Les ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose

Midi-Minuit 2006

Geneviève Morel. Les ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose. Anthropos, 2000. voir

Lecteur : Jacques Marblé. Les ambiguités sexuelles.

Je voudrais tout d’abord remercier Geneviève Morel pour le plaisir « supplémentaire » que m’a procuré la lecture de son livre : en effet il m’a rajeuni. Je m’explique. Lorsque j’ai découvert à la fin de mes études de médecine le nom de Lacan, et que je me suis heurté comme beaucoup à un premier abord incompréhensible de Lacan, j’ai cherché des livres sur Lacan. J’ai trouvé des auteurs comme Anika Lemaire ou Joel Dor, puis suis finalement revenu me coltiner Lacan dans le texte. Mais j’aurais bien aimé à l’époque tomber sur un livre comme le votre. Car le premier aspect de votre livre qui m’a frappé, c’est son coté didactique. Des notions très compliquées, en tout cas pour moi, comme le pousse à la femme, les formules de la sexuation, la logique aristotélicienne, ou des expressions lacaniennes rebatues mais néanmoins problématiques comme « La femme n’existe pas », l’autre jouissance, le sinthome, prennent tout à coup sens du fait d’un déploiement toujours bien arrimé, articulé et déployé. Je pense qu’on pourrait tout à fait conseiller votre livre à un lecteur débutant mais néanmoins exigeant qui le prendrait non seulement comme l’étude des ambiguités sexuelles avec Lacan mais aussi comme l’étude de Lacan avec les ambiguités sexuelles, à prendre comme fondement de la clinique pour rappeler là aussi un titre ancien de Paul Bercherie. Il y a dans votre livre de la « vulgarisation noble » pour reprendre l’expression utilisée par Bergson en 1932.

Mais votre livre vient aussi questionner des idées en passe de devenir communes comme le troisième sexe, l’identité de genre ou la prétendue futilité des femmes. Il est aussi polémique qu’exigeant et me ramène là-aussi à mes études de psychiatrie lorsque les états-limites tenaient lieu de fourre-tout nosologique. Cette idée de troisième sexe pourrait bien après tout, comme les états-limites, suffire mais, avec Lacan, vous ne vous en satisfaites pas, ce qui n’est pas une raison pour rester dans les oppositions signifiantes binaires. Mais quoi de plus limite, de plus questionnant sur le sens de la limite même que le transsexualisme ?

Des notions cliniques et thérapeutiques apparaissent d’un coup lumineuses, mais aussi des faits plus sociologiques : la misogynie par exemple dont vous dites que « même un sujet qui a fait une analyse et a reconstruit les étapes de sa sexualité infantile surmonte difficilement ce préjugé ». « C’est que les cicatrices des croyances infantiles, bien que dépassées part le sujet, ont tellement contribué à la construction de son rapport avec l’autre sexe, qu’elles restent liées à ses modes de jouissance » expliquez-vous. Il faut donc à l’homme traverser son fantasme pour dépasser ce préjugé misogyne lié à l’angoisse de castration et à la fiction, infantile mais structurale, de la femme châtrée…

Les blagues sur les blondes ont donc encore de beaux jours, mais quant à la futilité qu’on réserve en général à la femme, vous soulignez que Lacan la met plutôt du coté de l’universel (terme qui chez Aristote appelle l’inconsistance) soit du coté de l’homme tout-phallique « au point qu’il faille le soutenir d’une existence qui le nie ». En effet, l’universel de l’homme tout-phallique, soumis entièrement à la loi de la castration contrairement à la femme, s’appuie sur l’existence du père qui est une exception à cette loi. Lacan arrache les femmes à l’universel en les considérant une par une comme singulières, réelles parce que pas totalement inscrites dans la fonction phallique.

