Eloge d’un pèlerin en écriture : Vassili Golovanov

Eloge d’un pèlerin en écriture : Vassili  Golovanov

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Le 13 novembre 2014.

« Il y aurait là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle… » non pas W, mais Kolgouev.
Ile mythique ou réelle ? Contrairement à W, Kolgouev figure bien sur les cartes géographiques, elle se situe au nord de la Russie, dans le sud-est de la mer de Barents (très précisément par 69°01’00″N et 49°22’00 »!), et fait partie du district autonome de Nénétsie. Mais elle est aussi, maintenant, inscrite, écrite dans un autre espace, celui de la littérature, elle appartient  à l’univers littéraire. Et c’est autant à un voyage dans l’Extrême Nord qu’à travers les mots que nous invite Golovanov, l’auteur de « Eloge des voyages insensés »(1). Un voyage ? Oui, mais insensé, une expérience plutôt, et qui nous concerne, nous les praticiens de l’expérience analytique, cet autre cheminement, insensé, à travers les mots et par les mots.
Car le voyage à Kolgouev n’est pas (qu’)un récit de voyage, de la même façon que Moby Dick n’est pas (qu’)une histoire de chasse à la baleine.
Cette terre des confins que nous explorons avec Golovanov, elle est celle que l’auteur, depuis longtemps, s’était donné comme projet ou comme rêve d’aller explorer, un jour… et puis ce jour vint, comme une urgence subjective, une nécessité incontournable : le reste n’a plus d’importance. Il part donc, à la découverte de ces territoires inconnus, vers les mots qu’il ignore en lui.

« Quoi qu’on pense, le sol du monde d’où il venait n’était pas à ce point instable, mais il se raccrocha à la ligne, la ligne écrite. C’est elle qui le retint. Ecrire un mot, puis un autre. C’est ainsi qu’il connut les mots qui peuvent sauver… »(2)

Le résultat ? Une expérience, et un livre pour en  faire écriture, littoral.

« Le résultat du voyage de Trevor-Battye fut un livre. Donc, le mot, le verbe. Si je vous dis, Vatcheslav Kouzmitch, que le but de notre expédition, c’est le mot, cela vous aidera-t-il à mieux comprendre ? J’en doute. Je doute fort que vous connaissiez le rivage où le mot pousse comme la racine d’or – allez, vas-y, ne traîne pas, creuse, lave-la à grande eau, coupe-la et fais-la sécher… Je doute fort que vous connaissiez un monticule du haut duquel, dans un coffret, ancien de préférence, se dissimulerait à notre intention une telle somme d’inspiration qu’elle suffirait à des dizaines d’écrivains. Tout ça, ce sont des bêtises, mais soyons francs, vous aussi, n’êtes vous pas venus ici un jour à la recherche de ce qu’on ne peut expliquer de façon rationnelle à un étranger, que nous comprenons tous les deux et que nous désignons d’un seul et unique vocable : « L’Ile » ? Notre entreprise parait folle à bien des gens, et il faut avouer que ce jugement est parfaitement justifié. Parce qu’en comprendre les implications n’est pas donné à tout le monde. Ces condensations de significations multiples, ce minerai sémantique dont on tirera plus tard quelque chose de plus ou moins valable, encore faut-il les trouver ! Je n’ai qu’une idée vague de l’endroit où il faut chercher et de la façon de s’y prendre : le résultat dépendra sans doute du chemin suivi. Mais dire où ce précieux verbe va se glisser et apparaitre, dire ce qui le fera naître, j’en suis incapable. Une tempête se fracassant sur le rivage ? Le bois argenté de vieilles croix au-dessus de tombes fouillées par les renards bleus ? L’éloquence de la mort, les plaintes insensées des vivants ? Le soleil tournoyant tel un poisson dans l’immensité du ciel, l’argile grise ou l’empreinte d’un canon de fusil rouillé dans son étui funéraire de mousse verte ? A moins que ce ne soit un chant nenets psalmodié d’une voix rauque par un vieillard aux dents noircies, le cri d’un glèbe annonçant la pluie, celui d’une mouette annonçant la faim ou le grincement nocturne des planches du pont sous les pas d’un ivrogne tournant dans une ronde sans fin en quête d’une gorgée de feu qui lui échappe, cachée, dissimulée, enfouie dans les strates épaisses de la duperie et de la ladrerie humaine ? Ou encore nos propres pas, le poids de nos propres pas, notre propre respiration, chaude, haletante comme celle de vieux chevaux, notre sueur amère et le sel de cette sueur marquant nos vêtements ou bien nos yeux fermés comme ceux des morts ? Je ne sais pas. Personne ne sait. C’est pourquoi je ne peux rien dire de précis sur le but de notre expédition : il apparaitra lorsque tout ce qui va nous arriver, tout ce que nous allons vivre aura poli nos sentiments jusqu’à les rendre aussi limpides qu’un miroir. Vous saurez alors quel était notre but : un reflet. »(3)

