14 Février 2009
J’ai choisi d’intervenir sous le titre « Vive le symptôme » sans avoir d’idée bien arrêtée sur ce que j’allais aborder. J’étais par exemple bien loin de me douter que j’en viendrais à m’intéresser à la botanique et aux botanistes. J’ai choisi ce titre parce que j’ai une grande inclination pour la conception tardive du symptôme dans l’enseignement de Lacan, conception dont je me fais volontiers le propagandiste. Elle me parait être en effet un puissant outil pour contrer la montée de la barbarie postmoderne dans sa visée procustéenne de promotion de la norme. Lorsqu’elle a préparé le programme, Patricia Léon a pris soin de vérifier : était-ce bien de symptôme et non de sinthome que je voulais parler ? Et elle avait raison : c’est bien au sinthome que je me réfère. Mais j’ai préféré le terme plus courant de symptôme car je crois éminemment problématique qu’un parlêtre puisse soutenir son existence au monde sans que R, S et I soient noués, c’est à dire sans le concours d’un quatrième rond, sans sinthome. Celui-ci est bien souvent dans le même rapport au symptôme que celui de la sculpture au matériau brut que travaille l’artiste et peut alors être dégagé de sa gangue symptomatique par l’épuisement du sens auquel conduit une analyse menée à son terme. Mais il peut aussi s’avérer d’emblée dans son efficacité native, comme Lacan le montre pour Joyce.
Mon point de départ est double. Il y a d’abord l’invitation de Patricia Leon qui m’a proposé de tenter une lecture du cas Schreber à partir des avancées de Lacan sur Joyce. Puis, dans son propos introductif, Pierre Bruno a rapporté à mon intervention de l’an dernier le choix du thème de travail de cette année. De cette intervention, il ajoutait, c’est ainsi que cela m’a été rapporté, qu’elle remettait en cause la forclusion du Nom-du-Père, propos qui donne en quelque sorte son cadre à l’invitation de Patricia.
En effet, l’an dernier, je m’étais essayé à une lecture croisée des séminaires III et XXIII de Lacan pour avancer l’hypothèse suivante. Si l’on considère le nœud, celui dont se soutient le sujet, où un quatrième rond, Nom-du-Père ou symptôme, vient nouer de façon borroméenne Réel Symbolique et Imaginaire par ailleurs disjoints, ne peut-on considérer que la fin de l’analyse puisse passer par une rupture transitoire de ce nouage ? Je tentais par-là de rendre compte de ce saut que constitue la passe par lequel Lacan caractérise le passage du psychanalysant au psychanalyste, saut dont il souligne que tout est fait dans l’ordination de la psychanalyse, non seulement pour dissimuler que c’est un saut mais pour que toute exploration, toute interrogation à son sujet n’ait pas lieu(1) . Je concluais alors par la question suivante :
Peut-être y aurait-il une piste à explorer qui ferait de la rencontre de ce point de rupture, d’un temps, fut-il fugace, de déliaison RSI, un autre mode de vérification de la solution de continuité que constitue la passe, aux côtés de la sempiternelle traversée du fantasme.
A la suite de mon intervention, une bonne demi-douzaine de collègues sont venus spontanément me faire part de leur expérience de moments troublés à la fin de leur cure, en évoquant, sans grande précision, des moments de dépersonnalisation, l’irruption de phénomènes psychosomatiques ou, plus classiquement, des épisodes maniaco-dépressifs marqués. Mais tous m’ont avoué être restés très discrets sur ces questions, notamment ceux qui étaient passés par le dispositif de la passe. Martine Noël a pris quant à elle le risque d’en dire plus dans le témoignage de passe qu’elle a présenté lors de la rencontre organisée à Lyon le 2 avril 2006. Je la cite : « Le déclenchement d’un PPS a signé un échec de la réponse phallique. […] le Nom du Père ne suffisant plus à couvrir le père réel, il y a eu dénouage des registres imaginaire, réel et symbolique. C’est là qu’est apparu le PPS. […] Ce dernier est un message d’échec et de désespoir, un message sans adresse, du moins ne trouvant plus d’adresse dans l’Autre. Ai-je traversé un moment où le Nom du Père a été forclos ? »(2)
Je me propose de revenir sur cette question de la remise en cause du Nom du Père, ce qui m’amènera à remonter aux origines historiques de la partition entre névrose et psychose ; puis je m’attellerai à l’exercice auquel Patricia m’a convié dont on mesure aisément la difficulté. Le Séminaire III traite de la logique structurale d’une psychose déclenchée, celle de Schreber, pour interroger les conditions de possibilité de son traitement par la psychanalyse, alors que 20 ans plus tard, Lacan – même s’il ne le l’affirme pas explicitement – ne fait pas grand mystère de la position psychotique de Joyce, mais considère que celui-ci n’a rien à attendre de la psychanalyse, ayant trouvé par lui-même un savoir y faire avec son symptôme à la hauteur de ce que l’on peut en attendre de mieux.
