Par ailleurs, les enfants bénéficiaires n’ont-ils pas été confiés aux meilleures familles et entourés de tous les soins du régime ? Sur la dizaine de milliers d’enfants nés en foyer Lebensborn dans la seule Allemagne (il y en avait en Norvège et même un en France), et malgré les soins attentionnés dont ils étaient entourés, certains moururent (la mortalité néo-natale était plus élevée que la moyenne), d’autres devinrent autistes, d’autres encore mentalement déficients (« instabilité nerveuse »), sans que l’on ait la moindre idée de la proportion. Ce constat, qui n’est pas sans évoquer l’hospitalisme de Spitz, ne nous étonne pas. Mais ce qui me retient ici, ce sont les autres enfants, les bien portants, ceux qui devaient participer au remplacement des populations européennes déplacées ou fournir les génitrices du « Reich de mille ans ». Cette expérience devrait nous retenir, en effet, pour plusieurs raisons. Michel Gribinski rapporte l’étonnement maladroit d’un commentateur américain devant le caractère incompréhensible pour lui du fait que des enfants chrétiens (entendons aryens) aient pu être d’abord enlevés puis rejetés par le Lebensborn. C’est un peu comme dans la mauvaise plaisanterie qui énonce que les nazis auraient massacrés ici ou là en particulier les juifs et les coiffeurs – et qui pousse à s’étonner : « Pourquoi les coiffeurs », comme si finalement, pour les juifs, « on » comprenait ! Pourtant, ce qui est suggéré là, c’est bien que ce qui a poussé à s’en prendre à des humains, à des enfants, se situe au-delà de tout sentiment de haine. C’est sans doute le point difficile auquel cet ouvrage nous confronte : ces enfants enlevés, auxquels on a menti en décrétant que ce sont leurs parents indignes qui les ont abandonnés, et les enfants conçus sur place – qui ont, les uns et les autres, échappés à la « désinfection » –, « ont été aimé » ! Ceux « qui détruisaient leur individualité », puisqu’il s’agissait de les formater, « les aimaient, d’un amour qui n’était pas sadique, pas sexuel, pas passionnel » (même si la pulsion de mort a trouvé à se satisfaire dans certains aspects de la réalisation du programme et dans la programmation elle-même) (pp. 63-64). L’auteur met l’accent sur la rationalité qui préside à la mise en place de ce projet, et qui n’a rien à voir avec la raison « hystorisée » du névrosé. Il s’agit, grâce aux moyens, déjà, du comportementalisme, de leur prouver l’amour de la nation en les germanisant par dressage. Dans ce traitement sans haine de son semblable, dans la planification, Michel Gribinski décèle ni plus ni moins qu’un « génocide visant, au fond, l’espèce humaine, quelque chose comme une autodestruction » (p. 78) : « (…) au-delà du principe de la haine, qui organise la destructivité du genre humain, règne le calme plat d’une singulière forme d’amour, règne la ‘’banalité de l’amour‘’. J’applique à cette formule, écrit M. Gribinski, la formule d’Hannah Arendt, la ‘’banalité du mal‘’. Un amour banal, un amour rationnel. Mais justement l’amour n’est pas, ne devrait pas être banal ni rationnel » (p. 80). Cet amour, commente encore l’auteur, « n’est pas celui d’Eros, pas un amour pulsionnel, pas un amour conflictuel. Rationalité de l’amour ? » (81). Tel est en tout cas l’exemple d’un amour tendanciellement dénué de sentiment (tendanciellement, car dans chaque famille adoptante nous ne savons pas comment les choses ce sont passées : et il est probable que les enfants furent le plus souvent choyés). Je ne suis pas sûr de parvenir à la même conclusion que M. Gribinski, qui semble conclure à un amour qui n’est plus de l’amour – à moins que cet amour ne soit que de l’amour-propre : amour de son propre corps victime du mépris dont parlait Lacan. Mais du coup, il faut prendre au sérieux le fait que ce même amour – qui planifie et exécute la désindividualisation d’enfants chrétiens et leur meurtre de masse en cas d’échec – en passe par l’extinction de quelques cent dix millions de chrétiens de l’Est. A côté de l’anéantissement des Juifs (la figure de l’Autre), à côté du fantasme d’autodestruction de la seule nation allemande (dont certains ont témoigné), ne devrait-on pas voir dans l’histoire qui entoure les Lebensborn, une « tentative de destruction réelle des chrétiens par eux-mêmes » : la culture occidentale ne s’en prend pas à son âme, mais à son corps, qu’elle détruit, et à sa descendance (p. 85). Est-ce qu’il n’y a pas de cela dans les milliards de victimes de la globalisation capitaliste – qui n’émeuvent pas grand monde finalement parmi les nantis ? L’utilisation de semblable pour tester des produits toxiques pour le bien de la communauté a certes été le fait des nazis, mais également des américains qui ont exposé, outre des prisonniers et des handicapés, des soldats Dans cette perspective, le diagnostic de Michel Lapeyre décrétant le capitalisme « crime contre l’humanité » n’a rien de forcé. Occasion de renvoyer au dernier livre de Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx (Toulouse, Erès, 2010).

5 – Ce que suggère cette analyse c’est que le discours capitaliste, en tant que civilisation, poursuit son entreprise de formatage des sujets avec le même effet de destruction réelle. Là aussi, les nazis n’auraient été que des précurseurs. L’amour-propre s’y est substitué à l’amour : il y est l’amour sale – ce qui me paraît jeter une lumière nouvelle sur ce rejet des choses de l’amour dont Lacan caractérise le discours capitaliste. Si nous acceptons le rapprochement entre « l’amour-propre » et le narcissisme, le fait de pouvoir parler de culture du narcissisme (Christopher Lasch) à propos du capitalisme ne devrait pas nous rassurer…

Toulouse le 2 mars 2010 Marie-Jean Sauret [1] Jacques Lacan, Le séminaire livre 1 : Les écrits techniques de Freud, (1953-1954), Paris, Seuil, 1975, pp. 42-43. [2] Annie Reich, « Sur le contre-transfert », International Journal of Psycho-analysis, n° 1, 1951. [3] Jacques Lacan, Le séminaire …Ou pire (1971-1972), leçon du 21 juin 1972, inédit. [4] Jacques Lacan, Séminaire 23 : Le sinthome (1975-1976), Paris, Seuil, 2005, pp. 37 et 64-67. [5] En fait le hasard a un nom : Sylvie Tiné et la librairie Etudes, sur le campus de l’UTM, qui m’a demandé d’animer un débat autour de Michel Gribinski et de sa collection en avril. Signalons ici au moins le dernier ouvrage à paraître (4 mars) : Jeanne Favret-Saada, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU – où l’auteur démontre après une analyse précise des textes produits entre 1998 et 2001, que depuis douze ans l’ONU et nos Etats poursuivent « la sale besogne » qui consiste à « transférer aux religions l’universalité de la Déclaration des droits de l’homme » (p. 86).