Alors écoutons, regardons. Ecoutons la poésie de Golovanov, écoutons le chant de ces espaces, de ces histoires, de ces gens…regardons avec lui la toundra et les rivages de l’île, les éleveurs de rennes rassembler les animaux, le crépuscule sur les lacs.
Ce voyage, fragmenté en plusieurs périodes, en plusieurs écritures, c’est un voyage au bout de soi-même, dans un espace et un temps qui se trouvent feuilletés, différenciés par l’Histoire et les histoires qui ont façonné cette étrange contrée. L’histoire de la Russie, puis de l’union soviétique, l’histoire des Nenets et l’histoire des occidentaux : s’ils coïncident dans le même lieu, la même époque, ils n’habitent pas  la même temporalité ni le même espace. Et puis il y a aussi les souvenirs des explorateurs, des géographes et des artistes, qui ont abordé à différentes époques l’île, qui y ont attaché leur nom…et les traces des contrebandiers comme celles des vieux-croyants anonymes, morts dans des circonstances tragiques en quête d’une Jérusalem polaire…et encore les créatures souterraines, les Siirts, petits hommes – elfes qui vivaient dans leur monde parallèle et que les anciens Nenets savaient encore voir, entendre, mais qui ont mystérieusement disparu, livrant la toundra et son sous-sol au vide : leur départ a transformé ces terres que l’esprit ou les esprits ont abandonné en un désert glacé.

L’enchantement du monde a disparu, ce monde s’est désenchanté, et l’Eloge en est l’élégie, une tentative de faire le chant de ce qui n’est plus, sur fond d’absence.
Le temps des mythes, de l’histoire occidentalisée et le temps subjectif de l’auteur s’entremêlent.
Kolgouev apparait terre de déshérence, de déréliction : baraques de bois branlantes battues par les vents glacés, épaves sur les plages, ruines de civilisations, ruines et épaves d’êtres humains ravagés par l’alcoolisme, la pauvreté, le chômage, l’absence d’espoir et de rêves, sans mot, sans monde… pollution de la nature et dévastation psychique des hommes sont les confins de ce monde occidentalisé. On ne peut s’empêcher de songer à la sibériéthique qu’évoque ironiquement Lacan dans Lituraterre.
Le récit de voyage s’accompagne d’une  réflexion sur notre culture occidentale. Et au-delà, car bien plus que son parcours sur l’ile ou son parcours subjectif, et bien plus que simplement quelque chose qui tourne autour de l’histoire de ce lieu là qu’est Kolgouev, l’Eloge des voyages insensés  est l’écriture littorale de quelque chose qui nous concerne tous.

