Les Hommes aux loups.

Midi-Minuit 2006

Marie-Jean Sauret. « Les hommes aux loups », article du n°2 de la revue PSYCHANALYSE, Érès, 2004.

Lectrice : Luz Zapata-Reinert. De la mise en fonction de la singularité.

J’ai été très intéressée par toutes les remarques concernant la « singularité éclatante » (54) de L’Homme aux Loups et du paradoxe de cet « éclat ». Tu évoques, bien sûr, comment le texte de Freud ne cesse de « faire voler en éclats » les positions les mieux assurées et tu te demandes « de quoi est fabriqué ce « radical de la singularité qui maintient ouverte l’interprétation du « cas » envers et contre tout » (55). Il s’agit donc pour toi d’interroger ce réel, et la façon dont le savoir a tenté de le recouvrir, produisant par là l’aliénation de L’Homme aux Loups à un effet de sens produit dans la cure.

1. Dans cette exploration, tu fais une analogie entre le refus de la castration chez L’Homme aux Loups et la « forclusion de la castration » dont Lacan fait le ressort du lien social contemporain (77). De cette analogie, j’ai lu que s’en prendre, comme l’a fait Freud, aux assises de la structure du sujet (le S1 du refoulement originaire), revient à rendre impossible la subjectivation de la castration (75). Il en serait de même pour certains sujets dans notre lien social contemporain : sous l’emprise du savoir techno-scientiste qui évacue la singularité propre à la causalité psychique, le sujet contemporain, de même qu’ L’Homme aux Loups, se trouve privé du « génie de sa structure », l’empêchant ainsi « d’élaborer le type de solution qu’elle lui permet pour loger sa singularité dans un « vivre ensemble » habitable » (78).

Faudrait-il conclure que dans l’opération qui consiste à introduire la causalité psychique, ce que Freud a fait avec L’Homme aux Loups, on peut tomber dans l’extrême contraire, c’est-à-dire l’objectivation, comme la techno-science peut la produire aujourd’hui ? S’agit-il, comme tu l’affirmes, de « l’économie psychique du sujet du discours capitaliste », ou alors du sujet aliéné à un savoir, qu’il vienne de la science ou de la psychanalyse ? Et quel statut donner à cette aliénation ? Suffit-il d’un discours en place de maître pour rendre impossible la subjectivation de la castration ?

2. Universel, singulier, général, particulier.

Dans cet échec qui consiste à exclure la singularité tout en la visant, j’ai voulu lire les rapports entre l’universel et le singulier d’une part, le général et le particulier d’autre part, deux polarités traversées par l’axe de la détermination et de l’indétermination. Dans cette configuration, me semble-t-il, se situe l’oscillation de Freud, à laquelle fait écho l’oscillation de L’Homme aux Loups, et ce jusqu’à la rencontre de Karin Obholzer.

Du particulier tu indiques que seul lui est à la portée de la cure puisque Freud y situe la formation de symptôme que l’on peut expliquer, alors que le général relève de ce qui est probable de déduire à partir de nombreux cas, donc les mécanismes psychiques et les processus pulsionnels, selon Freud. (55) Dans « Les Psychonévroses de défense ».(1) Freud fait déjà une remarque similaire : dans l’élaboration de la théorie des névroses, il est nécessaire de distinguer les éléments qui peuvent être démontrés directement et ceux qu’il faut reconstituer : est démontrable directement la source d’où provient l’affect : le sexuel. Quant à ce qui produit son expulsion, il nous faut nous contenter de la reconstitution à partir de l’analyse des conditions de son retour.

