Abord du réel : regarder les peintures noires de Francisco Goya en lisant Yves Bonnefoy

13 juin 2007

Séminaire Rennes : « Qu’est-ce qu’une cure analytique ? La subversion du sujet et son intraitable. »

J’ai déjà fait référence à Yves Bonnefoy, poète, essayiste, traducteur, critique d’arts. Sa prose est elle-même poétique et avec son ouvrage Goya, les peintures noires (1), Bonnefoy fait une œuvre sur une œuvre.

Bonnefoy est un poète dont les ouvrages dans leur diversité sont mus par l’expérience d’une approche du réel derrière la barrière des mots, mus par un savoir clairement énoncé de la dimension de semblant du langage. Sans cesse Bonnefoy creuse le langage, y compris dans ses dissertations savantes, pour en faire surgir le réel. Cette quête du réel derrière les mots, d’un réel pulsant, quête d’une vie pure, en-deçà de toute organisation signifiante, lui a fait entre autres, écrire ce livre sur Goya et en particulier sur ses peintures dites noires. Elles sont ainsi nommées – pinturas negras – à cause de leurs teintes sombres et de leurs sujets sinistres. Elles forment une succession de scènes hallucinantes, de figures de cauchemar qui semblent exécutées sous l’empire de la folie, dit un auteur sur la toile virtuelle.

Ces œuvres, l’artiste espagnol les peignit entre 1820 et 1823 à 70 ans et des poussières. Ces peintures noires se déployaient sur les murs et tapissaient entièrement deux pièces de sa maison des faubourgs de Madrid, la « Quinta del Sordo » (la maison du sourd), où il se réfugia pendant 3 ans, dans l’unique commerce de sa compagne Léocadia et de ses deux enfants. L’Espagne alors vivait dans un climat d’oppression et Goya peint pour lui seul, sur les murs de sa maison retirée du monde, en disgrâce, loin de tout honneur de cour. Ces peintures ont été transférées des années après la mort du peintre sur des toiles et sont exposées aujourd’hui au Prado et vous en connaissez au moins une : Saturne dévorant ses enfants, qui fait la couverture du séminaire IV de Lacan.

Ces œuvres noires sont pour Bonnefoy, filles de la longue et sévère maladie qui paralysa Goya pendant des mois, empli de fièvre et de douleur. Goya a traversé lors de cette maladie – qui est la seconde, la première l’ayant laissé sourd – des moments de grandes fièvres, moments de délire dans lesquels rêve et réalité se trouvent dans une continuité moebienne, où jours et nuits entrent en fusion : Goya s’est retrouvé, comme le dit Yves Bonnefoy, dans « les régions du rapport à soi où la conscience enfiévrée se laisse envahir par les hantises dont d’ordinaire elle se détourne » (P.N., p. 64). Et il souligne que ce n’est pas tant la maladie du corps, pouvant conduire au non-être, qui est en cause pour Goya dans ces peintures noires, mais la question de se sentir capable ou pas « de donner du sens au mot être » (P.N., p. 68).

Ce qui est en cause dans les peintures noires c’est le négatif, qui amène à dissiper le mirage, c’est l’anéantissement des illusions de la vie telle qu’elle se donne à vivre. Ainsi, « L’image que s’est donné de soi, de son être au monde l’être parlant, est d’abord une image optique. C’est dans et par le visible que le langage construit, se portant à la rencontre du leurre » (P.N., p. 76). On comprend alors comment le peintre va jouer sa partie, dans la matière même de son art convoquant le regard. Goya opère dans les représentations un vide, creusant de façon radicale tout le monde ordinaire qui n’est que leurre. Lui, Goya, qui était, il y a quelques années encore, peintre de la cour d’Espagne, peintre d’un grand rêve, d’une vie ordonnée d’une main experte par le langage, lui, défait ce qui est.