De nos jours, remise en cause prend un sens assez radical dans lequel je ne me reconnais pas. Quand on parle de remise en cause d’un acquis social, par exemple, on signifie sa suppression pure et simple. Mais dans son sens premier remettre en cause, c’est remettre en question, ré interroger. C’est à cette sorte de remise en cause de la forclusion du Nom du Père que je me suis livré l’an dernier, laquelle, je le souligne, n’est en rien incompatible avec son usage dans la pratique clinique.
Il n’est pour autant pas contestable que ma proposition subvertit la conception d’une répartition intangible des êtres parlant en classes, fondée sur la logique rigoureuse d’un tout ou rien ; ou il y a ou il n’y a pas ; ou le nom du père est en fonction – et il l’est alors de façon définitive ou il n’est pas en fonction. Bien sûr, il est tout à fait impossible qu’il y ait et qu’il n’y ait pas. Mais Lacan ne nous a-t-il pas enseigné que ce type d’impossible est la marque du réel ? On trouve aussi ce type de paradoxe dans la physique quantique qui fait coexister des théories aussi contradictoires que celles de la nature à la fois corpusculaire et ondulatoire de la lumière. A cet égard, j’ai relevé ce bon mot de Lacan donné en réponse à une interpellation sur le propos qu’il avait tenu à Yale dans lequel il se disait psychotique : « Oui, enfin j’essaie de l’être le moins possible […]. Si j’étais plus psychotique, je serais sans doute meilleur analyste(3) . »
Tout bien pesé, ce que je remets en cause, ce n’est pas tant le concept de forclusion que la conception d’une classification rigide à laquelle elle sert de balise, pour laquelle j’éprouve une forte aversion et que je considère subvertie par la clinique borroméenne. Je crois salutaire de ne jamais oublier que les concepts ne sont que des fictions, toujours inadéquates au réel dont ils tentent de rendre compte. Tout ce qui porte à la naturalisation d’une classification reposant sur un formalisme théorique présente au moins deux effets détestables. Cela conduit à une objectivation du sujet dont résulte l’instauration ou le renforcement de processus de ségrégation. Cela conduit par ailleurs, à l’indexation du sujet, à sa fixation sous un signifiant, à un effacement de sa singularité par son intégration dans une classe et à sa déresponsabilisation quant aux conséquences à tirer de sa prise de position dans la structure.
Cette objectivation prend à l’occasion des formes répugnantes. On en a eu un exemple à la fin de l’année dernière, lorsque la presse unanime désignait un malade sorti sans autorisation de l’hôpital Edouard-Toulouse dans des termes d’une grande obscénité : le schizophrène échappé, le schizophrène mis en garde à vue, etc., préparant l’opinion à une entreprise sans précédent de criminalisation de la maladie mentale.
Mais enfin, au-delà de cet exemple extrême, il faut bien convenir que mettre les sujets dans une case, certes c’est très rassurant, c’est confortable, mais que ça emporte une forme de défense contre le réel du symptôme, contre l’irréductible de sa singularité, dont je crois indispensable de se déprendre pour laisser libre cours au déploiement de son effet révolutionnaire(4) .
