Le robinet de Piaget

Octobre 2013.

Présence de la psychanalyse à Bordeaux : l’angoisse et le réel dans la cure analytique.

Lectures commentées.

Dans la leçon du 12 juin 1963 du Séminaire Livre X, L’angoisse, Lacan reprend la question de l’objet cause du désir, qui n’est pas l’objet du désir.
Je le cite : « Dans tout évènement du a comme tel, l’angoisse apparaît dans son rapport au désir de l’Autre, mais son rapport au désir du sujet, quel est-il ? Il est situable sous la formule que j’ai avancée en son temps en vous disant que a n’est pas l’objet du désir que nous cherchons à révéler dans l’analyse, il en est la cause. ».
Le sujet se constitue dans l’Autre par l’angoisse et c’est de cette relation que le désir peut trouver une possible émergence. Dans le champ de la clinique, le symptôme qui témoigne de la présence de l’objet a, permet d’effectuer ce travail de recherche.
La question de la cause intéresse au plus près tous les professionnels qui reçoivent des enfants. Mais quelle est la question que le professionnel se pose quand il travaille auprès d’un enfant ? Pour un clinicien de la parole et du sujet orienté par la psychanalyse, la question et les enjeux sont-ils les mêmes que pour un clinicien de l’écoute et de l’observation ?
Lacan montre qu’à ne pas se poser la bonne question, confondre savoir et connaissance, sujet de la parole et objet du chercheur, on peut rater l’essentiel de ce pour quoi on s’est engagé dans telle recherche. Il va prendre l’exemple de recherche présentée par
Piaget dans son livre Le langage et la pensée chez l’enfant3 paru en 1923 et qui continue de faire plancher les étudiants en psychologie, mais pas seulement eux.
On peut dire que Piaget comme Lacan se confrontent à la question du réel et à son traitement. Piaget recherche à l’appui de la science et des mathématiques. Comment apparaît l’intelligence chez l’enfant ? Quelle cause va permettre que l’intelligence de l’enfant suive une évolution ? En d’autres termes se développe ?

Pour Lacan, dont l’hypothèse de travail et la perspective sont structurales (et non développementales) la voie d’accès au réel est l’angoisse, ce qu’il démontre dans ce séminaire.
« La fonction de la cause est repérable dans les données premières du champ où s’est engagé la recherche, c’est à savoir le champ du symptôme »4 notamment celui de l’obsessionnel en tant que le a indique que « ça fonctionne ». Lacan prend l’exemple, « Va
faire ceci ou cela, va vérifier que la porte est fermée, ou le robinet… ». Quand l’obsessionnel ne peut réaliser les actes compulsifs, les gestes commandés par ses voix intérieures, l’angoisse apparaît.
Le traitement comportementaliste se fixe sur le caractère spécifique de l’obsession pour l’éradiquer, mais le sujet résiste et le symptôme se déplace. La clinique analytique avec Lacan vise à permettre au sujet de reconnaître que « Ça fonctionne comme
ça », reconnaissance permettant au sujet d’en parler et permettant à l’analyste d’entendre : « (…) ce que nous pouvons appeler le non-assimilé du symptôme, non assimilé par le sujet ».
Cette reconnaissance c’est l’existence d’une cause à ça, une cause du désir. Lacan précise encore « Pour que le symptôme sorte de l’état d’énigme encore informulée, le pas à faire n’est pas qu’il se formule, c’est que dans le sujet se dessine quelque chose tel qu’il lui est suggéré que il y a une cause à ça ». La cause est placée du côté du sujet, en cela il se distingue de Piaget qui lui veut que ça se formule.
« Cela est impossible à articuler si nous ne manifestons pas la relation radicale de la fonction de a, cause du désir, à la dimension mentale de la cause ». C’est quelque chose de cet ordre que Piaget n’entend pas dans sa recherche auprès des enfants. Nous allons le voir plus loin.