Les pinturas negras défont le plan de la représentation factice, la transperce pour nous amener vers l’infini du non-sens. Parce que c’est à cela que se voue Goya dans la Quinta del Sordo, il va au non-sens, au sans amarre, il murmure avec les rives du sans retour. Aussi, ses peintures de mur sont, non pas difficiles, mais impossibles à comprendre, parce que leur projet n’est pas de représenter le monde mais de faire poindre le réel insensé via une figuration d’effroi. Bonnefoy (P.N., p. 78) souligne qu’à l’ordinaire, dans la peinture, se met en place une fiction par laquelle on se donne un monde : les figures, les formes sont là pour donner corps à cette fiction. Ce plan de la fiction est celui qui vient au-devant de nous dans le tableau, c’est le premier plan, à différencier du fond. Ce plan est celui de l’être, ou plutôt de ce que l’on croit qui a l’être, mais cet être n’est que construction, chimère, construction langagière, semblant. Il y a donc logiquement, un en dehors du plan de la représentation, un expulsé du représentable – du visible – qui ne s’en maintient pas moins dans un fond qui à la fois se dérobe sous le figuré, et à la fois repousse ce dernier vers nous. Ceci, dit Bonnefoy « est un vague pressentiment d’un ‘autre’ de la représentation, d’un au-delà de sa prise que cette dernière ne peut que reconnaître et qu’elle censure, par conséquent, autant qu’elle s’en inquiète, l’habillant de formes encore, le déguisant : horizon de montagnes, vêtu du bleu des lointains, ou en portes donnant sur ce qui serait d’autres pièces. Déguisement car dans ce fond là-bas, ou plutôt cet arrière-fond, il n’y a pas à imaginer d’autres choses, à supposer d’autres êtres : ce qui est mis ainsi à distance étant l’impensé dont ne veut pas, l’indéfait qui assiège ce par quoi les formes de la pensée, les significations et les objets que ces formes créent, les fictions qui emploient ces significations et ces choses, tentent, ici, parmi nous, de faire de l’être…. » , ainsi est caché dans les figures, que le langage a produites, l’affleurement de cette matière qui y excède et tarit tout espérance de sens.

Dans les « peintures noires », ce fond, cet insensé, remonte dans le plan où vivent les formes, « le fond déborde comme une lave qui fend le sol » (P.N., p. 79). C’est dire que dans ces œuvres, aucune figure ne se détache du fond, comme cela est le cas dans la représentation classique, disons, depuis la Renaissance et jusqu’au début du XXème siècle. Ces figures, dont le contour est parfois à peine esquissé, comme si elles allaient l’instant d’après s’évanouir, ces figures sombres sont comme des bribes de rêves, comme des signifiants du jour venant éclairer le fol insensé de nos rêves de nuit. C’est comme les remugles défaits – non lié disait Freud – du contenu latent du rêve qui crève la surface de son contenu manifeste.

Ces laves sombres suintant sur les figures nous conduisent, souligne Bonnefoy, plus bas que la pensée, plus bas que toute idée de matière ou de chose, au-delà même tout ce qui paraît être : c’est une béance qui s’ouvre, « béance », vraie traduction du mot grec « chaos ». C’est ce chaos, vécu à la limite, qui remonte à travers tout, y compris le sombre, et ce chaos, cette déchirure dans ce qui existe « respire et expire en tout » (P.N., p. 80). Sans doute cette lave noire surgie de l’absence absolue de l’être, de son néant, produit-t-elle en nous un décillement : apercevoir cela, ce trou du réel derrière l’apparence, apercevoir cette masse amorphe de la nuit de laquelle émerge comme de pâles lueurs quels traits d’une figuration évanouissante, corrompt les semblants qui tissent la trame de notre monde. Cela provoque le vacillement de la figure, aussi bien que de nous-mêmes, spectateurs, ainsi que de Goya lui-même, qui tentera de trouver dans l’acte même de peindre, les frissons, les plis de ses nuits hallucinées.

Le monde de la nuit devient celle qui soutient un supposé être, qui n’est en fait qu’apparence, celui de notre pauvre quotidien. L’être, en peinture, ne se soutient que de la figure et dans notre ordinaire, du langage : « est » ce qui est désigné comme tel. Un sujet, un prédicat : être en est la copule dans notre langue comme dans bien d’autres. « Etre » c’est déjà du langage et le fait d’être nous mortifie déjà. Derrière l’être, gîte le vif, l’ek-sistence, et c’est bien cela qu’on expérimente dans l’art, comme dans la cure analytique.

Quel est le réel défloré par Goya, qui vient corrompre à ce point la représentation ? Cela est bien difficile à dire, mais au moins pouvons-nous avancer qu’il prend les formes de figures d’horreur. Figures puisées à la fois dans la culture de son temps : Vision fantastique ou Asmodée, Saturne, Le sabbat, ou encore expulsées de la réalité : Duel au bâton, La fête de San Isidro ou encore Le pélerinage à San Isidro, ces deux dernières étant des fêtes populaires, plutôt joyeuses, qui se transforment sous le pinceau de Goya en cauchemars grimaçants.

Ainsi, dans le Pèlerinage à la source de San Isidro, des visages-masques se figent-ils dans des extases inquiétantes, écarquillant bouches et yeux, ce qui constitue un défît à toutes conventions de la bella maniera.

Le non-sens de notre existence, la gratuité absolue de la vie, c’est cela qui motive Goya en ce début des années 1820 : c’est le néant du nada, le néant du rien qui vient produire certains effets, étant entendu que là où il n’y a rien, là où il y a le vide de l’être, puisque le langage ne vient pas le dire, gîte ce qui ek-siste, habité par quelque Chose, qu’il faudt écrire avec un grand « C », quelque Chose du bruissement parfois assourdissant de notre propre jouissance. Je parle là de cette part non perdue de n’être pas passée au langage et qui fait le lit du symptôme et partant du malaise dans la civilisation pour chacun.