Ces considérations m’ont amené à m’interroger sur les origines historiques de la passion de la classification en catégories bien distinctes qui anime la science moderne et que l’on retrouve dans la nosographie psychiatrique ou dans la partition entre névrose et psychose. Celle-ci s’est bien sûr trouvée profondément remaniée par l’approche structurale de Lacan, qui n’est de ce fait pas à proprement parler une nosographie car elle implique, comme le dit très bien Erik Porge(5) , que tout sujet est normal dans sa structure. Mais elle reste marquée par l’empreinte de la passion classificatrice qui oriente toute psychopathologie et qui fait l’objet d’une radicalisation pulvérulente dans le DSM. Je citerai à titre d’exemple cette phrase de Freud de 1937 qui témoigne, tout en la relativisant, de cette visée originelle de distinction du normal et du pathologique : « « Toute personne normale n’est en fait que moyennement normale, son moi se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure … »(6) .
La première initiative de grande ampleur de classification systématique remonte au siècle des lumières avec les travaux du fondateur de la taxonomie moderne, Carl von Linné. Ce savant suédois, médecin et botaniste né au début du XVIII° siècle est l’inventeur d’une méthode rigoureuse de classification des espèces en strates successives (règne → embranchement → classe → ordre → famille → genre → espèce), classification fondée, cela mérite d’être relevé, sur l’observation des organes génitaux des végétaux. Linné compte parmi les plus grands nomenclateurs de l’humanité, ayant nommé par lui-même un nombre considérable d’espèces végétales et animales. Sa classification, dite fixiste, fondée sur l’hypothèse d’une immuabilité des espèces depuis la Genèse, a dû être révisée plusieurs fois pour fonder une systématique pragmatique intégrant les avancées de nouvelles disciplines scientifiques – génétique ou théorie de l’évolution, par exemple. Mais les principes linnéens de nomination par le genre et l’espèce prévalent encore aujourd’hui.
Linné a entretenu une correspondance et des échanges scientifiques assidus avec le Français François Boissier de Sauvages de la Croix, médecin et botaniste comme lui, fondateur de la nosologie moderne, c’est-à-dire de la science de classification des maladies. Il ordonne ainsi méthodiquement 2 400 maladies en classes, ordres, genres et espèces sur le modèle proposé pour les plantes par le Suédois. Dans la huitième classe, après les maladies générales, apparaissent les maladies psychiatriques. Auguste Pinel s’en inspirera à la fin du XVIII° siècle pour l’établissement de sa nosographie philosophique qui donnera naissance aux catégorisations de la psychiatrie classique. On retrouve également l’influence du botaniste Linné aussi bien sur Kraepelin, qui se piquait de systématique, que sur Freud, ce dont on trouve la trace dans le rêve de la monographie botanique.
Linné est un personnage qui mérite qu’on s’y attarde et c’est non sans surprise que j’ai découvert que son histoire croise aussi celle de la famille Schreber. Il est tout à fait remarquable qu’il ait été le premier de sa lignée à recevoir un nom patronymique. En effet, en Suède la tradition prévalait jusqu’au XVIII° siècle d’être désigné par son prénom et du prénom du père suivi de son, fils de. Ainsi, le père de Linné fut baptisé Nils Ingermarson, Nils fils d’Ingemar donc, mais c’est en réponse aux exigences administratives de l’Université de Lund où il souhaitait engager des études qu’il eut à se choisir un nom patronymique, de s’auto nommer, en choisissant Linnaeus, nom dérivé de Lind qui veut dire tilleul en suédois. Ce nom, il le transmit à son fils, qui échappa ainsi à l’appellation de Carl Nilson pour devenir Carl Linnaeus, transformé après son anoblissement en 1762 en Carl von Linné.
C’est donc aux débuts du XVIII° siècle, période dont Marie-Jean Sauret(7) note qu’elle se caractérise par la conjonction de l’apparition de l’amour parental, notamment maternel, de l’invention de la famille patriarcale et de l’avènement de la science moderne et de la névrose, que se développe concomitamment la transmission patrilinéaire du nom et une passion classificatrice que l’on pourrait rapporter à l’expression de la subjectivité d’une époque.
La question sous-jacente à ma remise en cause du Nom-du-Père est la suivante : en sommes nous encore là ?