Dans la Critique de la Raison Pure, Kant évoque la question de l’esthétique transcendantale. Lacan s’y réfère, il parle de la sensibilité, du monde sensible qu’il conteste pour annoncer son « éthique transcendantale ». A partir du Dictionnaire des notions philosophiques et de l’Encyclopédie Larousse11, j’ai cherché à préciser certains points philosophiques évoqués par Lacan.
La théorie de Kant est une théorie des connaissances, elle se distingue des théories classiques se référant à Dieu. Il questionne le fondement objectif de la science, de la connaissance et du savoir. Kant se pose cette question : Comment la connaissance est-elle
possible ? Pour Kant, deux écueils sont à éviter. D’une part un dogmatisme empirique fondé sur le support des expériences, base de la science expérimentale qui donnera naissance aux sciences cognitives. D’autre part, l’écueil d’un rationalisme mathématique qui expliquerait tout par la méthode déductive, la raison et les concepts mathématiques.
Donc ni l’expérience seule conduisant à des généralités dont on ne peut conclure sur une loi, ni l’entendement qui est la faculté de créer des concepts à partir de phénomènes observés et pensables permettant de créer une science objective, ne construisent
la connaissance. Il faut la sensibilité permettant de passer de l’une à l’autre, la sensibilité c’est l’espace et le temps en tant que catégories a priori de l’intuition sensible. Ce que réfute Lacan. Dans L’encyclopédie Larousse : « La sensibilité est la capacité à recevoir des représentations quand nous sommes affectés par des objets extérieurs ».
La transcendance par l’espace et le temps ouvre l’accès à la pensée pour construire et comprendre le monde physique avec ses règles mathématiques. Pour Kant, « La transcendance est un lieu, un inconnu, un inconnaissable qui vaut comme ce qui n’est pas  dans le monde ». Et dans L’encyclopédie Larousse : « Transcendantal est ce qui se dit de ce qui se rapporte aux conditions a priori de la connaissance ».
Pour Kant, la connaissance ne se résume pas à l’expérience seule, ni aux concepts et catégories, il y faut l’inscription de l’homme dans l’espace et le temps pour que la pensée y ordonne un sens et explique le phénomène observé.

Que dit Lacan ? « L’espace n’est pas un trait de notre construction subjective au-delà de quoi la chose-en-soi trouverait, si l’on peut dire, un champ libre mais que l’espace fait partie du réel. » et : « Cette catégorie (de la cause), j’entends la transférer du domaine que j’appellerai, avec Kant, l’esthétique transcendantale, à ce que j’appellerai si vous voulez bien y consentir, mon éthique transcendantale. », il ajoute « J’extrais la fonction de la cause du champ de l’esthétique transcendantale, celle de Kant. ». On peut dire qu’il reprend la catégorie de la cause là où Kant l’avait laissée, il dit : « Il conviendrait, dirai-je, que les
philosophes fissent leur travail, et osent formuler quelque chose qui vous permettrait de situer vraiment à sa place, l’opération que je vous indique en disant que j’extrais la fonction de la cause du champ de l’esthétique transcendantale, celle de Kant. ».
Kant présente l’espace et le temps (intuition sensible) comme les bords de l’expérience qui décrit la réalité, bords de la pensée humaine, rationnelle, pensée qui transcende le champ de l’expérience. Pour Lacan, l’espace fait partie de l’inconscient en tant
qu’il est réel et qu’il est structuré comme un langage. En tant que réel, il participe du nouage avec le symbolique et l’imaginaire.
Le point de butée chez Kant est le concept d’a priori et de transcendance.
L’intuition sensible, Kant la situe au niveau de la pensée et de la volonté. L’hypothèse de l’inconscient n’est pas posée. Lacan dit : « C’est trop peu dire que ce soit un recours à l’intuition qui la fasse subsister (la notion de la cause). Je prétends que c’est à partir du réexamen que nous pourrions en faire depuis l’expérience analytique que toute critique de la  raison pure mise au jour de notre science pourrait se faire. ». C’est ce que j’entends pour ma part quand il évoque « son éthique transcendantale ».
La science ne peut se désigner comme science, un ensemble se définit à partir de ce qui lui est extérieur. La science se fonde sur les déterminismes, le raisonnement hypothético-déductif de cause à effet, en écartant tout ce qui ne répondrait pas aux critères
scientifiques prédéfinis. La psychanalyse se fonde sur l’indétermination du sujet, elle vient interroger ce que la science rejette, elle occupe cette place qui empêche la science de se penser Toute.
Marie-Jean Sauret dit que se dégagent « deux voies d’accès au réel : la science car il y a toujours quelque chose qui vient faire butée au réel et qui pousse le scientifique à la recherche et l’angoisse qui fait butée au savoir et qui confronte le sujet au réel de ce qu’il est ». Ces deux voies peuvent être inconciliables du fait d’une science qui ne prend pas en compte le primat de la parole, l’hypothèse de l’inconscient et la promotion du symptôme. Lacan dit : « L’objet a est antérieur à toute phénoménologie ». L’objet a comme cause primordiale et comme reste de la construction subjective va être impliqué dans la constitution du symptôme, résultat sous l’effet du désir.
Ainsi le désir est un effet comme manque d’effet dans le sens où la cause primordiale ne suppose aucun effet d’où le gap, la faille, évoquée à plusieurs reprises pour indiquer qu’à toujours vouloir combler le trou du savoir, on le manque. Je cite le passage : « Aussi bien à mesure qu’elle s’achève, l’explication de quoi que ce soit aboutit à n’y laisser que des connexions signifiantes, à volatiliser ce qui l’animait dans son principe et qui vous a poussé à chercher ce que vous ne compreniez pas, à savoir, la béance effective. Il n’y a pas de cause qui n’implique cette béance »21. Entre connaissance et savoir il y a la place pour qu’un sujet désirant puisse émerger. La connaissance est un remplissage, le savoir du sujet une ouverture sur la béance.