Pour notre peintre, une angoisse sans fond est née dont les figures cauchemardesques tentent de donner les contours, dansant sur les murs de la maison des faubourgs de Madrid, enfermant Goya dans son monde le plus intime. Monde qui oscille. Entre la désolation infinie du chien, si éperdu de solitude dans un tableau envahi par la matière informe de la peinture elle-même ; et l’horreur des figures de cauchemar, d’un monde d’enfance dans lequel les lueurs d’un feu ou la forme d’un nuage nous projettent dans la gueule d’un monstre ou nous entraînent dans un vol de sorcières. Monde où la pulsion cherche ses figures : bouche toujours béante de Saturne venant se remplir de la chair d’un corps ensanglanté ; Parques, tenant en leurs mains et sous leur regard – l’une tient une loupe – les pauvres humains que nous sommes. Toujours autre chose rôde, quelque chose de mauvais, quelque chose qui en veut à notre peau, selon le langage du corps pulsionnel : Asmodée, figure biblique repris par un roman espagnol du XVIIème siècle, n’est-t-il pas celui qui soulève les toits des maisons pour regarder les turpitudes des hommes ? Car la question de la peinture, comme celle que met sur le devant de la scène la clinique, c’est comment donner corps à cette part de vie d’avant les concepts (P.N., p. 77) ? La consistance de cette vie qui gîte quelque pat, qu’elle vienne nous surprendre au détour d’un chemin, ou que nous sollicitons par la pratique de l’art, voire par la cure analytique, est une idée chère à Bonnefoy. C’est une vie bruissante du corps pulsant, une vie d’au-delà de l’inconscient, parce que, in fine, le rien, qui n’est pas le vide, désigne le lieu d’une ek-sistence dont nous n’avons que la découpe pulsionnelle liée à l’Autre du langage pour en dire, en penser, quelque chose. Le rien survient quand les semblants vacillent, quand les écailles tombent des yeux, et c’est là que nous nous trouvons désorientés, sans l’armature du langage pour donner corps au réel qui nous assaille, enformé dans les figures imaginaires de notre angoisse. Et comme le souligne Lacan dans le séminaire XXI, l’imaginaire, c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser (Les non-dupes errent 1ère séance, 13 Novembre 1973).

Là, comme ailleurs, il est bien difficile de dire si c’est le creusement même du langage par l’œuvre qui créé les remontées de la béance de l’au-delà du monde ou alors si l’œuvre vient border ce réel, surgit dans la violence d’un langage qui se défait et ne leste plus le sens de ce qui faisait l’illusion de notre monde.

Je l’ai énoncé, la thèse de Bonnefoy soutient que le délire de la maladie a tracé le chemin à l’œuvre noire : la rencontre avec l’insensé du monde convoqua le peintre à regarder derrière l’ « être », derrière le « ce qui est », façonné par le langage. Il a cherché derrière l’ordinaire des images constituant notre monde, le non-être, l’au-delà du sens, par une néantisation opérée sur les semblants à la suite, donc, de son délire fiévreux. Là où j’ai signalé une vacillation, entre les peintures comme Le chien soulignant une déréliction absolue et celles remplies de la nuit des cauchemars, Yves Bonnefoy ordonne une suite temporelle, qui rend compte d’un trajet marqué d’un retournement subjectif de Goya. Ce trajet va d’un temps 1 qui est la rencontre d’un Autre du langage qui se défait de son rôle d’organisateur du monde de chacun – moment où l’angoisse vient sur le devant de la scène –, à un temps 2 où s’érige le petit autre, le semblable, enfin passible de compassion. Ceci car le trajet en passe par l’abrasion du grand Autre de la garantie et à la fois de celui de la jouissance – qui n’est que sa face sombre – vidant le ciel de ce qui peut nous en tomber. Le langage se remet à organiser le monde, mais le gain semble être de pouvoir regarder le trou de l’Autre en face : le ciel est vidé, mais cela n’est pas désespéré : au cauchemar de l’Autre jouisseur et réel, s’est substitué une perte, permettant la mise en place d’un savoir y faire avec les semblants, et partant, avec l’autre.

Le chien signe pour Bonnefoy le retour de Goya de son impossible voyage, rencontrant dans la compassion pour cette bête, qui s’enfonce dans le sable de la peinture, une compassion faisant miroir avec celle qu’il sentit chez le docteur Arrieta, qui le sauva, selon ce que Goya inscrivit sur une toile (et non sur un mur) en 1920, au sortir de sa maladie.