« Les dessous de la culture américaine sont véritablement des abîmes : les hommes sont devenus un troupeau de moutons et les femmes jouent au loups féroces [ … ]. Je me demande s’il y a jamais eu au monde des conditions de culture semblables. Je ne crois vraiment pas(8) ». Cette phrase extraite de la correspondance entre Freud et Jung date de 1909. Ecrite il y a tout juste cent ans, trente ans avant les Complexes familiaux dans lesquels Lacan fait le constat du déclin des figures de l’autorité(9) , elle permet de mieux mesurer la profondeur temporelle des mutations qui affectent les conditions d’émergence de la subjectivité contemporaine. Et c’est un fait vérifiable aujourd’hui que la figure autoritaire du pater familias, telle qu’elle prévalait encore au milieu du siècle dernier, est devenue pour la plupart des enfants de notre époque une abstraction difficilement représentable.
La question des incidences cliniques de ces évolutions ou, pour le dire autrement, de la dépendance de la subjectivité à l’état de la culture, fait l’objet d’un débat où on trouve toute une palette de positions différenciées. En les caricaturant on peut distinguer trois tendances : il y a la mouvance réactionnaire, qui prône le retour aux valeurs et la restauration du père ; il y a les fixistes, qui considèrent que le psychanalyste n’a pas à faire de la sociologie et que la clinique analytique n’est en rien affectée par l’évolution des formes de la culture ; il y a enfin les stratèges opportunistes, ceux qui tentent de rapporter à ces évolutions l’émergence de nouveaux symptômes pour complaire au maître moderne et s’accommoder de facto de l’éclatement de la clinique promue par le DSM. D’un côté, Lacan pour sa part dénonce et tourne en ridicule les spéculations sur la fonction du père de la réalité dans la normalisation œdipienne – est-il trop méchant, est-il trop gentil(10) ? De l’autre, il s’attache à cerner les caractéristiques des pères de Schreber et de Joyce pour les mettre en rapport avec leur position dans la structure. Mais enfin, et quel que soit le sort que l’on fait à l’expression « choix de la structure », de deux choses l’une : soit on rapporte l’incidence de la psychose à des causes constitutionnelles, génétiques par exemple, soit on admet qu’elle puisse trouver ses déterminations dans la réponse singulière d’un parlêtre aux conditions familiales et sociales de construction subjective qu’il rencontre dans sa prime enfance.
C’est donc au titre de contribution à ce débat que j’avais proposé l’an dernier de mettre en question la permanence du Nom –du- Père et avancé l’hypothèse du caractère labile de sa mise en fonction comme caractéristique de la subjectivité névrotique contemporaine.
Pour poursuivre dans cette veine, je me propose cette année d’explorer ce qu’il en est de ce point de vue si l’on considère les cas des psychoses avérées de Schreber et de Joyce. A quel environnement familial et social, à quels pères ont-ils eu chacun eu affaire ?
On trouve dans diverses sources beaucoup de détails sur la remarquable famille Schreber avec une généalogie qui remonte jusqu’au au XV° siècle(11) . Depuis le XVII° siècle la lignée paternelle voit se succéder une série d’éminents lettrés qui ont connu une grande notoriété et marqué l’histoire intellectuelle de leur époque. On note successivement Johannes David, Directeur d’école, puis Daniel Gottfried, juriste et économiste, né aux débuts du XVIII° siècle, qui ira suivre l’enseignement de Linné à Upsalla. Vient ensuite Daniel Gottfried, le grand-père du Président, juriste également, dont le demi-frère, Johann Christian Daniel, naturaliste, fut le traducteur de Linné en Allemagne. Puis vient enfin le père du Président, Daniel Gottlieb Moritz, médecin, directeur de clinique et célèbre éducateur, qui donnera son nom aux Schrebergarten, qui désignent encore aujourd’hui les jardins familiaux en Allemagne.