Qui est Piaget ?
Psychologue (1896-1980), contemporain de Freud (1856-1939) et de Lacan (1901-1981), il est biologiste, logicien, il s’est intéressé à la psychologie du développement et à l’épistémologie. Il a créé en 1955 le CIEG : Centre international d’épistémologie génétique, il est à ce moment-là professeur de psychologie expérimentale. Il a une question qui fait son axe de recherche : Comment se développe l’intelligence chez l’enfant ? Sa passion a été l’étude des mollusques. Il a été successivement professeur de psychologie, de sociologie, de philosophie des sciences, d’histoire de la pensée scientifique et directeur du bureau international d’éducation. Comme le dit Lacan lui-même, Piaget « est loin d’être un sot ».
Piaget est un constructiviste, théorisant que l’intelligence se développe par stades successifs en suivant un processus de maturation où se succèdent l’assimilation, l’accommodation pour aboutir à l’adaptation au monde environnant, je ne détaille pas. On peut entendre comment ces signifiants sont répétés aujourd’hui, dans le champ de l’éducation notamment avec ceux de « Comportement », « Troubles » et « Dys-quelque chose ». Les recherches piagétiennes obturent ce qui devrait être l’opportunité de travail clinique auprès des enfants, chez des pédagogues, éducateurs et psychologues qui continuent de trouver leurs références du côté de Piaget pour les « adapter » aux exigences actuelles quelles qu’elles soient.
Nombreux sont les parents, les enseignants, les psychologues, qui ne fassent pas régulièrement référence aux concepts de Piaget. Les uns pour évoquer les difficultés qu’ils rencontrent avec leurs enfants « Il assimile pas… », les autres pour y trouver les
réponses « Oui, il n’arrive pas à s’adapter, c’est certainement la dyspraxie, le manque de concentration, l’hyperactivité… ».