Dans cette toile, il se peignit délirant, épuisé, tordant ses draps de douleur et entouré aux épaules par son ami Arrieta qui lui fait boire une potion salvatrice (2). Compassion gratuite de cet homme, qui dans la déréliction fiévreuse dans laquelle Goya se trouvait lors de sa maladie, a bordé son agonie, le tirant sur les berges de la vie. Ce tableau fait fonction d’ex-voto, dit Bonnefoy, c’est une action de grâce adressée à l’homme secourable.

La déréliction absolue du chien montre un retournement de la position de Goya. Il soulevait avec ses peintures noires la peau d’une réalité pleine d’illusions, découvrant sous le tapis, des angoisses où un Autre jouisseur régnait et n’allait faire qu’une bouchée du sujet pour l’éternité. Goya rencontre en ce point un Autre du langage qui se défait, ce défilage faisant apparaître la face obscure de l’Autre, sa face ‘père réel’, dont Freud nous a maintes fois indiqué l’opérationnalité dans la structure, en même temps qu’il nous en a montré les figures jouisseuses (dans Totem et tabou,dans Moïse et le monothéisme, dans Un cas de possession démoniaque au XVIIème siècle).

De cet Autre cruel, Goya en arrive à l’autre, au semblable, à celui digne de compassion de se retrouver devant le vide de sa propre existence. Et il est vrai que tout Autre s’évanouit avec ce chien. Nulle sorcière, Parque ou goule ne hantent plus les cieux au-dessus de la bête : le ciel demeure à son néant, déshabité de tout. Le monde s’est tu et ne bruisse plus des mille angoisses traversées par Goya. Cette néantisation va jusqu’à La Léocadia, femme en noir sous un ciel bleu. Elle est adossée à une pierre, la même que celle du chien voué à sa solitude, elle est sous un grand ciel et derrière la pierre, une grille, semblable à celles qui entourent les tombes dans les cimetières espagnols. Cette Léocadia est la compagne de Goya depuis 10 ans. C’est Léocadia Weiss portant les atours des veuves et tout le monde s’accorde pour dire qu’elle est accoudée à la pierre tombale du peintre.

La psychiatrie s’est parfois penchée sur la mélancolie possible de Goya (aujourd’hui trouble bipolaire) : une excitation de la jouissance, suivie d’un abattement, le cycle finissant sur la mort du sujet représentée en ce tableau. Parfois cette thèse est rejetée au profit d’épisodes dépressifs (3) : le second, dont je viens de parler – qui a suivi la maladie de 1819 et dont sont issus les œuvres noires – et un autre, antérieur qui eu lieu fin 1792 – suivant lui aussi une première maladie qui a laissé le peintre définitivement sourd – et qui donna la série Los Caprichos. Les caprices sont 80 planches de lithographies à forte teneur critique, on y voit, souvent, la source de ce qui sera l’art de la caricature. Les Caprices prennent le parti de la raison des Lumières contre tout obscurantisme subsistant dans les moeurs espagnoles du XVIIIème agonisant. Quelque chose de la déraison affleure donc en ces oeuvres, et va même, parfois, jusqu’à transpercer un thème qui se veut tout éclairé par le rayon la discursivité rationnelle de son temps. C’est en effet là, dans le sillage des hommes de science, que Goya se meut dans son siècle, et toute la série des Caprices, est à interpréter comme soulevant ce que l’Espagne gardait de vieilles superstitions antiques ou religieuses malgré l’avancée des idées des Lumières.

Pour en revenir aux œuvres noires, quant à moi, je préfère faire de cette crise qu’a traversée Goya, crise dans le sens de changement subjectif, le paradigme de la création vraie. C’est une rencontre avec le réel de sa propre jouissance, permise pour Goya par une déconstruction de l’Autre qui a accouché de son inconsistance, qui fut là à l’œuvre.

La cure analytique permet aussi ce parcours : regarder ce qui nous fait jouir pour notre malheur. Non pas réparer, comme le supposaient les kleiniens, non pas fortifier le moi comme le posent les tenants de l’Egopsychology, mais traverser le champ de nos angoisses pour que l’Autre tapis derrière les mots se taise à tout jamais. Et que l’autre, le prochain, ne soit plus gâté par le fait de supporter les grimaces de cet Autre que nous avons construit pour supporter une jouissance qui nous faisait peur.

NOTES :

(1) Bonnefoy Y. 2006. Goya, les peintures noires. Bordeaux. William Blake and C°.

(2) « Goya, en gratitude à son ami Arrieta : pour sa compassion et ses soins qui ont sauvé sa vie au cours de la maladie grave dont il a souffert fin 1819 ». Le tableau est au Minneapolis Institut of art.

(3) Dervaux A. La dépression dans la vie et l’œuvre de Goya (1746-1828). L’information psychiatrique 2007 ; 80 : 211-7.