Dans la question préliminaire, Lacan fait un sort à ce père en soulignant les effets fréquemment ravageants de la figure paternelle « dans les cas où le père à réellement la fonction de législateur ou s’en prévaut, qu’il soit en fait de ceux qui font les lois ou qu’il se pose en pilier de la foi, en parangon de l’intégrité ou de la dévotion, en vertueux ou en virtuose […], tous idéaux qui ne lui offrent que trop d’occasions d’être en posture de démérite, d’insuffisance, voire de fraude, et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant. »(12)
Bien différente est la généalogie de James Joyce dont on trouve quelques repères dans la biographie de Richard Ellman.(13) A la jointure des XVIII° et XIX° siècle vit le trisaïeul, Georges Joyce, riche propriétaire foncier. Vient ensuite James l’arrière-grand-père, qui s’associe avec son fils James-Augustin pour mener différentes affaires qu’ils conduisent systématiquement à la banqueroute. James-Augustin, le grand-père, s’en tire par un mariage avantageux, les biens de son épouse, née O’Connel, permettant d’assurer son aisance matérielle. Vient enfin le père, John. Après des études ratées, il hérite d’une rente de son grand-père maternel O’Connel qu’il dilapide rapidement, assure quelques emplois puis vit, après son mariage, d’hypothèques successives, onze en tout, jusqu’à épuisement de son patrimoine. Dans le Portait de l’artiste, Joyce tire aussi le portrait de son père : « étudiant en médecine, rameur, ténor, acteur amateur, politicien tonitruant, petit propriétaire, secrétaire, quelque chose dans une distillerie, percepteur, banqueroutier et présentement laudateur de son propre passé. »(14)
On le voit, tout oppose les pères de la lignée Schreber et ceux de la lignée Joyce, ces pères qui ont tout de même été pour quelque chose dans la détermination des rapports du juge et de l’écrivain au langage, rapports que Lacan caractérise de forclusion du Nom-du-Père pour le premier, de forclusion de fait pour l’autre. Si l’on considère l’évolution historique des figures de la paternité, il est manifeste qu’ils n’appartiennent pas au type de la même époque et que le père de Joyce est incomparablement plus proche du père inconsistant actuel que celui de Schreber, qui ressemble, lui, plutôt à une caricature de père des XVIII° et XIX° siècle.
Ne pourrait on alors s’interroger sur le rôle de l’écart entre ces deux figures paternelles dans la différenciation des formes de psychose dont sont affectés Schreber et Joyce : suradaptation ou déclenchement violent pour le premier, manifestations discrètes (par exemple dans l’épisode de la raclée évoquée dans le Portrait) et suppléance stable pour le deuxième.
Alors, mon hypothèse de l’an dernier pourrait être complétée de la façon suivante. Le déclin des figures de l’autorité et l’inconsistance croissante du père dans la post-modernité contemporaine aurait une double conséquence :
• d’une part une fragilisation du Nom du Père en tant qu’élément quart assurant le nouage borroméen des registres RSI, ouvrant la voie à de possibles mises en éclipse de sa fonction pour les sujets névrosés ;
• d’autre part une plus grande prévalence de formes de psychoses offrant une grande latitude au sujet pour la mise en place de solutions sinthomatiques, pour l’invention de savoir y faire avec la jouissance n’impliquant pas un déclenchement.
.
J’en arrive maintenant à la deuxième partie de mon propos pour tenter de cerner ce que l’on peut dire du cas Schreber à partir des enseignements du séminaire sur Joyce. Je le disais en préambule pour justifier mon titre, la conception du symptôme que l’on trouve à la fin de l’enseignement de Lacan permet une conception très extensive du symptôme. Il peut en effet désigner non pas le symbole d’un sens méconnu mais toute modalité singulière de traitement de la jouissance qui permet d’en limiter l’empan et d’assurer comme quatrième rond un nouage, fut-il précaire, des registres RSI. Il permet alors au sujet, qui en est le siège aussi bien que l’auteur, de soutenir son rapport au monde et de se maintenir dans un certain lien social. Cette modalité singulière n’est pas nécessairement constituée d’un trait unique mais de façon plus générale d’un appareillage hétéroclite de composants divers qui supportent le sujet.
Que peut-on dire de ce qu’il en de Schreber de ce point de vue, en deçà ou au-delà de la rupture du nœud dont témoigne ce que Lacan nomme mort du sujet.
