Nathalie CHANUT – Espace Clinique de Lyon, Mai 2016.
En 1912, Lou Andréas Salomé est autorisé à participer aux soirées du mercredi.
Dans une lettre du 1er octobre 1912, Freud lui écrit : « Quand vous viendrez à Vienne, nous nous efforcerons de vous rendre accessible le peu de ce qui, dans la psychanalyse, se laisse montrer et communiquer ». Freud pointe déjà la difficulté de la transmission de l’expérience analytique, difficulté qui traversera le siècle et qui viendra encore questionner associations et écoles…
C’est en 1902 qu’est créé le 1er groupe d’échanges et de travail autour de la psychanalyse, et dans les premiers temps, il regroupe 5 personnes (un cartel lacanien au temps de Freud ?!) : Freud, bien sûr, qui a rompu avec Fliess depuis un an et qui est assez isolé dans sa recherche, et quatre médecins, Adler, Kahane, Reitler et Stekel, l’initiateur de ce groupe, qui se réunit tous les mercredis chez Freud.
En 1906, le groupe s’agrandit et passe à 17 participants. C’est à partir de cette année que sont rédigés des comptes rendus, appelés « les minutes » par le secrétaire nommé par Freud, Otto Rank.
Ces rencontres hebdomadaires sont l’occasion pour Freud de présenter et de développer ses concepts, de discuter de méthodologie, de transmettre son œuvre. Les autres participants du groupe sont aussi au travail : il y a une obligation à faire une présentation, obligation qui se traduit par un tirage au sort dans une urne… Les débats sont ouverts à d’autres champs que ceux de la théorie psychanalytique en construction : la littérature, l’art en général, la philosophie sont aussi l’objet des discussions. Des études de cas sont aussi présentées et commentées.
Freud dirige le groupe, il est le « Herr Professor » de ces soirées. Il se montre exigeant dans les présentations (cohérence, style, précision dans les concepts…). En lien avec l’avancée de sa théorie, il donne des conseils, des directions à suivre et pose les premiers jalons de la place et de l’éthique du psychanalyste : « La technique analytique consiste à mettre en place un puissant transfert puis, tâche difficile, de résoudre ce transfert, de rendre le patient à nouveau indépendant »…ou cette autre remarque, sur le style : « Une présentation scrupuleuse mais ‘artistique’ comme celle de l’histoire de Dora, est la seule possibilité acceptable ».
Au fil des années, le fonctionnement de ce groupe va connaître des modifications et des innovations.
En septembre, Freud, qui se trouve à Rome, adresse un courrier à chaque membre du groupe, proposant de dissoudre la société du mercredi… pour la (re)fonder ensuite. Chaque membre doit se
positionner pour faire sa demande en adressant un courrier au secrétaire, O. Rank. Freud souhaite rendre sa liberté à chacun et donner la possibilité de choisir. Il propose même de dissoudre le groupe régulièrement. Cette ouverture permet à certains de faire des propositions pour le fonctionnement et le contenu du travail. Ces propositions constitueront le mémorandum…qui vise aussi à résoudre certaines tensions dans le groupe. Que trouve-t-on dans ce mémorandum :
– Plus d’injonction à parler…mais plutôt un engagement, une obligation morale.
– Compte rendu de lecture une fois par mois avec consultations de revues françaises et anglaises sur les maladies mentales et nerveuses et des présentations de lectures sur des disciplines comme la médecine, la sociologie, les lettres, la philosophie…
– Mise en place d’une bibliothèque.
– Si un membre est absent quatre fois de suite sans explication, il lui sera demandé s’il souhaite démissionner
– Des modalités d’admission qui restent les mêmes. C’est Freud en premier lieu qui accepte une candidature et qui la soumet aux autres participants, qui doivent accepter.
Cette organisation se mettra en place en 1908.