(Le livre auquel se réfère Lacan est préfacé par Georges Miller, donc d’une autre édition.) Dans la préface de l’édition 1923, Edouard Claparède éclaire sur ce que Piaget nomme la « méthode clinique » qui consiste à laisser parler l’enfant : « En suivant l’enfant dans chacune de ses réponses, puis, toujours guidé par lui, en le faisant parler de plus en plus librement, on finit par obtenir dans chacun des domaines de l’intelligence un procédé clinique d’examen analogue à celui que les psychiatres ont adopté comme moyen diagnostic ».
Quand on poursuit la lecture, on dresse un peu plus l’oreille : « Cette méthode est un art, un art d’interroger, … elle analyse les moindres affirmations des petits sujets, j’allais dire les moindres sécrétions de leur cerveau … elle serre la pensée fuyante, elle la
débusque, la poursuit, la traque, jusqu’à ce qu’elle ait pu la saisir, la disséquer et étaler au grand jour l’énigme de sa structure ». L’hypothèse biologiste et organiciste est toujours présente sur son versant « naturel », quant aux « petits sujets », ce sont les enfants instrumentalisés à fins d’isoler la structure épistémologique de ses connaissances considérées sur le seul versant rationaliste.
Claparède ne manque pas d’éloges pour Piaget, « C’est un biologiste de race (…), il s’est fait un nom dans une branche spéciale de la zoologie des mollusques ». Il conclut sa préface « Nous qui sommes témoins depuis deux ans de l’habileté consommée avec
laquelle notre collègue a su utiliser, canaliser, diriger, les jeunes forces de nos élèves pour rabattre le bon gibier que ce livre nous sert magistralement accommodé, nous pouvons et nous devons lui dire ici notre sincère admiration. ».
Les récits, les expériences sont en de nombreux points comparables à ce que nous rencontrons aujourd’hui dans les enseignements scolaires et universitaires scientistes. La base est toujours la même : recueil de données, tableaux, statistiques, conclusions. La lecture est fastidieuse mais non sans intérêt quant à reconnaître ce que devient l’enfant dans ces histoires et surtout ce qu’il est fait de sa parole. Piaget n’écoute pas l’enfant, il écoute sa propre recherche, il cherche à valider sa théorie de la communication et de la construction de l’intelligence. L’enfant est l’objet de  sa recherche. Que fait Piaget du transfert. Car il y a du transfert forcément avec les enfants. Il l’écarte, il l’ignore. « Une dernière question que l’on peut se poser à propos de nos expériences est celle-ci : jusqu’à quel point les enfants cherchent-ils à être objectifs quand ils parlent entre eux ? ». Je cite encore : « Ces questions ont été recueillies au cours d’entretiens journaliers […], l’enfant disait ce qu’il voulait… l’enfant s’est retrouvé dans une atmosphère parfaitement naturelle. En outre chose importante, il ne s’est jamais douté que l’on notait ses
questions, Melle Veilh avait toute la confiance de l’enfant… ». Piaget en bon pédagogue explique comment on intéresse des enfants à l’expérience : « On s’arrange à leur présenter la chose comme un amusement ou un concours ».
Écoutons plutôt sa manière de présenter une expérience à un enfant, de raconter un mythe, de décrire une expérience pour que l’enfant la « communique » à son tour :
« Tu sais bien raconter les histoires ? Et bien, on va envoyer ton camarade derrière la porte. Pendant ce temps, on va te raconter une histoire. Tu écouteras bien. Quand tu auras bien écouté on fera revenir ton camarade, et tu vas lui raconter toi-même l’histoire. On verra si tu sais bien raconter ou s’il sait mieux que toi. Tu comprends ? Tu écouteras bien
et tu raconteras ensuite la même chose… » .
L’histoire de Niobé selon Piaget.
« Il y avait une fois une dame qui s’appelait Niobé et qui avait 12 fils et 12 filles. Elle a rencontré une fée qui n’avait qu’un fils et point de filles. Alors la dame s’est moquée de la fée parce que la fée n’avait qu’un garçon. La fée alors s’est fâchée et a attaché
la dame à un rocher. La dame a pleuré pendant 10 ans. A la fin, elle a été changée en rocher et ses larmes ont fait un ruisseau qui coule encore aujourd’hui ».
Pour plus de précisions voici l’histoire de Niobé d’après le dictionnaire de la mythologie de Pierre Grimal :

« En fait il y a deux histoires pour ce mythe. Niobé fille du premier homme est la première femme mortelle, la mère des vivants.
Pour la deuxième. Niobé est la fille de Tantale et la soeur de Pélops. Elle épouse Amphion et lui donna sept fils et sept filles . Dans la tradition homérique, il est question de douze enfants, six fils et six filles. Dans la tradition tragique, il est question de dix
fils et dix filles. Pour Hérodote d’héraclée, il y a deux fils et trois filles. Heureuse et fière de ses enfants, Niobé déclare un jour qu’elle est supérieure à Léto qui elle n’a eu qu’un fils et une fille, (mère d’Apollon et d’Artémis). La déesse l’entendit, se sentit offensée et demanda à Apollon et Artémis de la venger. Ce que firent les deux divinités, qui tuèrent les jeunes gens de leurs flèches. Artémis tua les filles, Apollon les garçons. Deux seulement furent sauvées, un garçon et une fille. Celle-ci, de la terreur que lui avait provoquée la mort de ses frères et de ses soeurs devint pâle et prit le nom de Chloris.
Dans la version de la légende telle que racontée dans l’Iliade, les enfants de Niobé demeurèrent sans sépulture pendant 10 jours, le onzième, les dieux les enterrèrent eux-mêmes. Dans la version plus récente, Niobé, dans sa douleur, s’enfuit auprès de son
père Tantale, à Sipylos, où elle fut transformée en rocher par les dieux. Mais ses yeux continuèrent de pleurer, et l’on montrait la roche qu’avait été autrefois Niobé et d’où coulait une source ».
Le robinet de Piaget :
« 1 Tu vois ça ces deux dessins c’est un robinet.
2 Tu vois ça, c’est les branches du robinet.
3 Pour les faire tourner tu vois, on fait comme ça.
4 tu vois là (dessin I) quand les branches sont ouvertes comme ça (gestes), le canal est
ouvert. (L’appeler aussi le petit trou ou la porte).
5 L’eau coule alors, tu vois (dessin I montrer b).
6 Elle coule parce que le canal est ouvert.
7 Tu vois là (dessin II), quand les branches sont tournées (on montre…), le canal est aussi
fermé.
8 L’eau ne peut pas passer, tu vois, (montrer), C’est arrêté.
9 Elle ne peut pas couler (on montre) parce que le canal est fermé ».