Vous expliquez d’ailleurs de manière nouvelle pour moi comment Lacan essaie d’utiliser la logique aristotélicienne dans ses butées pour saisir la notion du pas-tout non pas du coté d’un système universel dont on ne sortirait pas en définitive ou du coté du quelque en traduisant la quatrième proposition d’Aristote « pas tout homme se porte bien » par « quelque homme ne se porte pas bien », mais plutôt « en mettant en perspective les restes, les impasses, les déchets de cette formalisation pour obtenir une logique du pas-tout qui ne serait pas un système mais une suite de points d’impossibilité et de paradoxes à recueillir précieusement. »

L’inexistence de la femme, dit comme cela, éclaire pour moi la locution fameuse de Lacan « La femme n’existe pas », mettant en lumière ce que, de manière cliniquement palpable, les femmes disent parfois de leur vécu, ce qui nous ramène à des discussions tenues à Biarritz en juin dernier sur le féminin. Vous écrivez que, contrairement à l’homme, qui a le père pour lui transmettre la virilité, la femme ne peut compter sur la mère pour lui transmettre sa féminité. Pas de signifiant de la femme dans l’inconscient, pas de théorie sexuelle infantile de la féminité : « la part non phallique de la jouissance féminine n’a pas d’inscription inconsciente, en ce sens, et en ce sens seulement, la femme n’existe pas ». Ainsi la femme double, toujours étrangère à elle-même comme le dit Lacan dans le Séminaire V, se retrouve-t-elle sans partenaire clairement établi, celui-ci ne se laissant ni identifier, ni unifier, d’où ce sentiment de vide qui serait le vrai signe de l’Autre…

Vous mettez en outre en valeur des points cruciaux comme le moment de la découverte de la différence des sexes fréquemment gardé en mémoire sous forme de souvenir écran, matrice d’un futur délire de changement de sexe dans la psychose, moment de vérité dans la névrose, ou la vengeance de la femme trahie tentée par le rôle de Médée.

En ce qui concerne le transsexualisme, vous répondez à une importante question thérapeutique (pages 256 et 282) lorsque vous écrivez que deux questions se posent dans la pratique : doit-on, dans les cas où le pousse à la femme n’objecte pas à l’identité sexuelle choisie, explicitement sur le plan du moi, par le sujet, encourager cette solution au problème de la sexuation ? et d’ailleurs le pousse à la femme peut-il être une solution à la recherche de l’identité sexuelle ? Vous répondez à la fin du chapitre que cela est lié à l’endroit (l’invention du signifiant « La femme » selon que le sujet soit paranoïaque, mélancolique ou schizophrène) et l’envers de ce pousse à la femme (le signifié de la métaphore délirante soit la jouissance féminisante à distinguer de la jouissance féminine pas-toute phallique) chez le sujet psychotique qui ont parfois des destins variables, l’envers ayant un lien avec la pulsion de mort. Mais de plus le pousse à la femme comme solution ne peut pas être encouragé chez l’homme du fait de l’insupportable de la féminisation lorsqu’existe une protestation virile pas plus que chez la femme où il peut entrainer des conduites masochiques ou de prostitution. La réponse ne peut être que la construction d’un sinthome.

Questions

 Vous présentez des cas de transsexualisme qui relèvent de la psychose, pensez-vous possible un transsexualisme hors la psychose ?

 A partir de la logique du sinthome dans la psychose telle que vous la présentez, c’est-à-dire à partir des ambiguités sexuelles, quid du sinthome dans la névrose ou la perversion pour vous ?

 Seriez-vous d’accord pour faire un parallèle entre transsexualisme et anorexie mentale lorsque l’un pousse à son terme réel le franchissement de la limite du sexe et l’autre de la limite de la mort, entre symptôme et acting out comme l’écrit Fabienne Guillen dans le dernier numéro de la revue Psychanalyse, l’un et l’autre refusant une incarnation de la jouissance phallique, l’un voulant se débarrasser de son sexe, l’autre carrément de son corps ?