Après le congrès de Nuremberg en mars 1910 qui a vu la création de l’A.P.I. (Ass. Psychanalytique Internationale), Freud propose de transformer la société pour qu’elle devienne une section de cette Association nouvellement créée. La Société Psychanalytique de Vienne voit le jour en avril 1910. De nouveaux statuts et fonctions sont votés. Adler en devient le président. Le groupe s’installe dans un nouveau local (les réunions n’auront plus lieu chez Freud) ; une revue est créée, l’urne est abolie, les admissions sont votées à bulletin secret…
De ses premières années, on trouve dans les échanges l’enthousiasme de la nouveauté et de la découverte. Il y a chez les participants une curiosité, un désir de savoir, une ouverture vers d’autres disciplines. Ce désir n’est pas uniquement théorique, dans le groupe du mercredi, les participants sont aussi invités à parler d’eux, de leur intimité, de leur fantasme…en lien avec l’élaboration théorique… Cette participation et cet engagement fera office pour certains d’analyse personnelle.
Freud, dans sa proposition, donne au groupe la possibilité de la dissolution…qui réinterroge le désir et l’engagement de chacun.
Lacan dans son séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », lorsqu’il développe sur le transfert, voit en Freud le sujet supposé savoir, le seul, souligne-t-il… Cette position de l’analyste du côté du « un seul » constitue, poursuit-Lacan « le drame de l’organisation sociale, communautaire des psychanalystes ».
Ce « drame de l’organisation sociale de la psychanalyse », ce sera notamment, l’histoire entre Freud et Jung. Freud, très vite, a le désir que la psychanalyse se diffuse et sorte du cercle viennois. L’équipe du Pr Bleuler de la clinique suisse du Burghölzli, offre cette possibilité à Freud et à sa psychanalyse.
C’est notamment en Jung, psychiatre assistant de Bleuler, que Freud voit celui qui pourrait lui « succéder ». Entre Freud et Jung, une relation s’instaure de maître à élève, de père à fils, d’amour… le transfert est là. Jung sera nommé 1er président de l’IPA à sa création en 1910. Jung ne se montrera pas à la hauteur des attentes de Freud?).
Freud peut se montrer impitoyable envers ceux qui « sortent » de son discours…position de maître certes critiquable… Mais il faut peut-être voir dans cette inflexibilité…celle de son désir que sa création, la psychanalyse, ne soit pas dévoyée face aux attaques, aux résistances conscientes et inconscientes. Contre Adler, contre Jung, il n’est pas question de céder sur l’étiologie sexuelle de la névrose, ni que la psychanalyse soit réduite au biologique. Freud tient sur cette position et ne veut pas que la psychanalyse devienne une annexe de la médecine et de la psychiatrie. Il maintiendra toute sa vie cette position qu’il réaffirmera dans « la question de l’analyse profane.
Il y a certes Freud qui défend ses positions, une certaine éthique. Il s’en explique dans « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » en 1914, où il justifie les évictions d’Adler et de Jung. Mais il y a aussi les différentes manœuvres de ses disciples que le transfert à l’œuvre sur la personne de Freud, est aussi au cœur des conflits. C’est dans les différentes correspondances de Freud avec ses disciples que l’on voit que l’engagement envers la psychanalyse et envers la personne de Freud sont totalement liés. François Roustang dans son livre « Un destin si funeste » souligne cette contradiction de la psychanalyse : La psychanalyse vise à résoudre le transfert…mais l’enseignement de la psychanalyse tente de maintenir ce transfert.
En marge de la création de l’IPA, en 1912, Ernest Jones propose de former un petit groupe, le « comité secret », qui réunira, selon le choix de Freud, Rank, Ferenczi, Abraham, Jones et Sachs. Tous s’analysent mutuellement…selon ce qu’on nommerait maintenant une analyse sauvage. Sur le plan institutionnel, avec la 1ère guerre mondiale, la présence de la psychanalyse se renforce dans le social avec les nouvelles théories de Freud sur le traumatisme de guerre. Aussi, Freud prône « une psychothérapie populaire » qui s’adresserait à des personnes démunies.
En 1920 est fondée la polyclinique de Berlin. C’est au sein de cette polyclinique, qu’une commission d’enseignement de la psychanalyse va être créée en 1923 visant à former la nouvelle génération de psychanalystes.
Avant cela, comment devient-on analyste ?
Avant donc la création de l’institut de Berlin en 1923, il semble que ce soit le désir du sujet qui guide le devenir analyste. Et ce désir se manifeste dans l’intérêt porté à la psychanalyse, le travail…suffisent pour pratiquer la psychanalyse…comme on l’a vu dans les soirées du mercredi. A côté de cela, Freud a analysé bon nombre de ses élèves et des personnes de son entourage.