Chaque étape ainsi numérotée fait l’objet d’un traitement statistique : bonne réponse, mauvaise réponse, pas de réponse etc…pour déterminer un « coefficient d’égocentrisme ».
« On lit à l’explicateur l’un des récits ou l’une des explications, sans avoir l’air de lire, en parlant de la manière la plus vivante possible ! L’explicateur fait ensuite son récit au reproducteur et celui-ci nous le reproduit à nous-même. »
Pour effectuer les cotations « Nous n’avons absolument pas tenu compte de la mémoire et des facteurs non essentiels à l’intelligence du récit » Niobé ne joue aucun rôle, une dame ou une fée c’est pareil etc… Piaget en donne la liste  que je ne reproduis pas.
On voit apparaître toute la méthode cognitiviste de l’étude des récits. C’est de la mécanique. Dans les cours de licence aujourd’hui, c’est à cela que nous avons à faire ! Tout cela devrait permettre à Piaget d’étudier la pensée égocentrique. Pour
Piaget, à une stimulation ou une consigne précise, l’enfant doit donner une réponse précise et ça ne marche pas toujours. C’est cet écart entre ce qui est attendu par lui et ce qui est dit qui mesure l’intelligence.

Pourquoi Piaget va-t-il chercher le mythe de Niobé pour en faire la pseudo histoire qu’il raconte eu égard à la valeur des mythes et au respect des auteurs ? Niobé n’a jamais été attachée à un rocher d’une part et d’autre part sous prétexte de se mettre à la
hauteur de l’esprit enfantin, est-il nécessaire de saccager les contes et mythes dont est issue notre culture ?
« Piaget ne peut pas saisir le gap qu’il désigne pourtant lui-même et c’est tout l’intérêt de ses travaux ». Il ne s’est pas posé la question de la cause d’une part et il n’a pas compris que quand l’enfant dit, il ne sait pas ce qu’il dit. Piaget met sur le même plan la cause, l’effet, le résultat. C’est sur la définition même de la cause que Piaget bute : il ne va pas au-delà de l’observation phénoménologique. La cause est inséparable du désir du sujet. Lacan explique : « Ça lui donne envie de faire pipi ». Le robinet comme cause, il ferme et « (…) grâce à lui, il peut remplir une cuvette sans qu’elle déborde ». Le robinet éveille des
désirs chez l’enfant. Pour Lacan, là où Piaget se fourvoie, c’est que la parole de l’enfant peut dire autre chose ou bien elle ne dit rien ou bien elle dit presque quelque chose. C’est comme s’il ne savait plus quelle case il devait cocher dans la grille de l’intelligence. C’est en cela que Lacan dit qu’il ne pose pas la bonne question. « L’essentiel de l’erreur est de croire que la parole a
essentiellement pour effet de communiquer, alors que l’effet du signifiant est de faire surgir dans le sujet la dimension du signifié », il ajoute « La pensée glisse et adhère à une position de la question qui est justement celle qui voile le phénomène ». Piaget navigue sur le flot de sa propre représentation.
Lacan résume : « Pour tout dire, les histoires inventées par Piaget ont ceci de commun avec celles de Binet, qu’elles reflètent la profonde méchanceté de toute position pédagogique ».
La recherche de Piaget évacue la place du sujet et la question de la cause trop réduite à sa place précédant l’effet alors qu’il ne s’agit que d’observer un résultat. Piaget reste figé dans le raisonnement hypothético-déductif. Pour lui, la réponse est juste ou fausse. Il ne se demande jamais pourquoi, pour quelles raisons l’enfant fait telle réponse, qu’est-ce qu’elle contient qui pourrait intéresser sa recherche. Quand il le fait, il le rapporte à un effet de maturation, à un inachèvement de la pensée. L’intelligence pour lui est une échelle d’adaptation à un environnement, échelle construite par lui pour ses besoins de chercheur avec l’idée qu’il sait et qu’il a la vérité puisqu’il se fonde sur les statistiques et les raisonnements mathématiques. Par exemple, dans l’expérience, Piaget ne parle pas de la cuvette, pourtant elle y est. Un enfant en parle et Piaget ne le relève pas.