Les travaux d’enquête et de compilation de documents publiés dans les années 1980 par le Néerlandais Han Israëls ont mis à jour tout un matériel, tant antérieur que postérieur à la deuxième hospitalisation, matériel qui est resté inaccessible à Freud et Lacan.
En ce qui concerne la période précédant la première hospitalisation, des éléments recueillis par cet auteur font état d’expertises psychiatriques attestant que Schreber présentait très tôt, c’est-à-dire dès l’époque de son mariage, des idées hypochondriaques(15) .
Freud(16) souligne que l’on trouve presque toujours des idées hypochondriaques associées à la paranoïa ou comme prodrome du déclenchement de la psychose paranoïaque. Pour autant, tout épisode hypochondriaque ne conduit pas nécessairement à cette issue comme le montre le cas de Schreber. Les moments de trouble hypochondriaque qu’il connait en 1877-1878, période qui voit le suicide de son frère en 1877, son mariage et le départ du domicile maternel qu’il n’avait, à 36 ans, encore jamais vraiment quitté, n’empêchent pas le développement fulgurant de sa carrière de juriste, jusqu’à sa candidature malheureuse au Reichstag, six ans plus tard. La clinique me porte à considérer que l’hypochondrie peut se présenter comme ultime recours lorsque vacille toute autre forme de nouage symptomatique, qu’en donnant un contenu, fusse-t-il imaginaire, à l’angoisse, elle constitue le dernier poste qui prémunit le sujet du basculement dans la psychose clinique. A certains égards, Freud le note également(17) , l’hypochondrie est dans le même rapport à la psychose que celui de la phobie à la névrose, l’angoisse se trouvant un correspondant imaginaire sur une partie du corps dans le premier cas, ce correspondant relevant du registre symbolique dans l’autre.
Lacan considère en 1956 que, comme les phénomènes psychosomatiques, les symptômes hypochondriaques sont des symptômes psychotiques en ceci qu’ils sont mobilisés sans intermédiaire, sans dialectique aucune, sans qu’aucune interprétation puisse marquer sa correspondance avec quelque chose qui soit du passé du sujet(18) .
L’échec de Schreber à l’élection au Reichstag en 1884 fut pour lui une rude épreuve et l’épisode hypochondriaque qui s’ensuivit sans doute sévère. Mais ce fut surtout l’occasion d’une très mauvaise rencontre, celle du professeur Flechsig. Celui-ci, en rapportant à une intoxication médicamenteuse la cause du malaise éprouvé par Schreber, le dépossédait tant du bénéfice de la fonction nouante de son symptôme que de la responsabilité de sa production, faisant par ailleurs, avec cette allégation de savoir, le lit de la position de persécuteur qui devait lui échoir. Dans ses mémoires, Schreber fait un sort à cette interprétation qu’il qualifie de pieux mensonge(19) tout en reconnaissant son rôle dans le rétablissement momentané de son état.
Je suis à cet égard en accord avec la thèse présentée ici par Michel Mesclier selon laquelle c’est bien au cours de cette première hospitalisation que se sont mises en place les conditions du déclenchement de la psychose, huit ans plus tard, en 1893. Mais l’expérience d’un mode d’accueil de la parole de sujets affectés d’hypochondrie, éclairé par de la clinique borroméenne, permet de vérifier qu’en certaines occurrences, ces troubles peuvent servir de fondement à la reconstruction d’un appareil symptomatique qui ne passe pas par un déclenchement.
Après la décision de 1902 de la cour d’appel de Dresde qui met fin à sa deuxième hospitalisation et le réintègre dans la plénitude de ses droits civils, Schreber quitte la clinique du Sonnenstein pour habiter un temps chez sa mère pour laquelle il se serait occupé de gestion immobilière. A cette époque, selon un neveu éloigné (20) il rendait des visites protocolaires pour annoncer à tout un chacun qu’il était guéri et le fait qu’il ait défendu lui-même le procès en mainlevée de sa tutelle faisait forte impression. Il semble également qu’il n’ait plus parlé de sa maladie et que ses manifestations résiduelles soient restées très discrètes.