Mais le texte se fait aussi cantate, hymne à la beauté de cette nature âpre, à laquelle Vassili Golovanov accepte de se soumettre, faisant le pari (insensé) de l’épreuve physique, douloureuse que sera son parcours. Le corps tout entier y est impliqué : le froid, la fatigue, la faim, le découragement sont des compagnons de route tenaces et impitoyables. Occasion pour l’auteur d’observer ses réactions, celle de ses camarades nenets, de noter les différences culturelles aussi au niveau de ce qui parait pourtant le plus commun, le plus élémentaire : les besoins du corps. Ainsi,  le sommeil et sa privation.
« Toute la question est de savoir comment dormir ; et pourquoi. Si l’on réfléchit sérieusement aux liens entre l’espace et le temps, la nature profonde du rêve doit nécessairement faire partie de ces réflexions en tant que l’un des éléments déterminants de la culture. Le temps non orienté, le temps cyclique, suppose un rapport particulier au sommeil. Dans la nuit polaire, l’insomnie conduit immanquablement à la folie ; le sommeil devient alors une valeur essentielle. Il permet de franchir insensiblement les « élongations » du temps hivernal, de rassembler ses forces ; et, qui sait, de mener une vie parallèle passionnante, de se nourrir l’esprit de rêves, d’en accueillir les signes et les conseils. Alik avait raison : savoir dormir doit être accepté tel un don merveilleux, semblable aux innombrables dont de la nature que « l’humanité civilisée » a perdus. »(4)

Au détour de ses pas, de ses mots, ce sera, entre méditation et effort physique, contemplation et obstination, tout à coup l’éclair :

« L’important est d’avoir compris ce que je ne pouvais ni concevoir ni comprendre cette nuit-là : je croyais alors que tout commençait, que j’allais encore marcher dans la toundra et que cette nuit-là ne serait qu’une nuit parmi d’autres. Or, il se trouve que cette nuit dans la toundra, du coucher au lever du soleil, fut pour moi unique, un de ces « éclairs de vie » qui fondent toute une existence »(5)

Et Golovanov nous transmet et ce parcours, et ces mots :

« Tu as écrit un livre. Et c’est une double récompense : d’un côté, le livre est là, il existe, c’est un fait. De l’autre, il ne vit plus à l’intérieur de toi, il appartient au passé, comme un problème résolu…Tu es vide et libre. Comme le Tao. Tu comprends alors ce qu’est le bonheur- sortir du tunnel, retrouver ses forces, avoir tout dit, tout énoncé, avoir accompli le projet, être libéré.
Une mue. L’abandon d’une peau devenue trop étroite.
Une récompense à laquelle il n’y a rien à ajouter. »(6)

« Oui, je voulais partager le vide, et ce cadeau est plus généreux qu’il n’y parait. »(7)

Il nous donne à entendre la poésie, et le vide qui l’habite, qui la constitue, au fil des pas, au fil des mots, au fil des « ne…pas ».
« Peut-être, errant ainsi le long du rivage de cette mer froide, nous ouvrons-nous à l’éternité, nous aussi. En tout cas, nous atteignons l’espace. Il nous est donné comme une expérience de vie d’une incroyable intensité qui nous habitera jusqu’à la mort.
Maintenant, je comprends cela.
Je comprends que cette expérience fut plus importante que tout.
Il était peut-être inutile de l’écrire, car les mots deviennent des livres et contribuent eux aussi au « durcissement » du monde. Mais du point de vue de l’éternité, cela n’a pas vraiment d’importance. Nous avons simplement décidé d’éprouver quelque chose sur notre propre peau : le résultat a été curieux.
Ce livre n’aurait probablement eu aucune valeur s’il avait compté moins de pas que de mots. »(8)

Pas à pas, l’auteur franchit le pas du « pas de sens », et nous avec lui. Ecoutons-le…

Françoise DELBOS


(1) -« Eloge des voyages insensés », Vassili Golovanov, éditions Verdier, Paris 2008
(2) – Ib, p 89
(3) – Ib p 140
(4) – Ib, p 291
(5) – Ib..p298
(6) – Ib..p 145
(7) – Ib…p294
(8) – Ib…p 191