Midi-Minuit 2006
Roland Gori et Marie-José Del Volgo. La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence. Denoël, collection L’Espace analytique, 2005.voir
Lecteur : Jean-Pierre Drapier
L’envers de l’Envers.
Exercice difficile que celui demandé aujourd’hui par Anne Le Bihan au sujet de l’ouvrage de Roland Gori et Marie-José Del Volgo. Pendant et après la lecture mes bras et donc mon stylo en sont tombés manifestant le symptôme de procrastination dans lequel mon mental était lui-même tombé : dans un livre aussi foisonnant allant du politique au plus intime, de la psychanalyse à la médecine, à la philosophie, à la sociologie, qu’est-ce que j’allais bien retenir, au risque de laisser tomber tout le reste ? Et dans le fond c’est un tout petit bout que j’ai retenu et qui me permettra, je l’espère, de m’introduire au vif de votre propos.
Ce petit bout c’est le syntagme que vous créez (ou reprenez de Georges Camghillem je n’ai pas bien saisi et vous nous éclairerez là-dessus) de « maladie du malade » c’est-à-dire la maladie que « le sujet éprouve, rêve et exprime…/… (et) qui se distingue radicalement de la construction médicale de la maladie ». Bref, une « maladie du malade » différente de ce que nous pourrions qualifier de « maladie du médecin ». Or, c’est celle-ci qui vient à faire oublier celle-là, à se substituer à elle dans une métaphore (maladie du médecin/maladie du malade) dont le produit est l’expropriation du corps du malade par le corps médical et la forclusion du sujet et de son économie subjective.
Seriez-vous d’accord pour considérer valable une généralisation de ce processus de la maladie au symptôme, en particulier au symptôme tel que l’entend la psychanalyse ?
Pour la psychanalyse, le symptôme est à la fois la marque énigmatique, à déchiffrer comme un hiéroglyphe et le compromis de deux motions opposées (apport de Freud) et donc tout autant (apport de Lacan) un supplément de jouissance, une manière pour le sujet d’objecter au « faut que ça tourne » du Maître par un « faut que ça cloche » permettant au sujet d’ex-sister pas tout pris dans le discours du Maître.
Le symptôme est aussi ce qui vient pallier le ratage dans la structure tout en le dénonçant : il est la marque du ratage et aussi bien ce qui fait tenir les trois registres du Réel, du symbolique et de l’imaginaire. Il est une suture et en tant que telle une solution propre à chaque sujet.
Le psychanalyste averti de la valeur d’ex-sistence et de jouissance du symptôme sait que c’est quelque chose qui ne peut que résister et avec lequel lui-même et le sujet « doivent faire », justement pour « faire autrement », et qu’un peu de jouissance soit lâchée. Le psychanalyste doit « faire avec » cette solution propre à chacun alors que thérapies comportementales et neurobiologie visent à le défaire par son homogénéisation et sa désubjectivation.
Homogénéisation et désubjectivation qui font passer le symptôme du champ de l’économie subjective à celui de l’économie politique dans ce que vous appelez notre « culture américano-centripète » et que l’on pourrait peut-être appeler capitalisme sans frein. En effet, TCC et neurobiologie en opérant le formatage du symptôme permettent de le faire pénétrer dans le circuit des biens échangeables, d’acquérir une valeur d’usage et une valeur d’échange – bref de devenir une marchandise comme les autres. Ainsi échangeons tel symptôme contre tel médicament (« ils sont beaux mes psychotropes ») ou telle thérapie brève (« choisissez dans nos rayons bien fournis »). Une marchandise contre une autre et finalement contre l’équivalent général des marchandises : l’argent. Il s’agit en quelque sorte de socialiser la jouissance du symptôme en la faisant sortir du circuit privé de la jouissance du sujet pour la faire rentrer dans le circuit de la jouissance du capitaliste. On pourrait exprimer les choses encore plus radicalement : faire de la plus-value avec le plus de jouir.
Je pense que vous serez d’accord pour dire que les TCC aussi bien que les réductions neurobiologiques sont tout à fait congruentes à cette transformation du plus de jouir en plus-value alors que la psychanalyse est une empêcheuse de tourner en rond qui objecte, par son existence même, à cette transmutation du vil plomb en or. Cela suffirait à expliquer la promotion des unes alors que la psychanalyse, après le marxisme, est vouée aux gémonies et l’objet de toutes les attaques. Attaques dont vous démontrez la malhonnêteté scientifique : il ne s’agit plus de questionner la validité (d’un concept, d’un diagnostic ou d’une nosographie) mais sa fiabilité c’est-à-dire promouvoir la concordance formelle qui permet la construction ad libitum de nouvelles entités. Et donc l’usage de nouvelles molécules ou l’usage nouveau de molécules anciennes : les antidépresseurs ont ainsi trouvés de nouveaux débouchés chez le névrosé obsessionnel ou le psychotique ainsi que chez l’enfant grâce aux T.O.C. et au long cours chez l’ex-déprimé grâce à la prévention des rechutes.
Pour se permettre cela il fallait évacuer et le sens et la fonction du symptôme pour revenir à « une conception déficitaire du symptôme », selon une de vos expressions. Ce retour en arrière qui ouvre la voie à la marchandisation et à une perte de la dimension humaine peut se parer des couleurs de la science et de la liberté, il n’en reste pas moins un retour vers l’obscurantisme.
Je conclurai ainsi : « il faut avoir lu ce recueil, et dans son long, pour y sentir que s’y poursuit un seul débat, toujours le même, et qui, dût-il paraître dater, se reconnaît pour être le débat des lumières ». C’est ce qu’écrivait Lacan en 1964 en quatrième de couverture de ses « Ecrits » : cela conviendrait fort bien pour la votre.