L’année suivante, celle de la publication des Mémoires, Schreber rentre à Dresde auprès de son épouse et adopte légalement Fridoline, une jeune fille de treize ans qui témoignera ultérieurement de sa vie à cette époque. Schreber est membre actif d’un club d’échec, il joue du piano, il s’occupe de sa fille adoptive, il l’accompagne dans ses progrès scolaires et l’emmène en promenades et séjours de villégiatures. A l’occasion il rédige et présente des poèmes lors de cérémonies familiales ou officielles. Il suit de près la construction d’une nouvelle maison à Dresde.
Au point de départ de ce renouveau, il y a bien sûr la construction délirante à l’élucidation de laquelle Freud et Lacan à sa suite se sont attachés. Mais il y a aussi, et l’accent a peut-être été insuffisamment mis sur ce point, le travail d’écriture en tant que tel. Schreber précise à cet égard qu’à l’origine de la rédaction se ses mémoires, il n’avait pas en tête de les publier. L’idée de le faire ne lui est venue qu’à mesure de leur avancement(21) . C’est à dire que quelque chose d’une adresse possible s’est fait jour dans le cours même de l’écriture, dans le recours à la lettre comme trace d’un dépôt de jouissance et on peut former l’hypothèse que ce rapport à l’écrit a joué un rôle tout à fait déterminant dans son évolution. De ce point de vue on pourrait aussi dire qu’à l’instar de Joyce, Schreber est un écrivain, que c’est l’écriture de ses mémoires, puis la visée de leur publication, comme symptômes, qui ont ouvert la porte à son rétablissement dans le lien social.
Ainsi, posé sur les fondements de son délire, se construit tout un réseau d’habiletés sociales qui sont autant de modes de diversification et de consolidation sinthomatiques qui rendent le délire et les manifestations hallucinatoires moins prégnants, ses proches attestant qu’il ne parlait plus de sa maladie(22) .
Mais ces liens ne tiendront pas en raison de la rencontre fatale d’une triple conjoncture défavorable survenue cinq ans plus tard qui en sapent les fondements. En voici les grandes lignes.
Il y eut d’abord le décès de sa mère, le 14 mai 1907. Au-delà de la perte de cette mère dont il était resté très proche et à laquelle il avait fait appel en de nombreuses circonstances, il eut dès lors à gérer des conflits entre les Associations Schreber, celles qui développaient les jardins familiaux. La première de ces associations vit le jour en 1864, trois ans après la mort du père de Schreber, en se réclamant de ses principes d’éducation physique et en implantant d’abord un terrain de gymnastique appelé Schreberplatz puis les fameux jardins familiaux, les Schrebergärten. A partir de 1874, les associations Schreber se multiplient et se fédèrent, en associant divers membres de la famille à leurs activités en tant que membres honoraires. A son décès, Pauline, la mère de Schreber fait un legs aux associations dans un document mentionnant la principale de ces fédérations. Celle-ci conteste alors les prétentions des autres associations à une part de ce legs en contestant la fidélité de leur rapport à la mémoire de Moritz Schreber et en demandant son arbitrage au président, en tant que juriste et descendant direct de leur inspirateur. Une note du dossier médical de Schreber y fait référence « Après la mort de sa mère, il fit beaucoup de calculs se rapportant à de nombreux legs ; il se surmena quelque peu et dormit mal pendant plusieurs nuits »(23) . Cette même année, il fit paraître dans le bulletin des associations une déclaration alambiquée sur le sujet qui témoigne de son embarras devant l’impossibilité de répondre, ainsi qu’il y est convoqué, du nom du père.
C’est dans ce contexte déjà troublé que, le 14 novembre, sa femme est frappée d’une attaque d’apoplexie qui la laisse aphasique plusieurs jours. Très vite les hallucinations reprennent, il craint une rechute, son état empire et il donne pour consigne à sa fille adoptive de se tenir prête à prévenir le docteur pour qu’on vienne le chercher.(24) Treize jours plus tard, Schreber est interné à sa demande à la Clinique de Dözen près de Leipzig où il refuse, pour ne pas leur nuire, les visites de sa femme et de sa fille adoptive. Il décède lors de cette troisième et dernière hospitalisation, trois ans plus tard, après un épisode de dyspnée et d’insuffisance cardiaque.
