Psychanalyse et Politique

13 décembre 2008

Assemblée de Paris : « Questions affines. Psychanalyse et politique »

Existe-t-il un rapport entre la psychanalyse et la politique ? Pour répondre à cette question nous pouvons d’abord dire que depuis l’invention de la psychanalyse par Freud, celle-ci s’intéresse à la politique de façon indirecte c’est-à-dire à partir de ses questionnements concernant le collectif. De la psychologie collective de Freud à partir de ses nombreux développements, en passant par « malaise dans la civilisation », jusqu’à la théorie du lien social de Lacan, nous trouvons une évolution conceptuelle et des éléments qui nous permettent de penser le rapport entre psychanalyse et politique.

Le « malaise dans la civilisation » actuelle apparaît au travers de ses différentes figures : l’exclusion, le racisme, la ségrégation, la violence etc, ne peuvent pas se réduire à leur dimension sociale. Le social obéit à une logique des manifestations collectives qui se soutiennent à partir de l’engagement de chacun et exigent que le sujet puisse contribuer par son acte.

Comment se nouent le particulier et le social ?

Nous commençons par une première question, celle de l’articulation entre le sujet individuel et le monde où il s’inscrit. Question posée très tôt dans la psychanalyse et qui constitue toujours un vrai problème : Comment l’inconscient, qui serait à la fois le plus intime et le plus ignoré en chacun est-il lié à l’état de la civilisation ? On ne peut en douter, dès lors que les symptômes qui affectent les sujets évoluent dans le temps et selon la culture. Nous dirons que c’est par le biais de l’idéal du moi, engendré par la transmission des valeurs, et directement en jeu dans l’opération du refoulement des pulsions condamnées, que l’inconscient de chacun n’est pas sans être fonction du discours général.

Freud n’a jamais cessé de repenser la question du malaise dans la civilisation en passant par des textes comme « Psychologie collective et analyse du moi » et « Le moi et le ça ». Pour Lacan la solution passe évidemment par le langage : avec son retour à Freud il a reconnu la nature langagière de l’inconscient freudien, mais il a aussi fait un autre pas qui postule l’efficience du langage sur le réel. Cette hypothèse part du principe que le langage, comme ordre propre à l’humain, s’inscrit dans le réel et le transforme. Difficile dans la psychanalyse de comprendre le lien de l’inconscient qui se déchiffre dans ses diverses formations avec la constance du symptôme, les répétitions de la conduite, les compulsions du désir, sans reconnaître que le langage, loin d’être comme on se l’imagine volontiers un moyen d’expression et de communication, est prioritairement un opérateur qui métamorphose le réel.

Dans le séminaire XVII, « L’envers de la psychanalyse », Lacan évoque le concept de « champ lacanien » et fait en même temps l’hypothèse de ce champ comme champ de la jouissance. Le concept de champ lacanien est solidaire de celui de discours. Avec ce terme, Lacan a complété sa série, ajoutant à la fonction du champ de la parole et du langage, l’ordre des discours. Il écrit les discours avec les quatre termes de la structure : La chaîne du langage (S1-S2), le sujet ($) et « a », effet du langage. Dans ce sens Lacan dit que les discours sont des modalités de lien social, c’est-à-dire que les rapports entre les êtres humains et les modalités du lien social impliquent dans chaque discours une régulation de la jouissance. Nous pouvons dire que la notion de discours chez Lacan signifie que non seulement l’inconscient est structuré comme un langage, mais que la réalité l’est aussi. La réalité est structurée par le biais du langage.

Lacan subvertit les rapports de la psychanalyse et de la politique montrant les articulations discursives qui ordonnent les liens sociaux. Il sortait du cercle restreint de la cure individuelle, et affrontait la question du collectif. Dans cette perspective les articulations entre psychanalyse et politique existent dans la mesure où cette dernière met en évidence les discours qui font le lien social. La dépendance du discours analytique aux autres discours montre qu’il se soutient de son rapport à ces derniers, fondamentalement au discours du maître.

Pour poursuivre le débat, il nous semble nécessaire de considérer qu’il n’y a pas de rapport direct entre psychanalyse et politique. Entre les deux discours et les deux pratiques, il existe d’abord un écart, des articulations et des médiations.