En bon scientifique Freud se meut dans l’axe du particulier et du général qui est aussi celui de l’objectivation scientifique. Mais il reconnaît qu’il y a quelque chose dans ce cas de qui « échappe à toute représentation » et qu’il tente d’approcher en disant qu’il s’agit d’une « sorte de savoir difficilement déterminable, quelque chose comme une préparation à la compréhension » et dont seule l’analogie avec le savoir « instinctuel des animaux » vient à son secours.(2) Freud lui-même manquant du signifiant pour nommer le « réel », la mise en fonction du « singulier » ne paraît pas possible pour lui. Le « singulier » semble ainsi condamné à faire retour…

Passons à l’universel et au singulier : tu dis que chez Lacan « le général semble désormais accessible à travers l’universel de la structure, tandis que la singularité dénoncerait la prétention de toute visée de saisie exhaustive quant à la particularité du cas. » (55)

D’après cela, Lacan, lui, se meut dans l’axe de l’universel et du singulier, qui est celui de la subjectivité : il a non seulement renoncé à faire de la psychanalyse une science mais il a introduit une conception « discontinuiste » dans la psychanalyse. Ce qui échappe à la représentation n’est pas à chercher dans une analogie avec l’animal : il s’agit là d’un indicible, de quelque chose qui échappe à toute symbolisation. Est-ce que cela veut dire que Lacan a su élaborer les conséquences du réel au cœur du sujet afin de le mettre en fonction pour faire lien ?

À partir de là, le singulier n’est pas à expliquer, ni à décrire, il échappe à la généralisation et au particulier du cas. Mais sa mise en fonction permet de rejoindre l’Universel de la castration par la trouvaille d’une invention qui fait lien : je crois que c’est de cela dont il s’agit pour « retrouver le génie de sa structure » (78), d’où l’intérêt de la psychanalyse.

Seulement, ce que semble montrer le cas de L’Homme aux loups est que pour mettre en fonction cette singularité constitutive et indicible, il faut bien sûr l’appui sur la structure, mais il faut encore que le sujet dans son propre parcours d’analyse trouve à localiser cet indicible, à lui donner une signification à laquelle lui seul a accès. Je veux dire par là que pour mettre en fonction cette singularité il ne suffirait pas de faire une analyse, il faut encore trouver le « mot de passe ».

Le « mot de passe » est évoqué par Lacan dans sa conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel » (3) : « le mot de passe a cette propriété d’être choisi justement d’une façon tout à fait indépendante de sa signification… Le mot de passe est ce grâce à quoi, non pas se reconnaissent les hommes du groupe, mais se constitue le groupe. » Et ici, Lacan va établir un lien que je trouve étonnant, entre le « mot de passe » et le « mot d’amour » car il s’agit dans tous les deux de « quelque chose qui a plein de portée ». Et à Lacan de dire que le « mot d’amour » a quelque chose de stupide qui fait que, subitement on qualifie son partenaire sexuel « du nom d’un légume les plus vulgaires ou d’un animal des plus répugnant. » (Je suis souvent étonnée d’entendre les gens dire avec plein de tendresse : « mon choux », « ma puce », « mon loup », et même un ami qui, consterné, me dit un jour qu’il n’en pouvait plus d’entendre sa compagne l’appeler « mon bouchon » ! ! !.)

Cela, poursuit Lacan, « n’est certainement pas loin de toucher à la question de l’horreur de l’anonymat. Ce n’est pas pour rien que de telles appellations animales ou supports plus ou moins totémiques se retrouvent dans la phobie. C’est qu’il y a entre les deux quelque chose de commun. »

Est-ce que la rencontre avec Karin Obholzer, moment où tu situes « la passe » de L’homme aux loups, n’a pas été possible justement parce que c’était là « l’expérience » tant attendue pour mettre en fonction sa singularité ? Est-ce que « mot de passe » et « mot d’amour » se rejoignent ici pour L’Homme aux Loups ?

1 Freud, S. [1894] « Les Psychonévroses de défense ». Névrose, psychose et perversion. Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 6.

2 Freud, S. [1914 (1918b)] L’Homme aux loups. Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France , 1990. p. 118

3 Lacan, J. [1953] « Le symbolique, l’imaginaire et le réel. Des Noms-du-père, Paris, Seuil, 2005, p. 27 et ss.