Freud ne se montre pas dogmatique sur ce point. Quand Bernfeld, un de ses disciples qui souhaitait s’installer à Vienne, lui demande s’il doit entreprendre une analyse didactique comme il était conseillé, celui-ci lui répond : « C’est absurde. Allez-y. Vous allez certainement avoir des difficultés. On verra à ce moment-là ce qu’on fait pour vous tirer d’embarras ». On voit là un certain mouvement : du désir d’être analyste qui mène à la pratique…puis au contrôle.
Avec l’instauration de l’institut de Berlin et de la formation des analystes, le mouvement tend à s’inverser avec la mise en place par la commission d’un programme d’enseignement complet.
Pour être admis à l’institut, il faut d’abord passer une sélection de trois entretiens préliminaires. Ensuite, le candidat effectue une analyse didactique de 6 mois au moins et bénéficie par la suite d’une formation théorique. Après deux semestres d’enseignement, le « candidat analyste » réalise un stage à mi-temps pendant deux ans au mois, avec supervision. A l’issue de cette formation et sous réserve d’acceptation, les candidats pouvaient exercer comme psychanalyste.
C’est à cette l’époque de la création de l’institut de formation, que la maladie de Freud est annoncée. D’après Bernfeld, cette annonce va attiser les rivalités entre les membres du comité secret…et notamment autour de la question de la formation des analystes. D’un côté, Ferenczi et Rank défendent l’idée que l’expérience personnelle est la seule formation possible de l’analyste. Les « Berlinois » (Jones, Sachs, Ettington) défendent l’uniformisation de la formation théorique des candidats médecins.
Dans ce conflit, Freud ne prendra pas vraiment partie…
Cette crise va amener Otto Rank à quitter le comité et Vienne pour rejoindre le France puis les Etats-Unis, où il mènera une carrière en dehors de la psychanalyse freudienne.
C’est Anne Freud qui occupera le place laissée par Rank au sein du comité…In fine, ce sera elle l’héritière de Freud père et qui le représentera dans les instances quand il s’éloignera de la vie publique.
La dissolution du comité sera effective en 1927 et la formation conçue par l’institut et Berlin s’imposera à tous les candidats psychanalystes.
De ces années, on voit que Freud, bien qu’il ait défendu un certain mode de transmission de la psychanalyse qui conjugue une mise au travail à la fois conceptuelle et personnelle, il n’est pas sorti du modèle de transmission de maître à élève. Peut-être cette impossibilité est à mettre sur le compte de l’époque et d’un mode de relations généalogiques encore prégnant…et d’une conception analytique encore en devenir ? Et du côté des élèves, des disciples ?… Leur voix semble difficile à tracer si ce n’est celle de la rupture et de la dissidence ou celle de la fidélité à Freud.
C’est à une conception technique d’une formation professionnelle du psychanalyste que Lacan va s’opposer en 1964, en rompant avec la société psychanalytique de Paris (affiliée à l’IPA) en créant l’Ecole Freudienne de Paris.
Dans son acte de fondation, il re-met (je dis remettre car n’était pas exclue dans les premières années freudiennes) au cœur de la formation, le désir de l’analyste, mettant en pratique ce qu’il avait théorisé dans le séminaire « L’éthique de la psychanalyse » en 1959/1960.
Pour s’engager dans l’école, Lacan propose deux accès : s’engager dans un groupe constitué par choix mutuel, le cartel, constitué de 3 à 5 personnes plus une. Le libre choix est au cœur du dispositif : choix de son objet de travail, du rythme des réunions…
Deuxième voie : Les candidats qui souhaitent s’engager pour quelque projet que ce soit, seront reçus par un comité d’accueil, le cardo (« gond » en latin).
La psychanalyse didactique est maintenue mais ceux qui l’entreprenne, nous dit Lacan, le font de leur chef et de leur choix. L’invention du cartel rompt avec le modèle de transmission de maître à élève : le désir est au travail pour chacun…et se construit à plusieurs…une manière peut-être de limiter le drame du « un seul » et de sortir de l’impasse du transfert.