Cet écart fait référence au fait que la politique se définit par rapport au collectif. « La politique au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire d’être partie intégrante, inévitablement, et, parfois, partie prenante de luttes autour de valeurs et d’enjeux engagés dans l’organisation de la vie matérielle, économique, sociale des hommes et des rapports de pouvoir qui les lient et les opposent historiquement » (1). La politique se situe en tant que domination et gouvernement de l’ordre collectif. La psychanalyse, par contre en tant que pratique, vise le singulier et procède un par un.

LA POLITIQUE COMME DISCOURS DU MAITRE

La politique en tant que discours ne relève pas du discours politique, ni du discours sur la politique. En tant que discours du maître, c’est ainsi que Lacan l’introduit dans le champ freudien : « C’est au moins saillant chez Hegel, et tout spécialement illustré par lui, il était déjà manifeste que c’était au niveau du discours du maître qu’était apparu quelque chose qui nous concerne quant au discours, quelle que soit son ambiguïté, et qui s’appelle philosophie » (2). Il énonce les rapports entre psychanalyse et politique, et nous montre qu’il y a une équivalence entre le discours du maître et la politique. « S’en déduit néanmoins une sorte de perspective sur le politique qui conduirait à définir celle-ci comme l’activité humaine qui vise à convertir l’identification, l’amour, la crainte et /ou la confiance en obéissance et en assujettissement à des fins de captation, de rapt, de spoliation de plus de jouir » (3). Une des conséquences du lien entre le discours du maître et le discours de ou sur la politique, c’est que la politique est peut-être le lien social fondamental. Car la politique n’est pas un savoir, elle établit un lien entre un signifiant S1 et un autre S2, un lien qui fait que les corps parlants cœxistent ensemble malgré et avec la jouissance.

La politique comme vecteur du discours du maître nous montre qu’elle est politique de la loi, parce qu’elle est fondée sur l’exclusion du fantasme : « Il est le seul à rendre impossible cette articulation que nous avons pointée ailleurs comme le fantasme, en tant qu’il est relation du « a » avec la division du sujet – ($ poinçon a) » (4). Que veut dire cette affirmation incommode ? « le discours du maître exclut le fantasme » : nous pouvons dire que le discours du maître se fonde d’un non rapport entre le plus de jouir et le S1. Dans cette perspective, la loi en tant qu’arbitraire et obtuse c’est le S1, elle prétend énoncer des absolus valables pour tous. La finalité de la politique c’est de rendre effective, réelle, la justice dans la cité. Ainsi, la politique ne peut s’exercer qu’à partir des instruments de pouvoir pour en reproduire les conditions d’existence propres.

Analyser le lien social implique d’emblée de parler du discours, c’est-à-dire de la logique d’ordre du discours qui le détermine. L’enseignement de Lacan offre la possibilité de mettre à l’étude ce qui peut venir médiatiser les rapports du sujet à l’Autre social. Sa théorie de la discursivité opère un déplacement, tout en insistant comme le fait Foucault, sur le procès de production de chaque discours, qu’il s’agisse des faits, d’ « événements discursifs » (5) ou de nouvelles formes de subjectivité, la formalisation que propose Lacan a le mérite de révéler, à partir de l’introduction de la catégorie de jouissance, comment se nouent, dans chaque discours, les dimensions politique et économique.

Tout discours peut être compris comme un appareillage déterminant des formes de lien social (procès politique), le lien social fondé sur le langage. Ce lien langagier qui fait tenir les corps ensemble doit permettre au sujet de trouver à s’y loger tout en parvenant à régler son propre rapport à la jouissance. Le discours, en tant que dispositif de régulation de la jouissance, cherche à entraver cette dernière. Il assure sa pérennité en engageant les sujets dans un procès économique leur permettant de récupérer des bribes de jouissance.

« La jouissance introduite en creux par le signifiant, cette jouissance que le sujet perd à parler, va générer la ségrégation. « On » va se regrouper, on va se diviser, on va se déchirer autour des modes de jouissance, des modes de récupération de la jouissance compatibles avec son fantasme et le fantasme est par sa définition toujours singulier » ((6).