La trajectoire de Schreber témoigne de la fragilité des appareils symptomatiques qu’il est à même de construire. Ceux-ci se trouvent compromis à la suite de son mariage puis de son échec en politique et il y répond à chaque fois par un symptôme hypochondriaque. Mais force est de le constater, la confrontation directe au vide creusé par la forclusion du Nom-du-Père reste un point de butée indépassable. En ce sens, on ne peut considérer que la façon dont Lacan la problématise dans les années cinquante se trouve dépassée par ses avancées sur le symptôme.
Pour autant, ces dernières, en permettant de concevoir des modalités de nouage singuliers faisant support du sujet sans le concours de ce signifiant particulier, mettent en lumière l’inconsistance de la catégorie des psychoses qui se trouve réunir des cas si différents et structurellement singuliers qu’ils ne sauraient en aucune façon être collectivisés.
L’émergence historique de la catégorie des psychoses ressortit dans une large mesure à la position névrocentrique du fondateur de la psychanalyse et à sa visée de sauver le père. Celles-ci l’ont amené à introduire, dans la continuité d’une tradition classificatrice propre à son époque et à partir de considérations psychopathologiques, une partition entre mise en fonction ou non du Nom-du-Père, frappant de façon indélébile les psychoses de la marque de la folie et de la désocialisation.
Celle-ci s’est trouvée renouvelée par l’approche structuraliste de Lacan, mais elle n’a pu se déprendre totalement de cette origine, en dépit des appels restés trop souvent incantatoires à ne pas considérer la psychose comme déficitaire. Comment pourrait-elle d’ailleurs se dégager totalement de cette conception puisqu’elle se trouve définie en rapport à la névrose par un défaut, celui de la mise en fonction du signifiant du Nom du Père ?
En pluralisant les modes de nouages borroméens par le symptôme – le Nom du Père se trouvant alors réduit à un cas particulier – Lacan ouvre la voie à une résolution de cette difficulté. Il est à cet égard significatif qu’il évite de répondre formellement à la question qu’il pose quant au diagnostic de structure dans son étude sur Joyce.
1 Lacan J. L’acte analytique, séance du 21 février 1968
2 Noël M., Passe à la création, APJL Lyon, 2 avril 2006, pp.83-87.
3Lacan J. Ornicar ? n°9, 1977, p13.
4 Lacan J., Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 381.
5 Porge E. Des fondements de la clinique psychanalytique, Eres, 2008, pp. 27 et sq.
6 Freud S. L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, Idées, problèmes II PUF, 1985, p. 250.
7 Sauret M-J L’effet révolutionnaire du symptôme, érès, 2008, p. 211.
8 Correspondance Freud Jung, Gallimard, lettre du 8 novembre 1909, vol 1, p. 340.
9 Lacan J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Autres Ecrits, Paris Le Seuil, 2001, p. 60
10 Lacan J. Le séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Seuil 1998, pp. 167-169.
11Anonyme, Une étude : la remarquable famille Schreber Scilicet n° 4, 1973, Seuil, pp. 287-321. Israëls Han Schreber, père et fils, Seuil, 1986. Devresse D., Israëls H., Quackelbeen J., Schreber inédit, Seuil, 1986.
12 Lacan J., Ecrits, Seuil, p. 579.
13 Ellmann R., Joyce, Gallimard 1987.
14 Joyce J., Portait de l’artiste en jeune homme, cité par Ellmann R., op. cit. p. 36.
15 Israëls H., Schreber père et fils, Seuil, 1986, p. 175
16 Freud S., Cinq psychanalyses, PUF, 1979, p. 303.
17 Freud S. ibid.
18 Lacan J. Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Seuil, 1981, p. 352-353.
19 Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Seuil, 1975, p. 45.
20 Israëls H., op. cit., p. 209.
21 Schreber D. P., op. cit. p. 9.
22 Israëls H., op. cit., p. 209.
23 Devreese D., Israëls H., Quackelbeen J., Schreber inédit, Seuil, 1986, p. 96.
24 Israëls H., op. cit., p. 224 et sq.