Lacan remarque que l’un des enfants racontant « L’histoire de Niobé », fait surgir « (…) la dimension d’un rocher qui a une tache ». Là où Lacan relève l’intérêt que pourrait avoir cette parole de l’enfant, Piaget relève l’incompréhension de l’enfant qu’il
appelle assonance « tache-attachée »43. L’enfant aurait transformé toute l’histoire en bloc pour Piaget c’est parce que « la pensée de l’enfant est égocentrique ».
« Or ce que Piaget n’a pas vu, c’est que son explication à lui, du point de vue de quiconque, de quelque autre tiers, ça ne se comprend pas du tout ». La raison en est que Piaget suppose que l’enfant ne peut pas comprendre le langage adulte et donc que l’adulte « doit se mettre au niveau du soi-disant esprit de l’enfant » avec ce côté détestable du manque de précision, de rigueur dans les paroles et d’approximations laissant sous-entendre que de toute façon l’enfant n’y comprendra rien. C’est ce que nous pouvons lire dans la mise en scène de l’histoire à raconter, le robinet et la cuvette, ou L’histoire de Niobé.

La rigueur scientifique impose d’avoir une définition précise de la fonction de la cause, alors que la cause est « insaisissable »46. Lacan fait référence à la phénoménologie, à l’étude des traits et des phénomènes pour en montrer l’insuffisance quant à expliquer la cause.
Que ce soit avec l’expérience du robinet, avec Niobé ou les autres histoires, quelque chose échappe à Piaget de la subjectivité de l’enfant, réduisant ce dernier à une machine à communication qu’il faut éduquer selon ses règles. À aucun moment Piaget ne
suppose quelque chose du désir de l’enfant. À aucun moment il ne lui suppose un savoir.
Quoi de la subjectivité de l’enfant ? Lacan évoque la phobie du Petit Hans de Freud dans Les 5 psychanalyses. Piaget s’est intéressé un peu à la psychanalyse, il a bien quelques idées sur cette question mais il ne peut mettre en relation la question du robinet dans sa dimension phallique et le robinet de la baignoire. Il rejette d’un bloc tout ce qui concerne la question oedipienne de l’enfant pensant qu’il peut y avoir une construction de la pensée chez l’enfant complètement indépendante de tout ce qui relèverait de la subjectivité de l’enfant.
Lacan dit : « Ce que j’entends souligner, ce n’est pas que Piaget omette ces éléments d’expérience, qu’aussi bien, très informé des choses analytiques, il n’ignore pas, c’est qu’il ne voit pas le rapport des relations que nous appelons, nous, complexuelles, avec toute constitution originelle de cette fonction de la cause qu’il prétend interroger ».
Le savoir que construit l’enfant à partir de son expérience subjective est sans commune mesure avec ce que Piaget essaie de repérer au niveau de l’acquisition des connaissances. La pédagogie peut être méchante en ce sens que non seulement elle freine ou pervertit le désir de l’enfant à construire son savoir, mais aussi elle entrave sa démarche par le formatage et la mise sous boisseau du sujet. Piaget est donc bien l’ancêtre des cognitivistes et des comportementalistes.
Résister au carcan normatif et réducteur, voilà ce que nous pointe Lacan en rappelant que cela passe par l’éthique de la parole du sujet de l’inconscient, dans l’exigence, le sérieux et la responsabilité de chacun quand il reçoit un enfant et accorde de l’attention à ses dires singuliers.