Il pourrait être tentant de rapporter le fonctionnement politique au régime du discours du maître avec ses différentes figures de maîtrise : « économique, politique et religieuse ». Les divers modes de protestation comme les grèves, la mobilisation sociale et le regroupement face à différents discours religieux, manifestent un type d’objection, de mise en échec du commandement de ce discours. Le symptôme d’une collectivité peut être considéré comme la protestation des sujets contre la tentative d’homogénéisation, produite à partir d’un lien social dans lequel la consommation et la présence des semblants poussent à l’uniformisation. Cependant le discours du maître s’avère insuffisant pour rendre compte de la politique dans le lien social contemporain.

Comme le remarque S. Askofaré : « d’une part, pas de symptôme sans discours – et plus précisément, pas de symptôme sans discours du maître – mais aussi d’autre part, le symptôme est relatif au discours sous-entendu : les formes de symptôme sont déterminées par les types de discours et les figures du maître qui y saturent la fonction du semblant ». (7) L’inscription du symptôme dans le social dans sa fonction d’exception, s’avère corrélative de la logique d’ordre dont chaque discours se supporte. Dans cette perspective, nous allons partir du discours du maître précisant les caractéristiques ainsi que les enjeux et conséquences de l’équivalence du discours du maître et de la politique.

L’enseignement de Lacan nous montre les modifications décisives dans l’économie du discours du maître. Ces modifications sont les conséquences de l’émergence et de la domination du discours de la science. Il nous semble nécessaire de savoir comment ce discours du maître et celui qui en est l’agent s’intéressent au savoir. De quelle façon s’opère le déplacement du « désir que ça marche » au « désir de savoir » ? Lacan répond à la question en disant : « Comment le philosophe est-il arrivé, a inspiré au maître le désir du savoir » (8). Le savoir ne se réduit pas uniquement à la science mais le rapport du discours du maître à la science est l’essentiel du rapport du discours du maître au savoir. « …S2, qui se spécifie d’être, non pas savoir-de-tout, nous n’y sommes pas, mais tout-savoir. Entendez ce qui s’affirme de n’être rien d’autre que savoir, et que l’on appelle, dans le langage courant, la bureaucratie. » (9)

Dans cette perspective, différentes écritures du discours du maître se constituent comme tentatives de formalisation des incidences de la modification du statut du savoir initié par la science dans le politique : Discours du maître antique, discours universitaire et discours capitaliste. Pour poursuivre notre analyse nous allons considérer d’abord les rapports de la politique et la science moderne, et leurs conséquences au niveau du lien social.

La politique moderne est irréductible à la seule figure du discours du maître. Parce que l’incidence de la science a marqué une rupture par rapport aux formes antique et classique des rapports sociaux.

Nous pouvons apercevoir que la science est liée à l’Etat à travers diverses institutions : l’armée, et l’université. La politique, au travers des appareils d’Etat, s’intéresse à la science qui participe ainsi à la reproduction de l’instrumentalisation (guerre), la domination (économie, éducation) et soutient ainsi l’idéologie en place. En ce qui concerne l’Armée, nous observons qu’il y a une restructuration des militaires dans les domaines de planification, logistique, entraînement, doctrine, stratégie, renseignement et équipements militaires. La technique alliée à la science mène à une technicisation croissante de l’action politique.

Dans cette perspective la transformation de la politique a évolué d’une pratique qui orientait et définissait des objectifs précis, vers une pratique qui suit les changements de la société, et essaye de réguler les progrès technoscientifiques. La politique moderne dépend de la science, de ses principes d’analyse et d’universalisation : le nazisme, l’impérialisme, la démocratie représentative, le discours capitaliste, résonnent comme des modèles.

Cette orientation nécessite de préciser l’articulation entre le discours de la science et le politique. « Je ne dis pas la politique c’est l’inconscient, mais tout simplement l’inconscient c’est la politique » (10). Mettons en relation cette formule avec une autre : « Je ne sais pas si vous remarquez que la police dont Hegel pose fort bien que tout ce qui est de la politique s’y enracine et qu’il n’y a rien de la politique, qui ne soit enfin au dernier terme de réduction, police pure et simple, que la police n’a que ce mot à la bouche : « Circulez ! ». » (11) Conjoindre les deux citations permet de comprendre l’articulation entre la science et le politique aujourd’hui.

Nous posons la question suivante : Qu’en est-il de la rencontre entre le discours montant de la science comme mode de savoir et le politique, lieu de S1 principe d’universalité ? Lacan l’énonce : « L’idée que le savoir puisse faire totalité (…) est immanente au politique en tant que tel. » (12). Cette idée résulte d’une formation de l’inconscient, en tant que discours du maître. L’idée de totalité utilisée en politique vient du savoir scientifique qui, lui, décomplète le réel. Donc, dès qu’une avancée scientifique émerge aujourd’hui, elle tend à devenir un savoir universel à partir du moment où elle est reprise et instrumentalisée par la politique. Dans cette perspective nous pourrions dire que l’appareil d’Etat, à travers ses institutions comme l’Armée, mène la guerre. L’armée s’est développée considérablement depuis un certain temps, en utilisant la formation, la technologie, et la stratégie militaire.

La méthode scientifique est étrangère à la logique de l’inconscient. L’inconscient comme machine à donner un sens global est strictement antagoniste avec la science en tant qu’elle fabrique du hors sens et met au jour un réel hors sens.

Quand le politique s’articule à la science pour en faire un discours, n’importe quel élément du réel déchiffré par la science se met à faire sens, à avoir vocation totalitaire, c’est-à-dire à fonctionner comme S1, comme impératif d’organisation sociale. Le discours du maître était ancré dans l’inconscient à partir des S1 paternels anciens. Cette articulation historique entre science et politique nous montre qu’à partir du moment où le discours de la science est relayé et rencontre le discours de l’inconscient, l’inventivité de la science va proposer de se mettre en position de S1 totalisateur des signifiants pouvant alors s’avérer complètement délirants. Ce n’est pas le savoir en tant que tel qui est délirant, c’est de lui faire jouer ce rôle de déchiffrement totalisateur.

« Tout ce qui est politique s’enracine dans la police » précise que ce savoir, pour faire totalité, nécessite la police pour gérer les masses humaines. Nous pouvons compléter cette thèse par une autre citation, elle aussi de Lacan, qui définit la politique par l’injonction « Circulez ». La circulation s’effectue à partir d’un savoir quelconque mis en position de S1, un savoir quelconque pourvu qu’il soit labellisé scientifiquement, c’est-à-dire produit par l’investigation d’une modalité de discours se définissant par un certain nombre d’éléments dont l’un est la réduction de la vérité à « vrai ou faux ».

1. Albert Azoulay, Art et politique, Intervention « Association IFLF », mai 1997, inédit.

2. Lacan J, Le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris ; seuil, 1991, p 20.

3. Askofaré S, Politique, science et psychanalyse, De « l’aversion de la contingence » à une « politique du symptôme » Revue de psychanalyse N 2, Ecole de psychanalyse des Forums du champ lacanien, Paris, mars 2005, P 98

4. Lacan J, Le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris ; seuil, 1991, p 124 5.« Lorsque, dans un groupe d’énoncés, on peut repérer et écrire un référentiel, un type d’écart énonciatif, un réseau théorique, un champ de possibilités stratégiques, alors on peut être sûr qu’ils appartiennent à ce qu’on pourrait appeler une formation discursive. Cette formation groupe toute une population d’évènements énonciatifs. Elle ne coïncide évidemment pas, ni dans ses critères, ni dans ses limites, ni dans ses relations internes, avec les unités immédiates et visibles, sous lesquelles on a l’habitude de regrouper les énoncés » . Foucault M, Sur l’Archéologie des sciences. Réponse au cercle d’épistémologie. Cahiers pour l’analyse, 9, Généalogie des sciences, été 1968, 9- 40, in Dits et Ecrits, I, NRF, Paris, Gallimard.

6. Sauret M J, Psychanalyse et politique PUM, Toulouse 2000, p121

7. Askofaré S, Les formes contemporaines du symptôme. Ed, Pas tant, 34, décembre 1993, p3-4. 8. Lacan J, Le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris ; seuil, 1991, p 24

9. Ibid, p34

10. Jacques Lacan, Le séminaire La logique du fantasme, leçon du 10 mai 1967,inédit.

11. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I. (1974-1975), texte établi par Jacques Alain Miller, 13 mai 1975, Ornicar, Bulletin périodique du champ freudien, N°5, Hiver 75-76

12. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, paris, Seuil, 1991, p 33.